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L’enfant trouvé

 

Freud remarquait que la plupart des civilisations se fondaient sur le mythe d’un enfant trouvé : Gilgamesh, Sargon, Cyrus, Œdipe, Romulus, etc., fils de roi ou de dieu abandonnés à la suite d’une prophétie tragique, recueillis par des gens de peu, berger ou paysan, voire par une louve ou une chèvre ; mythe qui prédit que ces princes, après nombre de péripéties, seront rétablis dans leurs droits dynastiques et couronnés roi ou dieu à leur tour — encore qu’à former cette théorie Freud ne convoquait pas explicitement dans son maillage Horus, Eshmoun ou Jésus, lesquels lui auraient pourtant fourni des récits convergents.

Le pharaon était l’Horus vivant, Alexandre le fils de Zeus, César le descendant de Vénus. Les princes capétiens se donnaient pour ancêtre le roi David. Les princes musulmans se reliaient au prophète Mahomet de la même manière, en visant le même objectif. « Comme il aurait été difficile de faire de Napoléon le fils de Jupiter Ammon par le serpent aimé d’Olympias ou le petit-fils de Vénus par Anchise, de savants affranchis trouvèrent une autre merveille à leur usage », notait Chateaubriand. « Ils démontrèrent à l’empereur qu’il descendait en ligne directe du Masque de fer. »[1] La conquête d’un empire, l’arrivée dans l’histoire d’une nouvelle dynastie, la substitution d’une religion à une autre rappellent le même travail narratif. Il n’affecte pas uniquement la biographie des grands hommes. Il conditionne toute littérature. Regardez-moi. On m’a sûrement fait une farce. Comment mes parents pourraient-ils être mes vrais parents ? Ils m’offrent des conditions d’existence beaucoup trop précaires. Sans le pouvoir de s’inventer une famille, il n’y aurait pas de roman.

À Sumer ou sur les bords du Nil, quand elle apparut, l’écriture répertoria d’abord les réserves alimentaires engrangées dans les silos d’une cité. En les signalant, le scribe donnait une existence aux choses, sans qu’on eût besoin d’aller vérifier sur place si elles s’y trouvaient réellement. On lui faisait confiance. Ce n’était pas rien. La survie d’une cité dépendait de ses stocks, de ses munitions, de son trésor et, en somme, de sa mémoire. Lorsqu’il atteint l’âge de deux ou trois ans, l’enfant laisse son système optique agir selon le même principe, avec la même confiance : il n’a plus besoin de toucher les choses pour s’assurer qu’elles existent. Seulement, pour se profiler, l’objet réclame le lieu de dépôt où garantir sa surobjectivité. La banque de France garantissait jadis la convertibilité d’un billet en or. La vue me transfère la même espèce de garantie, sans quoi je ne serais pas aussi sûr de moi.

Vous voyez l’instance surobjective, la « conscience suprême capable de sympathiser immédiatement et de communiquer télépathiquement » que Bergson requérait[2], eh bien c’est moi. Je me vois. C’est fantastique. Tous les enfants se conforment à ce réflexe quand la mémoire oculaire opère le dédoublement où se « filmer ». Comme le directeur d’une banque centrale, mon cerveau imprime du papier-monnaie en quelque sorte, en me façonnant une image visuelle. Je me constitue un portefeuille. Qu’est-ce que je serais sans ce capital ? La mémoire oculaire fait mieux : elle me permet d’accéder à l’imprimerie. Eh oui, maintenant, je peux me fabriquer des souvenirs.

L’enfant aveugle que je traîne derrière moi n’a qu’à bien se tenir. Comment concevrais-je que c’est à lui que je dois ma vision ? C’est lui, en réalité, qui m’offre des conditions d’existence beaucoup trop précaires, sinon je n’éprouverais pas le besoin de m’inventer une généalogie. « La source de toute cette invention est ce que nous nommons le roman familial de l’enfant, par quoi il réagit aux changements qui se manifestent dans ses relations affectives avec ses parents », expliquait Freud. « Les deux familles du mythe, celle de haut rang et celle d’humble condition, sont donc toutes les deux des reflets de la famille de l’enfant, tels qu’ils lui apparaissent à des époques successives de son existence. »[3] La biographie du narrateur proustien emprunte à son tour le même itinéraire, à ceci près que la famille illustre qui l’admet dans sa coterie, se dédouble du côté de Guermantes et du côté de chez Swann. Certes, à la fin du cycle narratif, ces deux branches n’en formeront plus qu’une seule, cependant elles construisent un édifice plus sophistiqué que celui qu’envisage Freud, mais surtout plus tendu, plus tordu, inévitablement, par l’effet des tensions et des vibrations entre les deux côtés.

Comment les parents qui donnèrent naissance à un aveugle, et ceux qui maintenant font naître un clairvoyant, pourraient-ils être les mêmes ? Ce que restitue le roman familial, c’est la révolution que produit la vue. Mais elle sollicite autant le regard que je me porte que celui que l’on porte sur moi.

