Yanick Lahens a remporté hier le Prix Femina 2014 pour son dernier livre « Bain de Lune ».
Baptiste Rossi avait tracé le portrait de l’auteur en 2011 dans son « Carnet de voyage en Haïti », publié dans le N°51 de La Règle du jeu.

Je déjeune ce midi avec Yanick Lahens, et j’écris cette phrase sortie du Journal de Gide en savourant l’irréalité savoureuse de chaque lettre : à la table de tous les Haïtiens, un artiste est là. Dans ces agendas mondains aux allures d’encyclopédie en germe, on passe de l’un à l’autre, ambiance confraternelle des Pléiades en devenir, des villages d’artistes, Saint-Germain-des-Prés sincère et vivant, fantasme éternel de la littérature encore dans l’encrier.
J’ose une confession : j’imaginais Yanick Lahens comme fêlée. Cassée en dedans. Une femme-faille, avec dans la voix les zébrures de sang de Port-au-Prince en ruines, une veuve digne et sombre, portant dans son coeur craquelé la mélancolie des bougainvilliers de Pacot. Je lisais cette voix si pure, apaisée, d’une tristesse infinie, couvrant ses morts d’un linceul de douleur et fleurissant  éternellement des fantômes en croisière. Je suis fêlée de toutes les secousses du Royaume des Enfers.  Alors, quand je vis devant moi ce soleil couleur miel, je compris que cette femme si belle poussait l’élégance jusqu’à réserver ses crêpes pour les héroïnes de ses livres et ravalait le sel de ses larmes en caravane. Tel un cygne blanc sur le Styx ténèbre… oui, je compris que j’avais oublié que cette femme était Haïtienne, araignée étoile d’amour emmaillotant les morts dans sa toile de jasmin,  Haïtienne, c’est-à-dire une soeur bénédictine joyeuse et pure, pleine de vie et de morts, de sucre et d’amer, comme les fruits ici ont quelques fois des pépins surprenants dans leur chair de bonheur. Je le lui dis, elle en souffla des volutes rose goyave, vocalises sonores d’une âme orchidée. Rires yeux mi-clos.
— En Haïti, il faut toujours aller de l’avant. Après le 12 Janvier, on me demandait comment sauver Haïti et je n’avais pas de réponses, alors j’ai écrit, écrit encore.
— C’était peut-être déjà une réponse…
— Oui…
Et elle me montra avec beaucoup d’émotion les notes de son livre, tracées à la hâte après le séisme, tout de suite après, dans le noir des coupures de courant, à la lueur des brûlures de l’âme, ces bouts déchirés et griffonnés, sales et tremblotants d’une émotion grave et noble, cette passion furieuse de la panthère blessée, elle me montra son manuscrit raturé et immédiat, cimetière de Pandore où je mets tous les écrabouillés de la Terre. Pudeur sans tremblements, elle chassa la foule zombie d’un clignement de paupières,  rideau pourpre sur mes disparus cumulonimbus, là-bas dans le ciel bleu du Très-Haut-elle revint à la vie avec une malice de dauphin rieur.
J’appris au cours du déjeuner que Cléopâtre à la peau de noyer était professeur de français, intellectuelle, activiste politique. Je m’en voulu car j’aurais dû deviner à sa façon d’être là avec sa gravité curieuse, sa solitude de prophète, ses grandes amandes posées en défi à la face du monde et à celle de l’élève, oui j’aurais dû y penser, cette femme possède bel et bien la blancheur retenue des mois de mai, cette femme sourit la révolte, cette femme proclame liberté dans les volutes de ses clopes.