Yann Moix à Brasilia

Deuxième entretien :

KAFKA ET LA LIMITE ULTIME

Yann Moix partage actuellement son temps entre Paris, Berlin et Brasilia. L’écrivain a accordé à nos confrères de la revue brésilienne Nova Antropofagia une série de cinquante entretiens que La Règle du Jeu commence dès ce jour à publier intégralement.

Lire le premier entretien de la série.

Nous en étions restés, lors de notre précédent entretien, au « point gris » de Klee…

Oui, le point gris comme point de jonction entre un monde révolu et un monde nouveau, un point qui correspond au passage de la nuit au jour, un point d’aube, si vous voulez. Ce passage de la nuit au jour, cette zone de gris, est une question passionnante, tant chez Klee, chez Kafka, que dans le Talmud par exemple. Le Traité Berakhot démarre ainsi sur ce débat, de savoir à quelle heure on doit réciter le Chema’… Est posée la question de la limite ultime pour cette récitation. Cette limite ultime, c’est le point gris de Klee. Dans le Talmud, Rabbi Eli’ezer pense que la prière doit être exécutée, récitée lors de la préparation au coucher, c’est-à-dire dans le premier tiers de la nuit. Mais quelques uns de ses collègues ne sont pas d’accord, comme il se doit (dans le Talmud, personne n’est jamais d’accord avec personne) : pour eux, la limite ultime se situe « à la fin de la première moitié de la nuit ». Une troisième réponse est apportée par Rabban Gamliel pour qui cette limite, c’est l’aube. Toute cette histoire rappelle évidemment l’épisode tragi-comique de Amerika.

Franz-Kafka

A quelle épisode faites-vous allusion ?

A l’épisode de la lettre, dans le chapitre III, intitulé « Une maison de campagne aux environs de New York ». Le « héros » (je mets évidemment des guillemets à héros), Karl Rossmann est en visite – parce qu’il n’a pas su refuser, et c’est pour cette raison une visite angoissante, intranquille – dans une immense propriété. Vite mal à l’aise, il fait tout, dans les limites de la courtoisie, pour quitter les lieux. Il tente tous les prétextes, et ses hôtes, les sinistres Green et Pollunder, finissent par céder. Mais Rossmann ne pourra pas partir avant minuit, puisque c’est à minuit pile que Green doit lui remettre, selon des indications précises, une lettre signée de l’oncle de Rossmann. Pendant près d’une heure, Rossmann devra donc patienter : sans lecture de cette lettre, pas d’autorisation de partir – d’autant que cette lettre, a annoncé Green, concerne les modalités du retour à New York. Rossmann, pour tuer le temps, visite la propriété, ce qui donne lieu à de nombreux sous-épisodes drôles, très drôles, et terrifiants. Enfin, minuit arrive. Green remet la lettre à Rossmann : son oncle lui dit que, n’étant pas rentré à temps, il le renie et ne veut plus jamais entendre parler de lui. En gros, Rossmann n’avait que la permission de minuit, et c’est à minuit qu’on devait lui remettre la lettre concernant son infraction horaire de dépassement de minuit ! Car avant minuit, il n’était pas en faute. Mais après minuit, il l’était définitivement. Voici, de manière géniale, expérimentée dans le roman de Kafka la notion de « point gris ». Le point gris de Klee, c’est le minuit de Karl Rossmann. A partir de ce point (de cette heure) de non-retour, un monde nouveau, effectivement, va s’ouvrir pour Karl : et ce monde nouveau, précisément, c’est l’Amérique, c’est-à-dire le Nouveau Monde.



new-yorkMinuit est la « limite ultime » ?

Exactement ! Le minuit de Karl Rossmann dans Amerika correspond à la limite ultime du Traité Berakhot. Kafka emploie l’expression de « délai ultime ». Il faudrait que je regarde en allemand, mais l’édition que je possède ici, celle de Bernard Lortholary, traduit « délai ultime ». Voici la phrase : « Est-ce que l’enveloppe ne dit pas très clairement que minuit devait être pour moi le délai ultime ? » Le point gris, la limite ultime, le délai ultime : point du maximum d’intranquillité, que nous allons tenter, je l’espère, de circonscrire encore plus précisément, ensemble. Je n’aime toutefois pas le mot « délai », qui paraît un peu académique, ou du moins administratif – la traduction, en cela, est bonne. Mais le mot « limite » est évidemment plus fort. Il tranche de manière, non pas administrative, bureaucratique, mais existentielle, mais métaphysique. Le Talmud emploie une expression que j’aime beaucoup : la « colonne de l’aurore ». Ce pourrait être un beau titre, quoi qu’un peu parnassien peut-être, sur l’eschatologie. Le moment, dit le Talmud, où « se lève la colonne de l’aurore » est difficile à déterminer. On s’en doute, ce n’est pas là seulement une question d’astronomie.

Propos recueillis par Nelson de Oliveira.

Un commentaire

  1. « la collone de l’aurore »… j’aurai choisi « le manteau de l’aurore ».celui qui se leve avant les premieres lueurs du jour voit depuit l’est s’etendre doucement ce manteau de lumiere d’abord vert puis bleu puis orange puis jaune