Comment, sachant probablement que j’ai toute ma vie connu des duchesses de Guermantes, n’avez-vous pas compris l’effort qu’il m’avait fallu faire pour me mettre à la place de quelqu’un qui n’en connaîtrait pas et souhaiterait d’en connaître ? Là, comme pour le rêve, etc., etc., j’ai tâché de voir les choses du dedans, d’étudier l’imagination. Les romanciers snobs, ce sont ceux qui, du dehors, peignent ironiquement le snobisme qu’ils pratiquent, assurait Proust à Souday[4], par un rappel au temps de son adoption par Mme Straus et de ses débuts dans son salon ; lointain passé alors, en 1920, sur quoi il revenait pour éviter à un critique de se méprendre quant au phénomène de cette adoption. Il lui faisait surtout remarquer que les Guermantes, désormais, prenaient valeur de personnages de lanterne magique sur l’écran de projection où observer le surobjet, l’opérateur suggestif, l’agent publicitaire qui conditionne les habitudes de consommation de son narrateur et l’architecture de son roman.

L’adoption crée un trouble. En s’attardant sur le récit de la vie de Moïse, Freud repérait une zone tourbillonnaire dans la structure mythique de son enfant trouvé. Le cas du fondateur du judaïsme posait un problème : « Ici, la première famille [biologique], d’ordinaire de haut rang, est fort modeste. La seconde famille [adoptive], en revanche, est remplacée par la maison royale d’Egypte. »[5] Schéma que la Recherche relaie à son tour. Si la famille du Narrateur appartient à une bourgeoisie fort respectable de rentiers, d’agents de change, de hauts fonctionnaires, cette famille se confine dans un cercle infiniment moins prestigieux que celui des Guermantes. L’élégance de Swann, si appréciée dans la hiérarchie des valeurs de Paris (jusqu’à ce que s’accomplisse sa métamorphose en vieil Hébreu), tient également au privilège que lui confère son adoption par les Guermantes, à reproduire le même schéma lors d’une étape antérieure à la naissance de Marcel, lequel deviendra son successeur, avant que Bloch ne reprenne son relais ; adoption initiale dont j’ai ignoré le détail durant longtemps, jusqu’à ce que les confidences de Charlus à Brichot me laissent entrevoir comment Swann débuta à l’hôtel de Guermantes.

« En règle générale, la famille réelle coïncide avec la famille de basse condition, la famille inventée avec la famille de haut rang. Dans le cas de Moïse il nous a semblé que les choses se situaient différemment. » Et Freud d’affirmer avec un accent solennel et dramatique : « Si nous avons le courage de reconnaître à cette thèse une valeur générale et de lui soumettre également la légende de Moïse, il nous devient subitement clair que Moïse fut un Egyptien, probablement de haut rang, dont la légende a fait un Juif. »[6] Conclusion qui fut largement contestée ; mais, quel que soit le regard qu’on lui porte, reste que le récit biblique bouleverse la structure du mythe en y opérant la même sorte de basculement et de torsion que le roman proustien.

Gilbert l’aime beaucoup, parce qu’il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c’est toute une histoire. Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un Juif à cent mètres.[7] Gilbert de Guermantes énonce déjà, à sa manière, la thèse de Freud sur Moïse à considérer Swann comme un enfant naturel de la maison royale de France. Dans cette hypothèse, laquelle était d’ailleurs fausse, Swann, fils d’un catholique, fils lui-même d’un Bourbon et d’une catholique, n’avait rien que de chrétien.[8] Toutefois, avant d’être écartée, l’hypothèse offre à Swann le prestige qui, pour reposer sur une insinuation délirante, ne produit pas moins de remarquables effets romanesques.

La théologie construit une esthétique, jusqu’au sens le plus concret, par force de décrets de loi autant que par habitude. La vue se partage, sinon elle ne serait pas la vue. Elle assignait à Israël la position la moins enviable dans le tableau des castes qui ordonnait, tant en Orient qu’en Occident, la représentation du monde. Durant des siècles, elle imposa aux Juifs de ne pas se vêtir comme des chrétiens en chrétienté, ou comme des musulmans en terre d’islam, ni d’adopter les mêmes manières, ni le même langage. Cependant, en règle générale — et depuis des siècles là encore, depuis les temps bibliques, depuis l’arrivée de Joseph à la cour du pharaon — le personnel juif qui entourait les princes échappait à cette contrainte.

« J’ai cru que c’était un chrétien », songeait Madame Palatine en recevant le facteur du palais de Nancy qui lui remettait une lettre de sa fille, la duchesse de Lorraine, « mais voyant par la lettre qu’il était juif, j’en fus tout étonnée et lui dis en riant : “Je ne sais pas si vous êtes juif, mais je parierais que vous ne le resterez pas ; vous avez si peu l’air juif que je crois que vous avez eu un chrétien pour père.” »[9] Madame Palatine, elle aussi, anticipait la thèse de Freud.

Au service des cardinaux de Rohan qui, d’oncle en neveu, se transmettaient l’évêché de Strasbourg, Cerf Beer portait la perruque poudrée et l’habit à la française, sans devoir passer par l’humiliation du signum. Il possédait son propre hôtel à Strasbourg, où pourtant l’interdit de résidence qui frappait Israël depuis le XIVe siècle n’était toujours pas été levé dans les années 1780. Privilège que Beer devait à sa charge de Juif de cour au palais épiscopal, confondue avec celle de « syndic général de la nation juive d’Alsace ». Lui incombait de dresser les rôles de répartition des taxes dues par les juiveries alsaciennes au palais ; de négocier le calcul toujours délicat de l’assiette de l’impôt ; de plaider plus largement la cause de sa nation auprès du prince-évêque et des autorités royales, seigneuriales ou communales dont Israël relevait et qui chacune, sous des formes variées, prélevait une part de l’impôt. En étendant les frontières de la France jusqu’au Rhin, le Roi avait laissé au clergé, à la noblesse et aux sénats des provinces conquises, la providence d’un tel aliment, par dérogation au bannissement général des Juifs dans son royaume. Le magnifique train de vie du cardinal de Rohan puisait notamment à cette source.

