Pourquoi lire Bataille ?

La question, en 2012, n’est pas innocente. Bataille est mort il y a cinquante ans et son anniversaire n’aura pas été fêté. Bataille n’est toujours pas à la fête, cinquante ans après sa mort. Il est évidemment possible de s’expliquer cet oubli par l’exigence de cette œuvre, sa difficulté d’accès. Mais en réalité, Bataille est moins difficile à comprendre, pour nos contemporains, qu’à accepter. Ce n’est pas son élocution, si j’ose dire, qui est en cause, mais bel et bien sa pensée, une pensée intacte et que la société actuelle n’a aucunement les moyens de digérer.

C’est-à-dire ? Vous voulez parler de son obsession pour le mal ? De son penchant pour le malsain ?

Ne mélangeons pas tout. Le Mal, le malsain, ce n’est pas la même chose. Dans « malsain », il y a une assimilation du physiologique avec la morale, le corps et l’âme, d’une certaine manière, se confondent. Or, Bataille veut précisément en finir avec l’âme, et absolument en terminer avec la morale. Il s’intéresse au corps, ce grand oublié. Le corps n’a pas, pour lui, la fonction simplement physiologique, biochimique, biologique que lui attribue la médecine. Il n’est pas, non plus, cette enveloppe pataude qui empêche l’élévation, et encore moins ce qui nous limite. Le corps, pour Bataille, est le lieu, mais aussi la condition de toute forme d’extase. Il s’agit de ramener son corps à la surface, parce qu’il a été enfoui, enseveli par les expériences humaines. Le Mal est un moyen pour le corps de se réveiller, mais il ne faut pas entendre « Mal » comme une tare. Le Mal, chez Bataille, est toujours ambivalent : il abrite la souffrance, sous mille formes, mais représente une chance, pour l’homme, de se libérer. Le Mal est une force libératrice.

 

Bataille apprend donc à enfreindre des règles ?

Il dit très clairement dans un texte consacré à Proust qu’il est dangereux, qu’il est toxique d’observer les interdits, d’obéir aux règles, aux lois. Qu’il faut avoir le courage de les enfreindre. Sinon, précise-t-il, il n’y aurait pour nous « plus d’issue ». Voilà, semble-t-il, ce que la société de 2012, en France du moins (mais on peut facilement généraliser) ne supporte pas d’entendre. Car vous vous doutez bien que Bataille, ici, ne parle pas d’aller vendre du haschich en bas de la rue. Les interdits qu’il songe à transgresser, qu’il appelle plutôt à transgresser, sont des interdits profonds, des tabous installés dont la négation, même temporaire, susceptible de détruire toute forme de stabilité sociétale. Il faut, ainsi, apprendre, quitte à se forcer, ou réapprendre à mentir, à être « injuste ». Car la justice perpétuellement appliquée aux êtres donne à ces êtres une forme qui n’est pas la leur. D’autant que cette même justice, par exemple, n’entre pas en contradiction avec la violence guerrière, qu’elle accompagne volontiers. Et même, elle ira jusqu’à punir de mort, comme ce fut notamment le cas en 1914, celui qui refuse de tuer son prochain. Bataille est définitif : « Le meurtre est partout chargé d’horreur et partout les actes de guerre sont valeureux. » Bataille nous enseigne à cesser toute forme d’humilité vis-à-vis de la loi. A ne pas s’excuser d’exister, à en finir avec la timidité, car le timide est toujours conspué, écrasé, laminé. Il faut être souverain de soi-même dans un premier temps, et dans un second temps citoyen d’un Etat, d’une nation. Ce n’est pas une apologie de l’anarchie, au contraire. Il s’agit d’être son propre souverain, parfois de dépasser la loi pour lui montrer que c’est elle qui se trompe, et que dès lors, elle ne nous impressionne pas. La loi est nécessaire car l’acte de transgression est un moment de dépassement possible pour chacun.

La chair est importante dans son œuvre…

Oui. La chair est le centre de tout : elle est comme le tremplin du salut, où le mot « salut » représente ici une ouverture maximale sur le monde. Une ouverture « au » monde et une ouverture « du » monde en soi. La rupture de Bataille avec les surréalistes provient de là : ils sont désincarnés, sans la moindre chair que celle des mots. Or, les mots, pour Bataille, ne sont pas suffisants : ils sont momentanément acceptables, mais le lecteur doit sans cesse les dépasser, les transformer en actes à venir. Et si les actes ne viennent pas, l’expérience aura lieu malgré tout : Bataille ne dessine pas des réalités, mais des possibilités de réalités. Il aime les choses claires – qu’elles soient « virtuelles » ou « réelles » ne l’intéresse pas. Ce qui compte, c’est la « communication », comme il dit, c’est-à-dire le contact de la chair avec la chair. Chair des mots avec la chair des mots, chair des mots avec la chair du monde, chair des êtres avec la chair des êtres, chair des êtres avec la chair des mots.