Cher Monsieur Bruno Ledoux,
Je me permets de vous écrire pour vous dissuader d’acheter Libération. Ce n’est pas une bonne idée, pour un certain nombre de raisons dont je me fais fort de vous prouver l’imparable réalité. Le but de cet article est de vous dissuader d’investir là dedans – une  erreur épouvantable – mais plus efficacement qu’une conférence de rédaction. Commençons, je vous en prie. D’abord, laissez-moi vous dire ce n’est pas un très bon journal. Vous ne savez pas où vous mettez les pieds. C’est un journal fou et vraiment étrange. Savez-vous que ce sont eux, les gens de Libération, qui ont inventé les fins d’article perdues dans la page d’après ? Ces gens, une fois par an, demandent à des écrivains d’écrire leur journal, mais sans leur donner la possibilité de chroniquer leur propre livre dans le supplément littéraire : n’est-ce pas la forme supérieure du sadisme humain ? Et puis, leur humour. Moi même qui suis drôle et malin, je n’ai jamais compris un seul de leurs jeux de mots. Sans compter que « Libération » est le seul journal qui rende le foot prise de tête et le sexe horripilant, et je ne vous parle pas de leur façon si bizarre de réfléchir. A ce sujet, je me demande quelque chose depuis longtemps : pourra-t-on un jour cloner notre cerveau de manière à atteindre le stade supérieur de connaissance qui nous fasse comprendre les références du supplément « Cinéma » ? (Sérieusement  avec autant de culture et d’intelligence, les amis, pourquoi exactement êtes-vous en train de travailler pour un journal en faillite ? C’est une couverture ? Êtes vous des agents secrets?).
Et puis, cher Monsieur Ledoux, êtes-vous bien prêt pour ce poste de grand patron ? Savez vous la somme de sacrifices, d’épreuves, d’efforts nécessaires pour conduire et diriger la vie de « Libération » ? Avez vous vraiment bien lu Marguerite Duras ? Il faut se préparer, s’entraîner, avec courage et rigueur. Pensez simplement que vous allez devoir gérer les conférences de rédaction lors de la fin de carrière de Fauve, et lors du retour de Nicolas Sarkozy. Ce seront des tempêtes, des batailles homériques. (Et je ne vous parle pas de la mort du chanteur Christophe, qui, j’en suis le premier bouleversé à l’avance – si vous êtes journaliste à Libération, sautez la fin de la phrase qui suit – arrivera bien un jour – dans très très longtemps cependant). Et quand Eric Fassin et Thomas Piketty prendront la retraite, il faudra bien avoir déjà un plan B pour la rubrique « Rebonds » : tout ça, c’est du travail. Regardez la vie qui vous attend. Réfléchissez, Monsieur Ledoux. Voulez-vous vraiment gérer une entreprise où le département « droit du travail, conflits et prudhommes » aura un dossier « Stéphane Guillon » ?  (Comment exactement comptiez-vous disposer de sa carrière ? En discutant avec lui autour d’un bon café ?) Laissez-moi vous prévenir avant qu’il ne soit trop tard. Côtoyer ces gens changera aussi radicalement votre façon de voir les choses. Vous allez avoir de grandes désillusions sur la vraie nature cachée et maléfique de la pensée réactionnaire, et selon mes sources, ce n’est pas joli-joli, Monsieur Ledoux. Renoncez, donc, cher actionnaire. Vous êtes jeune et fortuné, on peut s’amuser de façon différente, décente et constructive. Vous savez, dans la vie, il y a des métiers où le soir, on doit aller à une avant-première d’Olivier Assayas. Et puis il y a tous les autres métiers, où l’on fait des choses formidables.
Réfléchissez encore. C’est un journal dont on sait ce qu’il pense sur la drogue, et sa dépénalisation. Vous allez devoir être de leur avis à eux. Je n’ai rien contre le cannabis, mais entre nous, est-ce que légaliser ne va pas tuer le plaisir ? (Pendant la Prohibition, objectivement, Al Capone vendait aussi une émotion. Vous ne pouvez pas fournir à des prix si indécents au seul prétexte de la rareté.)  Et puis, posséder un journal ? So 2003. Autant rentrez au Rotary Club. Soyez neuf. Voyez grand, Monsieur Ledoux. Achetez du Jeff Koons, ou un club de foot. Devenez enfin un homme de votre époque, un homme entré dans le XXIème siècle, Monsieur Ledoux. Et puis, il faut que vous le sachiez, c’est un journal vicié depuis sa fondation. Pensez à Jean-Paul Sartre. A-t-on le temps, en une seule vie humaine, de fonder correctement un journal viable et raisonnable, et d’inventer l’existentialisme ? Cet homme avait des priorités. Peut-on lui en vouloir ? Je ne le crois pas. Bon, je me répète et tourne en rond, mais « Libération », définitivement ne vaut pas le coup. D’accord, les portraits de la fin sont vraiment formidables. Je suis sérieux. Peut-être trouvez-vous qu’ils justifient presque en eux même ce rachat. Mais dix huit millions pour deux mille signes six fois par semaine, n’est-ce pas trop ? Entre nous ? Je connais un peu le monde de l’édition, je peux vous assurer que même le plus malhonnête des auteurs vous ferait un prix plus amical.
Je vous le répète, donc : Renoncez, fuyez, abandonnez. Ou alors, rachetez effectivement « Libération », donnez-leur ce qu’il faut pour que ça tourne comme avant, nommez Daniel Cohen-Bendit directeur, et prenez des vacances. Oubliez-nous. (Et en particulier, si je peux me permettre, oubliez cette idée de restaurant « Libération ». Cher Monsieur Ledoux, l’humanité a vécu suffisamment de catastrophes basées sur les grandes utopies, ou les plus grandes folies, durant sa longue histoire. Voulez-vous vraiment que vos enfants vivent dans un monde où il existe un restaurant avec des menus à calembours ? Un monde où Guy Debord et le ceviche se seraient rencontrés ? Sincèrement ?) Laissez-nous aider « Libération ». Nous devons protéger ce journal.  Si plus personne n’apprécie ceux qui ne veulent pas aimer comme tout le monde, notre époque est une bien triste époque. Moi, personnellement, j’aime beaucoup « Libération ». Quand je n’ai plus le choix, et que mon petit frère a pris le premier « l ‘Equipe » au petit-déjeuner, c’est un moyen honorable de garder la tête haute devant son bol de café. Et puis, qui d’autre pourrait publier une tribune si inconvenante et si interminable ? We want our « Libé » back, Monsieur Ledoux.