Balzac s’inspira de Beer pour façonner le profil d’Aldrigger, le patron du futur baron de Nucingen, tout juste débutant alors. « Ch’édais pien sir », reconnaissait Aldrigger en célébrant son ancien employé « te de droufer le quir d’in Elzacien ! »[10] Un accent que Proust ne savait pas moins prendre : Crois-tu tout de même, me dit ma mère, si le père Swann — que tu n’as pas connu, il est vrai — avait pu penser qu’il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait « Ponchour Mezieurs » et le sang du duc de Guise ![11]

 

À un niveau qui ne le distinguait guère des ancêtres de Proust, l’ancêtre de Swann, Meyer-Amschel Rothschild avait débuté parmi les fripiers, les brocanteurs et les changeurs de la Judengasse de Francfort. L’Allemagne comptait alors plus de trois cents Etats souverains, réduits à de toutes petites principautés parfois, mais dont chacune disposait de sa propre monnaie où s’inscrivait la devise de sa maison souveraine, frappée par ses soins et la seule légale sur son territoire. Voyager d’un Etat à l’autre impliquait forcément les services d’un changeur pour convertir en devises locales les devises étrangères, mais encore les bijoux, les pièces d’argenterie, les monnaies n’ayant plus cours, bref tout objet pouvant être fondu (au sens propre) en monnaie officielle. Ce métier n’était pas exclusivement dévolu aux Juifs, loin de là — il suffisait à quiconque de payer patente pour l’exercer en Allemagne —, cependant le prêt sur gage les y prédestinait nécessairement, puisque, de fait, il incombait à l’usurier d’échanger contre un produit usagé des espèces neuves. La procédure, dans un cas comme l’autre, revenait au même. Si la valeur du gage cédé à l’usurier était entamée d’un taux d’intérêt important, il apportait au gageur la contrepartie d’un capital réalisé dans l’unique monnaie légalement admise, de sorte que le taux de change dépendait du taux de l’usure qui s’établissait sur le marché de la Judengasse.

En lui rétrocédant les bénéfices de l’usure, l’impôt sur les Juifs offrait au prince le moyen de constituer une barrière douanière et une taxe à la consommation, en installant le socle d’une économie de marché basée sur la concurrence entre changeurs. Mais, s’ils se concurrençaient, les changeurs n’obéissaient pas moins aux directives du trésor de l’Etat. Ils triaient à son service comme des chercheurs d’or. Ils écartaient les pièces falsifiées ou celles des principicules qui ne valaient rien de plus que le prix de leur poids en métal. Ils mettaient de côté les guinées anglaises, les florins hollandais, les livres françaises, lesquels donnaient accès à aux marchandises les plus appréciées, négociables à moindre coût puisque ces devises épargnaient aux commerçants étrangers les opérations de change. Ils formaient en somme une administration fiscale. Cependant, sur ce marché, circulaient aussi, parmi des vieilleries de toutes natures, des médailles de la Renaissance, des objets d’orfèvrerie médiévaux, voire des monnaies ou des bronzes de la plus haute antiquité, exhumés et donnés à changer. À un changeur de savoir encore les repérer et reconnaître leur valeur intrinsèque avant de les envoyer à la fonte comme du vulgaire métal.

Plus encore que l’accent yiddish, Balzac appréciait les confidences de James de Rothschild. Il lui raconta peut-être comment son père débuta, humble employé chez ses cousins Oppenheimer à Hanovre, penché sur son comptoir pour arracher au fleuve du marché d’admirables monnaies grecques ou romaines, et comment il acquit peu à peu à sa boutique une clientèle d’antiquaires et de collectionneurs. Elle lui valut bientôt d’être présenté au prince de Hesse-Cassel, lequel l’agréa en 1769 comme agent chargé de sélectionner les plus belles pièces pour ses collections.

Admis dans l’entourage d’un souverain, Rothschild y prenait des risques. Le supplice de Joseph Süss Oppenheimer, l’intendant des finances du duc de Wurtemberg, ou la chute de son cousin Samuel Oppenheimer, chargé des mêmes fonctions auprès de l’empereur d’Allemagne, rappelaient des souvenirs qui n’avaient rien d’agréable. Au service du pacha de Syrie, Haïm Farhi connut une fin aussi tragique en 1820. L’affaire de Damas qui mobilisa Crémieux remettait en jeu les mêmes données en 1840, en anticipant l’affaire Dreyfus. La mort d’un prince livrait son personnel juif aux aléas de sa succession. Peu après les fastes de son sacre au trône de Hongrie, alors que se préparait la guerre de succession d’Autriche en 1742, la future impératrice Marie-Thérèse réclama deux cent quarante mille florins à Wolf Wertheimer, le Juif attitré à la cour de Vienne, sous la menace d’expulser Israël de ses Etats. Israël ne disposait que du statut de nation étrangère, soumise à un chantage perpétuel. Elle ne procurait pas qu’une rançon au prince, elle le dotait du moyen de contrôler son économie et d’un remarquable outil de gouvernement, en lui fournissant des serviteurs d’autant plus dévoués qu’ils dépendaient entièrement de sa protection et qu’ils étaient détestés par ses sujets.

