Et si la star de la télé-réalité devenait une héroïne de Patrick Modiano ?

Pour bien commencer l’année, La Règle du jeu vous propose un pastiche littéraire.
Nabilla… C’est seulement un nom qui vous revient. Quelques lettres griffonnées sur un bout de papier. On le trouve par hasard et toute une époque ressurgit. Un quartier, des gens, le quai d’une gare. Un cimetière perdu dans le brouillard. Je me souviens du café La Lanterne, rue d’Odessa. C’était peut-être avenue de Wagram. Les banquettes étaient trouées. Celle qui tenait le café s’appelait Micheline. Elle faisait les cafés crème. Je n’ai jamais aimé ce quartier, le quartier Wagram. Ce sont des rues longues et remplies de brume. Dans un petit square, près de Ménilmontant, on m’emmenait dans un landau, quand j’étais un enfant, au kiosque où s’entretenaient les nourrices. A l’époque, près de là il y avait un hôtel un peu borgne. Le chasseur s’appelait Paul Dalvarec. Il était manchot. Il faisait le service, et ça n’aidait pas. Être manchot n’est pas pratique, si je peux dire. Dalvarec ? Je crois l’avoir revu, bien des années après. C’était dans une brocante sinistre et un peu grise. Il m’a parlé d’elle. Sa voix avait le timbre mat des commentateurs hippiques, sur l’hippodrome de Longchamp, avant la guerre. J’ai perdu sa trace. Toujours ces fantômes. Je devrais retourner voir si l’hôtel de Ménilmontant est encore là. Le passé est comme un questionnaire administratif, avec des cases que l’on ne comprend pas quand un agent vous demande de les remplir.
Nabilla… Quelques lettres griffonnées, au dos d’une carte-postale. Elle y figure, avec un groupe de gens qui sont bien habillés. Ils venaient de s’amuser à la fête foraine du bois de Vincennes. Les femmes sont en zibeline blanche. Les hommes ont un paletot d’astrakan. A sa gauche, près de la dame avec le cornet de glace, il y a Paul Dalvarec. Maintenant je me souviens : c’était un ami de ma mère. Il y a eu un scandale, avec l’hôtel de Ménilmontant. Une sorte de réseau. Les gens rentraient là sans savoir. Pour une averse. Pour une fine pluie d’été qui les détrempaient. Ils n’en pouvaient plus du trottoir. Alors bon. Et j’ai retrouvé sa trace à elle. A la femme que Dalvarec appelait Nabilla. C’était une très belle femme. Mon passé est rempli d’adresses fugitives, la rue du Grésivaudan et le square des Enfants Rouges. Cette petite épicerie, rue des Enfants Rouges, qui sentait la margarine. Près d’un vieux libraire où j’avais acheté un livre, une fois. Le livre s’appelait « L’Ile du Capitaine Tom » et il avait appartenu à un chanteur d’opéra pendant l’Occupation, c’était écrit sur la page de garde. Ou bien au-dessus du sommaire ? Je ne me souviens plus. Nabilla, elle, je m’en rappelle. Elle rentrait au café La Lanterne. C’était un café où venait un vieux monsieur aux mains jaunes. Il prenait un suze-perrier, qu’il avalait avec des rasades brèves et silencieuses. Il avait été proche des hommes de la rue Lauriston, ceux qui arrêtaient les autres. Je l’ai noté dans mon carnet gonflé maintenant par la pluie. Je pense que le temps passe et que l’on empile les carnets et les répertoires, les annuaires et les itinéraires, et c’est comme si toutes les rues d’une grande ville changeaient peu à peu de nom, dans une lumière baissante. Le temps passe et l’on ne reconnaît plus rien. Il faudrait des balises, quelque chose pour se souvenir.
Nabilla… Quelques lettres griffonnées sur le revers d’un bristol. Une invitation pour une vente aux enchères, à l’Hôtel Drouot. Celle où j’ai aussi acheté le journal de Emma B. Nabilla… Il y a eu un article, dans France-Soir. Le Président du Conseil de l’époque était impliqué. Dalvarec a été assassiné, maintenant cela me revient. Il venait chaque jour saluer ses amis de « La Lanterne », il prenait un picon-bière et un beau jour on ne l’a plus revu. Comme un chien errant et fidèle, qui disparaît à un certain moment. Cela veut dire qu’il est mort. Ou peut-être pas.
Nabilla… Quelques lettres griffonnées, sur une boîte d’allumettes. Le passé est comme une lampe à huiles sans combustibles. Je devrais aller faire porter ma lampe à huile au vendeur du boulevard Blanqui. J’ai toujours aimé ce quartier, le quartier Blanqui. Ma mère y était tombée amoureuse, d’un homme qu’elle appelait Chocolat. Pendant l’Occupation, Chocolat trafiquait des lampes à huile. Tout se tient. C’est ce que m’a dit Dalvarec. La dernière fois que je l’ai vu, lui, c’était la nuit. De grandes étoiles éclairaient un office de concierge, à cette heure que l’on dit être entre chien et loup. Une voiture est passée, très lentement et un petit enfant qui jouait au cerceau a dit quelque chose. Les arbres de Paris pendant l’Occupation avaient une teinte plus grisâtre, et c’était étrange. Chocolat a été arrêté alors qu’il voulait aider une jeune fille venue d’Alexandrie. On est allé voir le commissaire Meslevineur, mais cela n’a rien fait, il habitait la rue de Breteuil, un bel appartement de plein pied où l’on sentait le rutabaga. Dalvarec, c’était un pseudonyme. Il s’appelait Bernod de Lara. C’est lui qui a vu une dernière fois Nabilla, avant la tentative de meurtre. Elle est rentrée dans le café La Lanterne. Il y avait Chocolat et un agent secret qui renseignait le commissaire Meslevineur, et ils étaient assis à la même table, devant cette petite photo d’un canal de Belgique. Nabilla venait de la rue des Grasseuillettes. Elle a demandé vingt francs à Micheline. Elle s’est dirigée vers la petite salle, d’où l’on pouvait téléphoner. L’opératrice lui a donné Passy 43, le numéro de Emma B. Celle qui avait acheté le livre que j’ai retrouvé un jour, comme un appel de phare depuis le passé. Plus le temps avance et plus le passé s’éloigne. Ce n’était pas Passy 43 mais Trudaine 14. Ou peut-être l’inverse. En décrochant, Nabilla a dit : « Non mais allô quoi » suivi de quelque chose d’important. Je ne peux pas me souvenir. Il faudrait que je retrouve mon annuaire. Je l’avais noté. Plus le temps avance, plus j’oublie, et plus l’écriture m’est inutile. C’est comme marcher sur un boulevard, on cherche un numéro bis où habitait un vieil ami et tout a changé, la couleur des tilleuls et la place du maroquinier aveugle. Je perds tout, les noms, les visages, les odeurs des banquettes de La Lanterne et la couleur du square des Enfants Rouges, je perds les brumes et les patronymes, la mémoire et les tickets de pressing.