Copacabana, le soir

Il y a le rose du coucher de soleil, d’abord pâle, timide, celui dont Aragon disait qu’on aimait le trouver, perlé en un ou deux nuages, pour caresser, adoucir et corrompre le bleu horizon du ciel. Et puis, l’heure avance, les vagues se brisent sur le sable comme une cavalcade de taureau s’écrasant, trébuchant tête-bêche, une vague après l’autre, un entassement furieux mais si vite évanoui. Cette mousse des vagues qui ont passé, ensuite, cylindres de dentelles vertes et blanches, planisphère de veines et d’arterioles, carte des affluents d’un fleuve imaginaire. Le rose du ciel de Copacabana est alors plus rose, rose soupirant, et on a l’impression que tout Rio est déposé sur le fond d’un coquillage énorme, la voûte du ciel n’étant qu’un trompe l’œil pour la paroi de nacre marbré, arrosée de lumière douce, couleur de dragée maritale. Nous voilà, Job dans le palais d’une baleine, une baleine dont la bouche est fermée en une ligne endormie et courbe, comme la paupière d’une amante. A Copacabana, la poussière d’or distord la vision, et une bataille de sable au ralenti, entre des anges, des malins génies sacripants, a lieu dans l’atmosphère ; les nuages des belligérants se suspendent, font des immeubles un énorme mirage, des gratte-ciel enguirlandés une oasis du désert, incertaine et belle. On ne sait plus si l’on voit ou si l’on rêve. Le soir tombe, ce sont les lumières d’Ipanema, au loin, ensuite, ce gros aileron de rocaille qui surplombe le marecòn. Le rose s’embrase alors, il devient mauve, la baisse progressive de la lumière le répand, l’étale, silencieusement, c’est un cancer qui tâche et s’attache. Comme un valet sournois, le mauve annonce le soir son Maître, qui rogne la ligne des immeubles, absorbe les cargos au large de Copacabana, absorbe ces îlots qui sont des cuirassés d’un autre temps, d’un autre monde. Le mauve se violace, les lumières s’allument, elles crépitent dans un alignement funèbre. Ipanema, au loin, en cet hiver, à l’inquiétude indigo, la fixité suspendue, bleue marine, le scintillement urbain tétanisé, en bord d’océan, qu’ont les ports des Caraïbes, dont les palmiers, courbés, ressemblent à des femmes qu’on fusille, surprises, les bras tombant à la renverse. Il y a dans cette promenade d’Ipanema, depuis la plage, avec ces lampadaires réguliers, ces buildings d’une ombre à peine plus profonde que la nuit, cette skyline encrechinoise, un air canaille, une fausse respectabilité de casinos voyous, de République bananière, de nuit cubaine avec des tapis verts et des sièges en cuir dans les voitures rouges. On sent les costumes blancs, les cigares, les mocassins bicolores, les airs d’importance et de dédain face au blackjack qui tombe sur vingt-deux.
Et d’un coup c’est la nuit. On a trop bu, on est seul, la femme qu’on aime est loin, la caipirinha vous écartele le cerveau, elle fait de votre masse grise un petit Rio, plein de trous, de lacs, de grosses bosses douloureuses, des pains de sucre qui poussent et se cognent aux parois de votre tête. On se sent seul et mélancolique comme dans une chanson de Sinatra, désespoir résigné qui s’évapore dans la fumée d’une cigarette, la nuit est en smoking sombre mais elle vous cherche, dans vos regrets et votre lassitude, dans vos remords amoureux et votre dignité chancelante. Vous apercevez les terrains de volley encore éclairés, là-bas dans la plage scintillant comme une piste de danse, le couple d’amoureux a repris un seul verre qu’ils partagent, sur la banquette terrifiée par le vent qui se lève. Les vagues de la mer font un chuintement salé et furieux, comme si Poseidon avait décidé par caprice de parler portugais. Les clubs de Lapa n’ouvrent que dans deux heures et vous regrettez, soudain, le coucher de soleil, où le ciel couleur nectarine, poire crépitante, pomme d’amour, vous donnait l’illusion que les crépuscules peuvent être heureux.