Dans les limites que lui concédaient les règles féodales et corporatives qui organisaient les sociétés d’Ancien Régime, la formation d’un capitalisme d’Etat — lequel confondait largement encore, dans les faits sinon en droit, la fortune personnelle du prince avec celle de son domaine institutionnel — réclamait le ressort du ghetto. La rue aux Juifs de Paris (l’actuelle rue Ferdinand Duval près de la rue des Rosiers) jouxtait l’enceinte de l’hôtel Saint-Paul où résidait la cour de France au XIVe siècle. Ce n’était pas par hasard. Située généralement aux abords du palais du souverain, la juiverie lui devait l’assurance, au moins virtuelle, d’un secours en cas d’émeute. A la fin du XVIIIe siècle, les Juifs ne trouvaient plus d’asile en Occident qu’en s’émiettant à travers les Etats allemands, hollandais ou italiens, par groupes de quelques dizaines de familles, voire par exception, à Amsterdam, Venise ou Francfort, de quelques centaines tout au plus. Mais la masse juive qui avait fui en Europe orientale ou en terre d’Islam se soumettait au même genre de chantage. Le schtetl installé au voisinage du château, le mellah adossé à la muraille de la casbah, ne constituait pas moins un ghetto où devoir acheter l’indulgence d’un prince.

On ne traversait pas l’Afrique du Nord, le Levant ou l’Europe sans passer par des centaines de frontières et de péages. Elles réclamaient autant d’opérations de change ou de douane. S’ils collectaient des taxes, les Juifs servaient également d’aubergistes, de palefreniers, de cochers — ou de muletiers et d’interprètes en Orient. Parmi les plus habiles ou les plus lettrés d’entre eux, le prince recrutait ses valets de poste, ses facteurs, ses copistes, ses comptables, et enfin l’intendant à qui confier la responsabilité de diriger ce personnel et de régir sa maison. S’y formait la société juive dont Madame Palatine appréciait déjà les manières et qui gagna Paris, Londres ou New York au XIXe siècle. Mais, s’ils représentaient Israël auprès des princes, ceux-là ne rassemblaient qu’une infime minorité parmi les leurs. Il y avait quatre mille Juifs à Paris dans les années 1840, à peu près autant qu’à Londres ou qu’à New York. Il y en avait quatre cent mille en Allemagne ; quatre millions en Russie. Balzac, qui n’avaient jamais connu à Paris que des Juifs en habit et en cravate, ne revenait pas de voir à quoi ressemblait Israël sur les routes qui menaient au château de la comtesse Hanska.

« Archisaloperie », écrivait le président de Brosses pour décrire d’un mot le ghetto de Rome en 1739[12]. Entassés dans des conditions sordides, empêchés d’exercer tout autre métier, les Juifs romains ne vivaient que de chiffonnage et de triage de déchets. Les juiveries d’Alsace et de Lorraine présentaient alors un aspect presque aussi misérable. Les ancêtres de Proust ne payaient guère de mine. Leurs marchés aux puces n’alimentaient pas moins les caisses du prince-évèque de Strasbourg et du duc de Lorraine. Le discours de la dégénérescence y trouva un appui d’autant plus consistant qu’il s’accordait avec l’esthétique qui, depuis plus d’un millénaire, façonnait la figure de la synagogue aveugle. « Nation dégénérée, à qui ni la gloire, ni l’honneur, ni rien de tout ce qui flatte le cœur de l’homme ne peut appartenir », constatait Lacretelle[13] dans une plaidoirie destinée pourtant à soutenir l’admission des Juifs de Metz dans les guildes de la commune en 1776. L’abbé Grégoire, qui plaida également pour qu’on accordât le droit de cité aux Juifs, ne constatait pas moins : « Si les Juifs n’étaient que sauvages, on aurait plus de facilité pour les régénérer. »[14] Sur les routes allemandes, les écriteaux qui, aux abords des villes, interdisaient leurs accès « aux Juifs, aux vagabonds et aux Français »[15], après que la Révolution eut produit ses émigrés, rappelaient à l’aristocratie française que l’exil constituait à soi seul la sentence d’une peine à perpétuité. Sans terre où s’inscrire, sans rempart où se défendre, sans péage où profiter de sa souveraineté, la noblesse ne signifiait plus rien, sauf son impuissance et sa déchéance. Si le discours de la dégénérescence lui donnait une portée médicale, il prenait en compte les mêmes valeurs historiques. Il anticipait le tableau clinique, mais pas moins esthétique, où l’aristocrate, désormais « pourri », ne valait guère mieux que le Juif.

Chassé de ses Etats par l’armée française en 1806, le prince-électeur de Hesse prit à son tour la route de l’exil. En rassemblant les restes de la fortune de son maître, Rothschild changeait de métier. Il n’était plus temps de fournir un palais ni de régir un domaine, dès lors que le palais et le domaine avaient été saisis par le nouvel empereur, mais de placer des capitaux à Londres ou à Paris, dans des entreprises maritimes ou industrielles, et d’y veiller avec soin, afin de faire parvenir au prince déchu de quoi vivre à l’étranger. Cela impliquait de fonder une véritable banque d’affaires, au sens moderne du mot. Quand Napoléon remembrait l’Allemagne en déblayant ses barrières féodales, la terre qui, depuis des millénaires, concentrait l’essentiel des investissements ne semblait plus si rassurante. L’économie en Angleterre et en France aspirait des mouvements de fonds considérables. Sans les guerres de la Révolution et de l’Empire, ses mouvements n’auraient jamais été aussi rapides ni aussi massifs. Ils répondaient à la nécessité de se constituer un capital mobile, lequel offrait plus de garantie maintenant qu’une fortune foncière.

