Ce sont donc des milliers de Mohamed Merah et de Mehdi Nemmouche qui déferlent sur le nord de l’Irak sous la bannière de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Ce groupe jihadiste, auquel s’était joint pendant plusieurs mois le tueur présumé du Musée juif de Bruxelles, dispose d’environ 6000 hommes en Irak, et de quelque 7000 combattants en Syrie. Les chiffres sont difficiles à établir avec précision car au fur et à mesure de ses conquêtes territoriales irakiennes, de nouvelles forces le rejoignent, membres de tribus sunnites et ex-officiers de l’armée de Saddam Hussein, sunnites eux aussi.

L’EIIL, ou Daech (selon l’acronyme en arabe), est une force d’un type particulier : qu’ils soient nationaux (la majorité d’entre eux) ou venus de l’étranger, ses combattants sont avant tout des musulmans sunnites ultra-fondamentalistes obnubilés par le fantasme d’un califat qui, faisant fi des frontières issues de l’ère coloniale, engloberait l’Irak, la Syrie, le Liban et plus si affinités forcées. Ces hordes de fous furieux d’Allah tuent beaucoup de monde. Pas des Juifs, puisqu’il n’y en a plus dans la région. Ce sera pour plus tard, du moins certains de leurs fantassins de la haine venus d’Europe s’y évertueront-ils quand ils rentreront chez eux. Pour l’heure ils s’en prennent aux forces des régimes syrien et irakien. Ils vomissent Bachar al-Assad non parce ce que c’est un dictateur sanguinaire mais parce qu’il est alaouite, secte musulmane considérée comme proche du chiisme ; ils haïssent le pouvoir irakien car il est entre les mains des chiites, représentés par le Premier ministre Nouri al-Maliki, allié de l’Iran, qui a exclu les sunnites de tous les centres de décision.

Ils tuent aussi beaucoup de monde parmi les «mauvais musulmans», accusation qui vise tous ceux qui ne pratiquent pas l’islam sunnite archi-rigoriste conforme à leur vision proprement délirante. Le Net pullule d’exécutions publiques de pauvres hères qui ont eu le tort d’avoir un comportement jugé impie. La mise en scène est à peu près chaque fois la même : dans une rue ou un champ, des dizaines de barbus en treillis entourent le ou les condamné(s) en hurlant des imprécations, puis les abattent d’une balle dans la nuque ou d’une rafale de kalachnikov avant de hurler d’interminables «Allahou akbar» (Dieu est le plus grand).

Ils tuent aussi des chrétiens, notamment des Arméniens et des Syriaques, ce qui a entraîné l’exil de centaines d’entre eux contraints de quitter leurs villages en Syrie. La présence chrétienne, qui date de bien avant l’apparition de l’islam dans ce pays, avait déjà fortement diminué au cours des dernières décennies. Elle risque de n’être bientôt plus qu’un souvenir.

Ils tuent également des Kurdes. Certes les Kurdes sont pour la plupart des musulmans sunnites. Mais ils ont le tort, aux yeux d’EIIL, de ne pas être des Arabes. Et de vouloir leur autonomie. Dans l’espoir d’avoir un jour leur pays, eux qui vivent répartis sur quatre pays, la Turquie, l’Iran et donc la Syrie et l’Irak. Ils ont donc tout pour déplaire aux yeux d’EIIL, tout comme aux autres bandes de jihadistes qui se sont multipliées en Syrie, même si ces dernières, comme le Front al-Nusra, se battent aujourd’hui contre l’EIIL. Les Kurdes sont d’emblée considérés comme des ennemis par les jihadistes car ces derniers ne sont pas seulement des extrémistes islamistes mais aussi des ultra-nationalistes arabes persécutant les autres peuples dès lors qu’ils ont l’audace de réclamer des droits.

