Quand vous êtes entré dans le bus, le chauffeur vous a demandé si vous étiez malade, non non non, aviez-vous dit, et voilà que maintenant, assis à côté de deux glougloutonnes qui jacassent sur un mariage à venir, vous vous apercevez que le conducteur jette un œil sur votre soi-disant invincible bien-être. Il faut dire que traverser les Andes, aller de Mendoza à Valparaiso, reprendre cette route mythique, pleine de lamas aux sacs rebondis, de don-quichotte-des-tropiques, de serpents et de massacres tus, c’est une aventure. Vous venez de traverser l’Argentine pendant vingt heures, vingt heures dans cette pampa qui est infinie comme l’amour d’une jeune fille, avec ces pueblos de passage, avec des enclos, des pelotes de rails et des eucalyptus de far-west, des villes où les adolescents tapent dans les cailloux en rentrant de l’école, maudissant cet horizon qui ne s’attrape pas, nul relief, nulle porte-fenêtre pour sauter par dessus cette plaine de cauchemar. Dans la pampa, tantôt grasse et broussailleuse, avec des haies de sycomores, des taureaux peints sur la prairie comme sur les grottes de Lascaux, une tâche noire et deux lignes pour faire les pattes, tantôt morte-de-soif, tondurasée, avec des vilaines bruyères et des pierres de bagnard, dans la pampa le temps s’écoule, se liquéfie, il coagule dans des couchers de soleil majestueux, qui vous dévoile en un flamboiement l’étendue de l’ennui. Vous avancez, l’horizon recule, il s’en va en riant dans un nuage de poussière au-dessus des landes écrasées, l’horizon s’en va comme un personnage de dessin animé, c’est ce « vertige horizontal », car vous voilà telle une fourmi sur la courbe d’une orange tourne-boulant, avançant et ne se rendant compte de rien, oui ce « vertige horizontal » dont parle Drieu La Rochelle quand il vient visiter Borges : vertige qui se disloque et se dilue. Une gomme céleste a raturé tout, tout ce qui aurait pu hérisser la ligne de fuite de la terre. La pampa, parfois paysage cumin et lavande, parfois stèle absolue de gravier, la pampa : à l’Est, au Nord, au Sud, rien de nouveau, rien de grand, rien de haut, alors pensez donc que le chauffeur fait des clins d’œil quand vous lui dites que les Andes, c’est rien du tout, quelle blague.
Et puis voilà Mendoza, qui est comme un port refermant la mer pampaienne, vous voilà accosté, sur des vrais cailloux et de la vraie vie. Commence le chemin dans la cordillère qui avance sa main, la rentre, vous promène. Que voyez-vous ?  Des sierras qui en sont le seuil, immenses, rases, cactussaires, qu’on neil-amstronguise sur la pointe des pieds, de peur de déranger les lacs turquoises, les contreforts qui vous entourent, ces dévalements pierreux où l’on imagine des westerns, avec des Mexicains fourbes et des noirs chevaux renversés, par une balle d’argent, au fin fond des ravins.
Vous voilà projeté, sur ces autoroutes fringantes, anthracites, maquillées en leur centre avec deux traits fins, des traits glorieux comme des galons sur un uniforme de lieutenant cavalier, et vous êtes alors bringuebalé, tourneboulé, contre-contre-viargé, lassifié, vous êtes une goutte de sueur dévalant les bosses, les plis, les tamis éphémères et les mascarets d’un instant, tout ce relief étrange que forment deux corps sous un drap, s’entraimant un matin. Vous n’êtes pas plus que cela : une perle sans parois sur la crête d’un amour, une forme huilée qui glisse dans une tempête de literie, au gré des éruptions, des embardées de cette grosse araignée, deux fois deux jambes, deux fois deux bras, que la couette emprisonne : un couple qui se dévore. Les Andes sont tantôt majestueuses, lointaines et blanches, tantôt elles se gondolent en ricanant, et deviennent plus plissées et grisonnantes que la peau d’un vieil éléphant. Et vous êtes à leur merci : perdu, seul, dans ces déserts de minerais roux, ces grands espaces de rocheuses, ces pierres jetées comme les boules d’un collier déchiré. Que voyez-vous ? Des vallées à fond plat que l’on devait jadis tamiser en se crevant les yeux pour y trouver de l’or, du cobalt où le sang des grands condors blessés. Des cimetières invisibles de régiments morts de faim. Des roches citrouilles et des grandes coulées brunes, sableuses, jaune toxique et gris de château fort. Que voyez-vous ? Des plaines à vif, des plaines d’été comme des chiens tondus, avec des bosquets et des cactus, de petits torrents qui sinuent en vipères, des mélèzes pâles, de lourds arbres d’hiver, froids, pâles, aux branches déployées en de squelettiques ramures, demi-cercle majestueux de vertèbres, qui ressemblent à des cristaux de glace, des flocons de neige. Vous augmentez en altitude, vous progressez, la nature dévore les glaciers fondus, comme le sang d’un animal mort, et en devient plus forte, plus repue. Pourtant, chaque grand conifère d’Amérique est nu, tremblant, on a sorti d’un vieil herbier ce qui trainait aux pages des végétations arides, et la moisson est balancée là, au pied des monts plissés : les bouleaux ponctuent les rues des villes de pionniers, grand feux tricolores, vendeurs de rues au carrefour, un bar et deux terrains vagues, des eldorados d’un jour devenus des mobiles-homes où l’on élève ses enfants. C’est le bout du monde, et les Andes se renfrognent, se contractent, la neige est une balise qui vous dit : pas plus loin. Cette cordillère est un haussement de sourcils méfiant, un halte-là circonflexe. Vous êtes en haut, il ne reste plus que des parois quasi verticales qu’on doit franchir comme on prend une castille un soir de siège. De l’autre côté, vous attend le Chili, les bananeraies rougeoyantes, les Saint-Emilion-du-Pacifique, les Pessac-Leognan-sur-Cordillère, tous ces domaines de raisins et d’opulence, protégés par des murs blancs et des serviteurs mulâtres, ces terres émeraudes balayées par les pluies du Sud. Il y aura les grands ports du Pacifique, les chevaux nus décorant une terrasse d’hacienda, des grands palmiers comme des pavillons pour ce royaume de la Vie. Il y aura les champs d’ananas où les femmes se promènent avec des paniers ouverts comme des tulipes, il y aura des cerisiers en fleurs et des habitations derrière des couloirs de boldos, ces arbres dont la couleur est semblable à celles des grenouilles à toutes les saisons de l’année. Mais il reste, avant, ce col tout blanc, ce garrot de la bête, ce front sur lequel le vent a jeté une houppelande de neige, ce Mont Aconcagua, qui, sur toutes les Amériques, jette un œil de mépris pour le peuple infini, renouvelé et effrayé, conquistadors et paysans, miséreux de Patagonie et hidalgos superbes, le peuple de ceux qui s’imaginent plus forts que lui, éternel et froid, dévorateur et plus grand que quatre vingt dix neuf tours de Babel. « Vous voyez donc que c’est une sacrée montagne ? » conclue gaiement le chauffeur en vous donnant un coup de coude ricaneur.