Au service de leur maître en exil, les fils du vieux Rothschild s’étaient habitués à sillonner les routes de l’Europe. Ils installèrent des succursales ou des représentants dans la plupart des capitales afin de donner à leur clientèle les mêmes avantages qu’au prince de Hesse. Ils étaient loin d’être les seuls à drainer les investissements de l’aristocratie vers les grandes entreprises et les finances publiques, mais eux apportaient au corps diplomatique des services incomparables, qui distinguaient leur banque entre toutes — distinction qu’ils devaient autant au crédit acquis auprès du prince de Hesse qu’à leur génie des transports.

Depuis longtemps déjà les consuls européens en poste à Tanger, à Alger, à Tunis, au Caire, à Damas, requéraient les services d’un interprète juif. Tourdjoumân en arabe, ce que les Français appelaient un « drogman ».  Quand Delacroix visita le Maroc en 1832, Abraham Benchimol occupait cet emploi auprès du consul de France. S’il traduisait l’arabe en français, il ne maintenait pas moins le train de vie de l’ambassade. Il avançait des fonds aux diplomates. Il garantissait des marchés entre la France et le Maroc. Les Rothschild prirent cette fonction en Europe et la développèrent mieux que personne lorsque, dans les années 1820, ils entrèrent au service du prince de Metternich, le chancelier d’Autriche, du duc de Wellington, le Premier ministre anglais, et du comte de Villèle, le Premier ministre français.

Balzac rencontra James et Betty de Rothschild durant un séjour à Aix-les-Bains, en route vers l’Italie, en suivant la marquise de Castries et son oncle, le duc de Fitz-James qui venait alors, en 1832, de prendre la tête du parti légitimiste. Les Révolutions rendaient les grands seigneurs de plus en plus mobiles. Ils y acquerraient le goût des voyages. Ils exigeaient les mêmes services que les diplomates. Même si la plupart des péages féodaux étaient tombés, il leur fallait franchir des douanes nationales et procéder à des opérations de change, mais également effectuer des transferts de fonds, comme Fitz-James, pour maintenir le train de vie des Bourbon en exil.

Amoureux dépité de la marquise de Castries, Balzac n’atteignit jamais l’Italie. Toutefois il apprécia à Aix-les-Bains le charme d’une société cosmopolite avant la lettre, réduite encore à ce qu’il appelait le faubourg Saint-Germain, mais qui prenait déjà l’habitude des stations thermales, des palaces, des casinos. La construction de chemins de fer permit d’élargir considérablement ce cercle. Si les Rothschild y jouèrent un rôle majeur, il ne s’agissait plus pour eux de faciliter seulement les voyages des princes et de leurs ambassadeurs, mais de donner à des passagers bien plus classiques, et bien plus nombreux, le moyen de se déplacer aussi rapidement et de gagner les mêmes centres d’intérêt.

Les distances, observait Proust, ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées.[16] Les Rothschild s’intéressaient maintenant aux automobiles. Ils comptaient parmi les commanditaires de l’usine Rolls-Royce pour fournir en véhicules la compagnie de taxis qu’ils venaient de créer. Comme les équipages qu’au siècle précédent ils mettaient à la disposition de leur clientèle, ces taxis appartenaient aux services qu’impliquait leur métier de banquiers. Ils en avaient confié la direction à Jacques Bizet, le fils de Mme Straus, l’un des modèles présumés de Saint-Loup. Quand à Cabourg, en été 1907, Proust éprouva le besoin de s’initier à l’automobile, Bizet lui recommanda Alfred Agostinelli, un chauffeur-mécanicien remarquable, à peine âgé de dix-neuf ans, qu’il avait recruté à Monaco. Il ne rappelait pas moins à Proust le nom de Baalbek, lequel s’accordait si puissamment à celui de Cabourg qu’il soulevait les sables de la plage du Grand Hôtel comme ceux du désert qui menait jadis jusqu’en Inde ou en Chine.

Le Levant ne s’était émancipé de l’autorité de l’Egypte qu’à se fragmenter en une mosaïque de petits Etats, réduits à des cités côtières comme Tyr ou Sidon, difficilement accessibles sauf par voie maritime, ou à des petits royaumes comme ceux de Baalbek, de Damas, de Samarie, de Jérusalem aussi difficiles d’accès. Aux portes du désert, le climat exigeait de savoir monter un chameau, technique pastorale et caravanière qui ne fut mise au point que vers le IXe siècle avant l’ère chrétienne — ce qui permet de dater la Bible, puisque le transport par chameaux est déjà d’un usage courant dans ses récits et qu’il apparaît précisément lorsque Abraham entre en scène.