Une fête à Vidigal

De loin, c’est un croc énorme, une incisive de granit qui s’élève, massive, dans le dos des buildings d’Ipanema Beach. De près, c’est une Jérusalem grouillante et imposante, une favéla tendue de guirlandes, de petites échoppes, de gamins qui font des montures pour s’amuser avec les coyotes desséchés des trottoirs. Vidigal, la favéla pacifiée comme on le proclame fièrement, est une emberlification de sentiers pisseux, de maisons aux toits de tôles, de mamelons urbains bosselant la montagne. La densité de population est incroyable, on se serre, on construit des maisons sur des ponts entre des baraques bancales, on rajoute des étages, on nivelle des jardins, on fait des palais sur des terrasses, des alhambras au-dessus des greniers, on entasse des parpaings sur des toitures évasées, on étête et on empile, on château-de-cartise n’importe quel mètre carré de libre, que ce soit un jardin, un promontoire au-dessus de la baie, un canal d’eaux usées, et tout cela, structures bourgeonnantes, architecture s’enfantant des surgeons de béton et de fil de fer, cité labyrinthale ovulant des bâtisses et des cabanes, tout cela néanmoins beau, calme et majestueux, tout cela ressemble à une cité du Gange, un peuple recueilli d’habitations, avec ses terrasses en toile, et l’harmonie paisible d’un village biblique. Vidigal est immense, énorme, elle touche à Rocinha, la première favéla de Rio : vous devez prendre un bus, puis, une fois parvenu à l’entrée de ce royaume où la profonde sérénité que chacun met à faire fonctionner ce monstricule urbain vous rassure, comme si en somme il s’agissait moins d’une favéla que du fief d’un puissant baron attendant de ses sujets calme et obéissance, vous prenez un mototaxi, service de quartier très proprement organisé, qui roule comme un fou vers les sommets de la montagne, en s’enfonçant, en s’enfonçant encore et encore. Les routes de la favéla vous donnent l’impression d’être alors dans un escalier à double hélice, un vis sans fin qui fend la nuit, une rotonde infinie qui de ruelles pavées en sentes cabossées n’en finit plus de gravir. Il y a une fête à Vidigal, vous savez être dans une favéla, une favéla en voie d’embourgeoisement, mais à voir l’air badin, provincial des habitants, discutant à la terrasse des bars, attendant le mototaxi au milieu des policiers en armes, s’échangeant probablement rumeurs et derniers nouvelles de la famille, des amis, du prix de l’essence, cet air nocturne de fête du village, avec ses amitiés feintes, ses médisances lâchées en proclamant sa bienveillance, cette lassitude amusée devant l’étranger qui ne connaît pas les usages, tout cela vous donne l’impression d’être dans un hameau du Gers, sur la place d’un presbytère des Cornouailles. Il y a une fête à Vidigal, vous n’avez comme adresse qu’un vague « c’est la maison rouge près du bar do campista », et, comme il y a un bar à chaque carrefour, et autant de maisons rouges que de clés de sol dans une partition de Beethoven, vous êtes, rapidement, perdu, ce n’est pas très grave, car Vidigal, ancien trou noir de la métropole, ex Enfer pavée de sang et de sachet de coke, Vidigal est à présent ce pittoresque village, où, derrière des grands terrains de football, derrière l’amoncellement de bâtiments plus compliqué, bariolé et enchevêtré qu’une unité centrale de poste informatique, avec ses câbles et ses circuits, Vidigal est somme toute un lieu charmant où se promener. D’ailleurs, c’est une loi universelle, il faut toujours arriver en retard aux fêtes, dans toute la galaxie. Quand j’arrive dans la maison, mon hôte, une étudiante de la PUC, la faculté bon-chic-bon-genre de Rio (façon MacBook et cours de tennis), l’université des « dumb rich kids » comme elle le dira elle-même, mon hôte me présente la vue, un éblouissant panorama de la ville sous la lune, et ses amis, un très amusant panel de la jeunesse locale. C’est l’heure de la caipirinha, ce cocktail atroce, plus sucré qu’une chanson de crooner catholique italien, plus douloureux que n’importe quel autre, car composé de caichaça, ce sous-rhum. Il y a des étudiants étrangers, des locaux, des intellectuels et des squatteurs, des filles qui dansent entre elles, quelqu’un qui s’affaire avec la musique, un mec louche à capuche dont toute la pièce sait qu’il est l’homme-à-drogue, de la mauvaise pop qu’on danse au second degré, bref, c’est là, sur cette terrasse où tout le monde grelotte à cause de l’hiver austral, face à Leblon endormie et au Pain de Sucre, mystère dans la nuit, c’est une fête comme il pourrait y en avoir à Brooklyn ou Barcelone, Amsterdam ou Marseille. Les propriétaires du lieu vous expliquent comment, à Vidigal, mille-feuille explosé de cabanes et de cahutes, ils ont un bon club de boxe, un restaurant végétarien correct, des fêtes satisfaisantes. Vous tournez la tête et face à ce Palatin miséreux et bricolé, ce vallonnement qui descend à la mer en encombrant la vue d’antennes, de mâts et de drapeaux carioca, vous imaginez bientôt, les touristes et les promoteurs, les musées et les cafés. Rio change, évolue, et c’est tant mieux, tant on voit mal tous les hipsters du monde entamer, en la globalisant, l’âme désinvolte et flegmatique, fêtarde et villageoise, de Vidigal-les-deux-églises. Je veux dire : comment voulez-vous détruire le charisme d’une ville où les favélas poussent sur des corniches dignes de Capri, virages sinueux et plages de Riviera ? C’est sous la nuit comme une bannière américaine constellée, le puzzle géométrique des toits planes, une table d’échecs avec des draps suspendus aux fenêtres, une escalade doucereuse qui vient chatouiller l’océan, qui soupire comme un lion abattu. A trois heures du matin, la police patrouille toujours. On me dit qu’il y a, à Rio, tellement de niveaux de polices (fédérale, municipale, provinciale) que l’égale corruption de chacune s’équilibre. Le monde est bien fait. Ils sont là, comme tous les agents de la loi de la planète, à vouloir cacher leur ennui profond par un air menaçant d’inquisition suspendue. Au petit matin, à Vidigal, le cours autochtone du monde ne faiblit pas. Dans cette Babel capharnaïque, les hommes discutent, les femmes palabrent, de jeunes gens dissolvent leur fatigue en faisant vrombir des motos. Le marché va avoir lieu. L’odeur de friture vient s’emberlificoter avec celle de vidange, et il y a des filles très belles à qui l’on promet de millebouquetderosir. Le bar va fermer, les bus reprennent leur transhumance.Il va falloir ranger tout cela. Les étrangers sont des plus en plus nombreux, je le dis chaque jour De mon temps, Vidigal était différent, mais que voulez vous, tout change, les prix augmentent et, d’ailleurs, il n’y a plus vraiment de saisons. Rio est une fête, mais aussi un village.