Les grands pays occidentaux, USA en tête, paient aujourd’hui très cher de ne pas avoir apporté dès le début de la révolte syrienne, en 2011, l’aide ferme qu’attendaient les opposants démocratiques à Bachar al-Assad. Les pitoyables dérobades successives au moment de prêter main forte à la Syrie insurgée, surtout après les bombardements chimiques par le régime — la fameuse «ligne rouge» officiellement tracée par Washington, Londres et Paris qui s’empressèrent de l’oublier —, ont laissé le champ libre aux forces les plus radicales de l’islamisme. Le Printemps syrien a ainsi sombré dans une guerre des monstres, laissant face-à-face les tueurs aux ordres du bourreau de Damas — aidés par l’Iran et sa succursale libanaise qu’est le Hezbollah — et les terrifiants fondamentalistes sunnites dominés par l’EIIL. Ce groupe (instrumentalisé par Bachar al-Assad qui s’en sert pour prouver qu’il protège son pays contre des terroristes et non contre une insurrection contre sa dictature) est maintenant aussi bien implanté en Irak qu’en Syrie. Il a rompu avec Al-Qaeda, jugé trop mou. Tout un programme…

Alors, faut-il pour autant, maintenant que Daech menace l’Irak, rechercher une alliance avec l’Iran ? Faut-il pour autant se rapprocher du tyran al-Assad ? Sûrement pas ! Nous n’avons pas à choisir entre Charybde et Scylla, entre les hordes des tueurs fondamentalistes sunnites et les dictateurs qui instrumentalisent l’islam chiite ou alaouite pour assoir leur pouvoir. Cette guerre des religions n’a rien à voir avec le nécessaire combat pour la démocratie au Moyen-Orient, qui reste l’objectif de millions de citoyens formant la mosaïque ethnique et religieuse de la région, qu’ils soient musulmans sunnites ou chiites, chrétiens de toute obédience, arabes, iraniens, turkmènes ou kurdes.

Les Kurdes sont trop souvent les grands oubliés de la situation. Ils ont opté depuis longtemps pour la prudence. Leur objectif essentiel est d’éviter autant que possible les coups tout en avançant vers la constitution de territoires sous leur contrôle, comme celui dont ils disposent avec la région autonome du Kurdistan irakien. Mais l’irruption de Daech jusque dans leurs zones irakiennes et syriennes les oblige petit à petit à passer à l’offensive. En Irak, leurs fameux combattants peshmergas sont sur le pied de guerre. En Syrie leurs forces militaires, principalement organisées par le PYD (succursale locale du PKK turc), ont déjà affronté à plusieurs reprises et avec succès les jihadistes. Jouant habilement de la situation, les Kurdes ont ainsi su profiter, en Irak, du retrait de l’armée régulière de la grande ville pétrolière de Kirkouk, où ils sont nombreux à vivre, pour s’en assurer le contrôle.

Va-t-on laisser ce peuple affronter seul les fanatiques sanguinaires de l’EIIL ? Va-t-on le pousser à se tourner, même contraint et forcé, vers le régime iranien, qui n’attend que de nouveaux alliés régionaux ? Ce serait une dramatique erreur. Il est au contraire indispensable de fournir un appui politique, diplomatique, humanitaire et militaire aux formations kurdes car elles représentent le meilleur rempart contre la progression des jihadistes, et ne sont pas disposées à se compromettre avec les dictatures iranienne ou syrienne. Les combattants kurdes sont aguerris et disciplinés. On peut leur fournir des armes sans craindre qu’elles ne se retrouvent dans les mains des tueurs fondamentalistes. Les régions qu’ils contrôlent en Syrie manquent d’équipements pour la population civile, comme des pompes à eau ou des générateurs. Est-ce si difficile à envoyer ?

L’irruption des Kurdes permettrait de transformer la donne régionale. Certes ce serait un énorme bouleversement. Mais un bouleversement favorable à terme aux légitimes revendications de ce peuple sans terre, un bouleversement finalement favorable à la démocratie. Et de toute façon tout vaut mieux que l’interminable chaos meurtrier qu’est devenu le Printemps arabe dans cette partie du Moyen-Orient. Tout vaut mieux que la création d’une immense zone dominée par des illuminés barbares qui rêvent d’en découdre avec l’Occident et Israël.