Devoir se déplacer dans une zone aride obligeait les empires à installer sur les routes des garnisons de loin en loin, à une distance d’une journée de marche, et à les ravitailler en eau lorsqu’elles ne disposaient pas d’un puit — quand le chameau permettait aux commerçants cananéens de franchir des distances bien plus longues en allant bien plus vite, et d’éviter les routes balisées par les postes impériaux où il fallait régler péage. À ces marchands, maintenant, de tracer leurs propres pistes dans le désert. Apprendre qu’il existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière, note le Narrateur en se laissant affecter par la même révolution. Nous le comprîmes dès que la voiture, s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellent cheval.[17]

À solliciter des vitesses jusqu’alors inimaginables pour qui allait à cheval, les lignes de chemin de fer n’imposaient pas moins les mêmes contraintes que les routes impériales entre Egypte et Mésopotamie, alors que le chameau offrait le moyen de créer un itinéraire à son choix, d’éviter les taxes et de gagner des territoires jusqu’alors interdits aux hommes, comme lorsque les navires marchands conquirent la haute mer. Autant que les ports grecs ou levantins, les cités cananéennes délinéaient les voies d’un commerce qui s’étendait déjà très loin devant soi. Cependant le voyage à travers les sables ne donnait pas qu’à des marchands le pouvoir de se dégager de l’emprise impériale, il réclamait une nouvelle écriture et ouvrait la perspective d’un nouveau paysage mental.

Aussi doué qu’un chamelier du IXe siècle, Agostinelli donnait la joie à Proust de passer par les routes de traverse qui, précisément, lui avaient paru si longtemps inaccessibles, et de resserrer le rapport de l’espace au temps en changeant les données dont dépend la vue. Les lieux, écrivait-il, qui prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes, et sur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient se poser dans un seul après-midi, délivrés maintenant par le géant aux bottes de sept lieues, vinrent assembler autour de l’heure de notre goûter leurs clochers et leurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinant s’empressait de découvrir.[18]

Proust entreprenait des repérages en quelque sorte, où se façonner un nouvel outil de vision et constituer comme les prises de vues dont il tirerait les paysages de la Recherche : À ma droite, à ma gauche, devant moi, le vitrage de l’automobile, que je gardais fermé, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée de septembre que, même à l’air libre, on ne voyait qu’à travers une sorte de transparence.[19]

Proust était sorti d’une cure de désintoxication qui avait lamentablement échoué l’année précédente. L’encens qui brûlait jadis dans les coupes à offrande du Temple où la liturgie des anciens Hébreux exigeait son usage, l’encens brûlait toujours en pensée pendant que la vitre de la voiture réfractait la route comme sur le verre d’une caméra, en suscitant la même espèce d’hallucination que sous l’effet d’une de ses drogues. « À ce débat, il faut restituer son pathétique, précisait Barthes. Proust cherche une forme qui recueille la souffrance (il vient de la connaître, absolue, avec la mort de sa mère). »[20] Agostinelli n’avait pas encore pris le nom de Marcel Swann, mais déjà Proust fixait le rétroviseur où l’observer au volant. S’éprouvait entre eux comme un air de famille. Les cheveux bruns, la moustache réduite à un duvet sur les lèvres du chauffeur, alors qu’elle épaississait sur celles de son client, mêlée à une barbe d’homme ; le noir des yeux qui semblait luire d’insomnie chez l’un, de jeunesse et de soif de vie chez l’autre ; tout cela ne l’expliquait pas à soi seul. Il était un autre genre de ressemblance qui tenait en eux à la même espèce d’audace, fondue dans une retenue et une timidité feintes, comme chez l’enfant que Mme Straus asseyait jadis sur un tabouret près d’elle en signifiant qu’elle l’adoptait parmi ses siens.

Cet Auteuil de mon enfance, — de mon enfance et de sa jeunesse, — qu’évoque Jacques Blanche, je comprends qu’il s’y reporte avec plaisir comme à tout ce qui a émigré du monde visible dans l’invisible, écrivait Proust en préfaçant les Propos de peintre de son propre portraitiste à l’âge où il allait au bal avec les Straus, quand Méséglise ne se séparait pas encore de Guermantes.

Parsemé d’hôtels d’Ancien Régime comme celui de la princesse de Lamballe, devenu clinique du docteur Blanche et tristement déchu, ou celui des Clermont-Tonnerre où l’on menait toujours une vie brillante, Auteuil lui offrait une teinte de province encore plus contrastée qu’au faubourg Saint-Germain, d’autant que le quartier profitait de l’essor urbain qui transformait, à la périphérie du village, la campagne aux abords du bois de Boulogne en un arrondissement aéré et élégant, dessiné par des alignements de platanes et orné de villas bourgeoises comme celle des Weil. Mais cet Auteuil-là, précisait Proust, m’intéresse encore davantage comme un petit coin de terre observable à deux époques, assez distantes, de son voyage à travers le Temps.[21]

En passant le portail de la rue La Fontaine, il pouvait descendre sa pente jusqu’à la plaine du Point-du-jour où se trouvait la propriété des Delessert qu’avaient fréquentée Chateaubriand, Stendhal et Flaubert ; propriété aujourd’hui disparue, sur quoi s’étend maintenant l’avenue Marcel Proust. De là, il pouvait gravir l’escalier creusé dans la colline de Passy en longeant la clôture de l’ancienne maison de Balzac pour rejoindre la rue Raynouard et l’hôtel de Clermont-Tonnerre, ou un peu plus haut celui de Robert de Montesquiou — itinéraire qui lui devint familier, où chacun peut encore marcher dans ses pas.