Dilma

Le Petrogate qui va tuer Dilma ? Ce matin, la presse de Rio est sous le choc. « Le délateur parle » titre le magazine Veja, qui a l’exclusivité de cette ténébreuse affaire. Le délateur, c’est un ancien directeur de Petrobras, la compagnie qui possède le monopole de la distribution du pétrole au Brésil. Paulo Roberto Costa, en échange d’une immunité dans une autre affaire, avoue en effet, dans les colonnes de Veja, avoir financé pendant des années toute la classe politique nationale, et surtout le PT, le parti de Lula et de Dilma, candidate à sa succession à l’élection présidentielle du mois d’octobre. On parle, dans Veja, sans confirmation aucune de la police ni de la justice, de quarante parlementaires impliqués, mais aussi du président du Sénat, de celui l’Assemblée, bref de tout le système Dilma, et c’est un big bang intersidéral pour le PT. Un nouveau « mensao » dénonce la presse, du nom du Watergate des années Lula… Alors, est-ce que tout cela va profiter à Marina Silva, la challenger écologiste de la sociale-démocrate Dilma ? C’est dur à dire. En effet, toujours selon Veja (et toujours, comme le constate avec une indignation majestueuse le reste de la presse brésilienne, sans confirmation d’autres sources) ce Pétrogate toucherait aussi Eduardo Campos, le candidat socialiste, ex gouverneur d’une province dans laquelle Petrobras aurait fait des prospections, et, donc reversé des pots-de-vin au leader de gauche. Or, Campos est entre temps mort dans un accident d’avion et sa remplaçante comme candidate du Parti Socialiste n’est autre que… Marine Silva. Plutôt fâcheux, pour la candidate d’un Brésil nouveau et aussi pur que la colombe de la paix. La candidate Silva juge d’ailleurs les accusations post-mortem contre Campos tout simplement « illégales », ce qui permet d’esquiver les balles perdues. Marina Silva, d’un autre côté, n’est pas femme à se laisser abattre par si peu, surtout quand sa compétitrice, la présidente Rouseff, est en si mauvaise posture. Silva, descendante d’esclaves africains, élevée dans une fratrie d’une dizaine de rejetons enfantés dans la faim et la malaria, ayant perdu son père dans les affres de la crasse et de l’insanité, et atteinte elle-même par les maladies infâmes de la pauvreté, devenue ensuite disciple du leader syndicaliste assassiné Chico Mendès, a déjà, par le passé, affronté Dilma : Marina, sous le premier mandat de Lula, était une ministre de l’environnement courageuse et reconnue, ayant fait beaucoup pour l’Amazonie, mais se heurtant aux positions plus économistes de sa consoeur de l’Energie, une certaine…. Dilma Rousseff. Aujourd’hui, Marina croit en sa bonne étoile, et propose monts et merveilles, avec un certain ton messianique que relève, avec gourmandise, toute la presse du Brésil. D’autant qu’il existe une certaine indifférence, tranquille et distanciée, à la corruption chez certains Brésiliens, qui voient le « on peut s’arranger  » et le « certaines choses doivent rester entre nous  » comme un trait local et nécessaire. A moins que ce Pétrogate, apocalyptique dans les rangs du PT, soit la goutte d’eau qui fasse déborder le vase ? Cette campagne électorale, promise à être une péripétie de seconde zone dans le long cycle PTiste ouvert par Lula (littéralement idolâtré par l’homme de la rue et présent sur toutes les affiches des candidats PT pour sauver la campagne de Dilma) peut, qui sait, être en définitive celle du changement radical. Marina Silva, adoubée y compris par les milieux d’affaires qui voient en elle une porte de sortie miraculeuse de la délétère fin de règne « pétista » (du PT) comme on dit ici, semble promise à récolter la moisson d’un alignement surprenant, et miraculeux, de bonnes étoiles. Le Brésil n’a pas gagné la Coupe du Monde mais 2014 va être une année importante, d’une façon ou d’une autre.