La nouvelle de l’assassinat de Gilad Shaar, Naftali Frenkel et Eyal Yifrah m’a assommé. Elle m’a laissé 48 heures sans presque pouvoir parler, sans être capable d’écrire une phrase. Mais comment des types ont-ils pu faire ça ? Comment ont-ils pu tirer sur ces trois adolescents ? Mais quelle est cette incroyable haine, cette fureur sanguinaire qui a conduit à tuer ces trois tout jeunes gens aussitôt après les avoir enlevés ? Juste parce qu’ils étaient israéliens et que leurs parents avaient choisi de vivre dans les colonies ? Faut-il croire que les meurtriers, apparemment membres du Hamas, ce mouvement islamiste intégriste, se voyaient en héros pour avoir ôté la vie d’Eyal, Gilad et Naftali ? Héros de quoi ? De la cause palestinienne ? Même pas, à en croire les mots épouvantables de la mère de l’un des deux principaux suspects, car elle serait fière, au cas où son fils serait coupable, de ce qu’il aurait fait pour la victoire de l’islam. Oui, la victoire de l’islam, a-t-elle dit. Terrifiant.
Et comment ne pas penser aussitôt à Mohamed Merah hautement satisfait d’avoir assassiné des enfants juifs à Toulouse, comment ne pas revenir à Mehdi Nemmouche, suspect principal de la tuerie du Musée juif de Bruxelles ? Mais à ces crimes immondes le cœur et la raison associent immanquablement la déferlante jihadiste qui ravage l’Irak et la Syrie – cette Syrie déjà martyrisée par une dictature sans foi ni loi. Des hordes de fanatiques sunnites imposent par la terreur leur vision délirante d’un califat totalitaire, tuent tous ceux qu’ils considèrent comme apostats, mauvais musulmans, impies, traîtres… Ils filment et diffusent les images atroces d’exécutions en masse de leurs prisonniers, agenouillés et mains liées dans le dos. Les victimes s’effondrent, les têtes ont éclaté, le sang se répand à flots – et les barbus en treillis hurlent leur joie et leur amour de Dieu. Eux aussi se voient en héros. Et espèrent pouvoir bientôt, après avoir liquidé les chiites et détruit la présence chrétienne, s’en prendre aux Kurdes, qu’ils considèrent comme descendants des Juifs, puis, enfin, à Israël. Les jihadistes, d’ici ou là-bas, ne jouissent que de la réalisation de leur monstrueux désir d’éliminer ce qui ne rentre pas dans leur projection de l’absolu d’eux-mêmes.
Les nazis étaient tout autant persuadés de mener un combat héroïque en exterminant les Juifs. Ils étaient fiers de débarrasser la terre de cette race impure dont la simple existence empoisonnait la leur. Des milliers de pages ont été écrites pour tenter de comprendre cette folie identitaire qui ne supporte pas que vivent les Juifs. Juifs religieux ou Juifs athées, Juifs d’Israël ou de la diaspora, Juifs riches ou pauvres, Juifs ultra-nationalistes ou Juifs pro-palestiniens : la psychose antisémite veut encore et toujours les faire disparaître, tous. Le dernier show de propagande du margoulin antisémite Dieudonné, qui fait salle pleine en ce moment à Paris, ne dit, en termes à peine aseptisés, rien d’autre.
Ce besoin d’être saturé d’identité, d’une identité unique, univoque, d’une identité pure, ce besoin qui fait des autres une menace à ce qu’on est ou plutôt à ce qu’on s’imagine être, ce besoin m’est totalement étranger. A vrai dire il m’écœure. Ce besoin est à la source tant du nationalisme que du fanatisme religieux. Il rend indifférent à qui n’est pas inclus dans le fantasme identitaire de soi. Pleurer la mort des trois jeunes Israéliens, bien sûr ; se sentir intimement solidaires de leurs parents, bien sûr ; sentir la menace que ces ignobles assassinats font peser sur tous les Israéliens, bien sûr. Mais pas uniquement parce qu’on est soi-même juif. Sinon pourquoi espérer, à juste titre, la compassion, le soutien, l’aide des non-Juifs ? Sinon c’est fonctionner comme Jean-Marie Le Pen qui, au prétexte de ce «bon sens» démagogique qui masque généralement la bêtise, l’étroitesse d’esprit et la veulerie, expliquait qu’il lui était «naturel» de préférer sa fille (ce qui ne doit d’ailleurs plus être le cas) à sa cousine, sa cousine aux voisins, ses voisins à ses compatriotes, etc. Sinon c’est ne pas pleurer la mort des centaines d’enfants syriens torturés et achevés par les gangsters de Bachar al-Assad. Sinon c’est ne pas souffrir de l’enlèvement des lycéennes nigérianes par les islamistes fous de Boko Haram. C’est rester indifférent aux enfants du Darfour jetés vivants dans des brasiers par les miliciens janjawids.
«Ils ont tué nos enfants !», lit-on un peu partout sur les réseaux sociaux. Il m’est heureusement épargné de ne pas être le père de Gilad, Naftali ou Eyal, ces hommes dont la douleur est indicible. Leur souffrance, je la partage en sachant qu’elle ne sera jamais aussi terrible que la leur. Comme je partage celle des pères et mères de Syrie auxquels on a rendu les corps de leurs fils et filles mutilés, brûlés, démembrés. Si déjà l’on considère comme admissible l’usage de cet adjectif possessif «nos», il est alors tout aussi nécessaire de dire «nos enfants syriens», «nos enfants darfouris», «nos enfants tutsis», «nos enfants arméniens». Il faut espérer que la fureur qui s’est emparée de trop d’esprits chez les Juifs d’Israël et d’ailleurs qui appellent à la «vengeance» contre les Palestiniens ne tourne pas à l’envie de tuer «leurs enfants». Il semble hélas que des « vengeurs » aient déjà misérablement voulu faire justice eux-mêmes puisque, dans un scénario voisin à celui qui a valu la mort des trois adolescents israéliens, un jeune homme palestinien a été enlevé et abattu vers Jérusalem-Est. Les plus hautes autorités israéliennes ont heureusement condamné ce meurtre.
La nécessité absolue est de trouver les auteurs des assassinats de Gilad, Naftali, Eyal, de les juger et de les condamner. Tout comme il faudra trouver, juger et condamner les assassins du jeune palestinien. Il est inacceptable de hurler «à mort». Ce cri est celui des fascistes, des nazis, des islamistes, c’est le cri identitaire des tueurs de Juifs. Laissons-le leur.