Mais Proust pouvait aussi prendre par l’autre côté, et remonter la rue La Fontaine vers l’Ecole normale israélite orientale, jusqu’aux limites de Paris où elle rejoignait la rue d’Auteuil, non loin de la maison de Bergson. Franchissant les fortifications, elle s’enfonçait dans le Bois, devenant plus noblement « avenue de la Porte d’Auteuil », et elle suivait longtemps, jusqu’à la Seine, les grilles du parc du château de Boulogne — le domaine des Rothschild. Promenade du côté de chez Swann ; mais, également, par la longue avenue jusqu’au fleuve, puis, en se tournant vers le parc, par la vue sur les serres botaniques et sur l’étang, promenade du côté de Guermantes. Est-ce nécessairement si contradictoire ? Ce nom de Guermantes, Proust ne l’extrayait-il pas d’un domaine réel, en Seine-et-Marne, mitoyen des terres de Ferrières, le lieu le plus emblématique des princes d’Israël ?

Boulogne n’était pas aussi monumental mais possédait la particularité d’un étang où l’on avait acclimaté des nymphéas du Japon, chose assez rare alors en France, que l’on venait admirer de très loin parfois, car ce parc s’ouvrait volontiers aux visiteurs, et il suscita chez Monet l’envie d’en créer un du même genre à Giverny. Ainsi, au fil de l’eau, en allant vers Guermantes, le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas.[22] Si les grandes serres ont disparu, les nymphéas ont résisté à l’étreinte du siècle et aux dévastations de l’occupation nazie, et ils se répandent, aujourd’hui encore, sur les rives de l’étang du parc finalement offert à la municipalité de Boulogne et devenu public. Alors, dans les années 1880, l’enfant Proust put y concevoir un roman émané du nom de Rothschild, et comme retenu dans ce lieu et ses nymphéas. Le hasard, un siècle plus tard, à moins que ce ne soit un peu du même roman, a conduit Marguerite Duras à faire de ce lieu le décor d’India Song, puis à lui consacrer entièrement un second film — Son nom de Venise dans Calcutta désert — avec la coïncidence que, dans la littérature et le cinéma de Duras, le nom de Venise rappelle la lecture inlassable de Proust ; et cette autre coïncidence que ce lieu que Duras filmait aussi inlassablement, ce Calcutta laissé à l’abandon après la Deuxième Guerre, actualisait dans les années 1970 l’image désastreuse, mais de pure fiction encore, du paysage de Combray et de ses côtés ravagés par la guerre précédente, celle du Temps retrouvé. Dans ses Mémoires, Elizabeth de Clermont-Tonnerre évoquait déjà ce lieu en lui donnant la même couleur proustienne, rattachée maintenant à sa propre enfance et, en renjambant le siècle, aux années 1880 : « L’été, nous allions jouer dans le parc Rothschild à Boulogne, et nous revenions parmi une jonchée de lilas de Perse, d’aubépines roses et de seringas dont nous avions rempli la voiture. »[23] La duchesse dit l’été, mais la petite fille en elle — si proche de Gilberte pourtant — se trompe puisqu’elle ressuscite les aubépines roses de mai. À l’emplacement qu’occupe aujourd’hui l’hôpital Ambroise Paré, la clinique du docteur Sollier s’était construite en lisière de ce parc et Proust, durant sa cure de désintoxication en janvier 1906, observait ce paysage, dénudé par l’hiver, quand il décida se « lancer » dans la Recherche.

Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait, songe le Narrateur au départ de sa quête[24]. Il ignore encore qu’il se trouve dans une clinique en cure de désintoxication. Il dort. Ce qu’il voit, c’est le « film » que son cerveau produit. Cinématographie qui n’est propre pas qu’à l’espèce humaine : la plupart des mammifères et des oiseaux en sont dotés. Dans l’un des laboratoires qui se sont spécialisés depuis une trentaine d’années dans l’étude du sommeil, des chercheurs ont activé chez un chimpanzé le réflexe d’appuyer sur un bouton à chaque fois qu’on lui présentait un film. Endormi, aussitôt que son électro-encéphalogramme décrivait les oscillations qui signalent le travail du rêve, le singe pressait instinctivement sur le bouton[25]. La production cérébrale d’un spectacle onirique dépend d’un processus qui précède l’apparition de la parole, et pourtant voilà un spectacle qui, sûrement, exige déjà un langage, une écriture, une littérature avec l’expérience d’un « réalisateur ». L’animal est un cinéaste sans le savoir.

Durant les dernières semaines de sa vie prénatale, le fœtus se découvre ce don comme en s’installant dans une salle de cinéma, l’aveugle de naissance également, alors qu’il est dépourvu de toute mémoire visuelle. Il ne sait pas encore voir, mais déjà il lit le roman qu’il écrit, du moins il constitue les images mentales dont il est à la fois l’opérateur et le spectateur. Cette cinématographie qui, quand elle advient, ne laisse pas encore présager de perspective orale, cette langue commune à tous, et cependant d’une accroche unique en chacun, nous ne la devons qu’à la faculté de mémorisation de notre musculature.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres.[26] Les muscles ne permettent pas au corps de se mouvoir sans le contraindre à absorber ses sensations spatiales, à les réfracter, à les projeter sur l’écran cérébral. Je « filme » comme je respire. Je « filmais » alors que je ne pouvais même pas dire que j’étais moi, quand je n’étais encore que il. — Qui il ? — Eh bien, mon corps, conçoit le Narrateur. Avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[27]

Comme l’animal, le corps est un cinéaste sans le savoir. Il me restitue non seulement la configuration des lieux où j’ai vécu, mais la présence des êtres qui les peuplaient et les sentiments que j’y éprouvais. Il conditionne mon existence, seulement j’ignore d’où je sors ; ou, si je m’en doute, je préfère oublier que je ne voyais pas alors avec mes yeux.

À la naissance, et pour longtemps, la bouche constitue le principal organe de reconnaissance. Sans muscles, les mâchoires, la langue, les lèvres ne serviraient à rien. Leurs récepteurs ne sélectionnent que les données du goût, de la texture, de la chaleur. Ce sont les muscles qui permettent de mordre, de sucer, d’enrober les choses, et d’apprécier leur consistance. Ce sont les muscles qui forment l’image en volume de l’objet. Les sens n’y ajoutent que des détails. Ce que Proust appelle son « corps », c’est l’enfant aveugle qu’il fut jadis, mais qu’il ne retrouve pas moins dès qu’il se laisse gagner par le sommeil.

En suçant son pouce le fœtus musclait sa bouche en éprouvant du plaisir. La masturbation entreprenait l’éducation de sa main en même temps qu’elle lui procurait un orgasme.Mais il faut du temps pour que la main prenne le relais de la bouche et qu’elle impose sa vision tactile. Établir la même sorte de relais entre la main et l’œil prendra encore plus longtemps. Ce n’est pas facile de muscler ses yeux et de se doter d’une vision purement optique. On n’y arrive jamais tout à fait.

L’œil n’est composé que de capteurs photosensibles dont les informations ne seraient guère utiles sans les muscles qui actionnent l’ouverture ou la fermeture des paupières, mais qui donnent surtout au regard une direction en modifiant la courbure de l’œil afin de fixer un objet et de faire le point sur lui. Imaginez une caméra vidéo dépourvue de toutes commandes. Voilà l’œil d’un nouveau-né. Ses capteurs n’enregistrent que des variations de lumière et de couleurs si floues et si émiettées qu’il les distingue à peine. Pour les distinguer, il faudrait encore qu’il y prête attention. Pourquoi les remarquerait-il ? Son œil ne détecte que des points, une sorte de neige comme sur un téléviseur déréglé. Les nourrissons s’en soucient si peu qu’ils dorment les yeux à demi-ouverts.

À conduire le dormeur de chambre en chambre jusqu’au ventre maternel, le travail du rêve suscite inévitablement une érection. Sans la plus-value du plaisir et sa disparition, l’enfant ne ferait attention à rien. Si elle l’excite, elle ne le motive pas moins. Elle le guide, elle éduque ses sens, elle construit sa pensée. Quelquefois, comme Eve naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant le sommeil. Fomée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait.[28] Le Narrateur restitue précisément cette expérience, banale mais pas moins scabreuse, qui rend si déroutantes les premières pages de la Recherche. « Je suis peut-être bouché à l’émeri, mais je ne puis comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit », concluait Alfred Humblot, l’un des éditeurs que sollicita Proust, en lui renvoyant son manuscrit.[29]

Pourtant, quand ils scannent le ventre maternel, les médecins observent souvent aujourd’hui le fœtus en train de se masturber, masturbation manuelle en règle générale, mais parfois aussi orogénitale. Le corps du fœtus est si souple qu’il permet une autofellation. Si Freud mettait en jeu la sexualité du nourrisson, il n’envisageait pas encore ce genre de scènes primitives. Leur souvenir n’affecte pas moins la mémoire. Elle conserve aux torsions du corps endormi, affecté par des réflexes musculaires, une qualité obscène d’autant plus troublante qu’elle diffère du modèle pornographique classique, pour renvoyer à ce qu’il y a de plus lointain dans l’enfance.

Lorsqu’elle s’ébaucha en Angleterre au début du XVIIIe siècle, avec la publication d’Onania du docteur Bekker, la théorie de la dégénérescence s’appuyait sur une pratique à laquelle la morale interdisait de songer, pratique qui ne cernait pas moins un enjeu dont dépendait l’avenir de l’espèce humaine, et fallait-il l’évoquer malgré son indécence. Ainsi s’engageait la croisade des Lumières contre le « dangereux supplément qui trompe la nature, témoignait Rousseau, et cause aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur et quelquefois de leur vie. »[30] Un ouvrage en français d’un médecin genevois, Tissot, publié en 1760, Le véritable traité sur les habitudes et plaisirs secrets, réédité à Paris durant cent cinquante ans, rappelait inlassablement l’exigence de ce combat. Il connaissait encore un succès de librairie en 1905.

L’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le dictionnaire Larousse, et combien d’autres ouvrages de vulgarisation médicale diffusaient ses thèses auprès du public le plus vaste, à décrire les symptômes du processus dégénératif avec un soin méticuleux : amoindrissement des facultés intellectuelles ; affaiblissement général du corps ; douleurs très vives dans tous les organes ; boutons, démangeaisons, dérèglements intestinaux, anémie, impuissance, etc. Reconnaissez le tableau clinique de la toxicomanie, sauf que ce n’était pas la drogue alors, mais l’autosexualité qui constituait le toxique, avec le moteur qui allait réveiller le serpent vénérien lové en chaque enfant dès l’instant de sa conception.

« L’amour de soi, adapté comme principe de toutes nos maximes, est précisément la source du mal », affirmait Kant.[31] À dénoncer si fermement la masturbation par où l’être révélait sa contre-nature, les Lumières mettaient en cause l’illusion pieuse qui, durant des siècles, avait conduit à célébrer l’innocence de l’enfant, pour se confronter à sa perversité et à sa vocation instinctive au mal.

Les historiens ont longtemps cru que, par le nom d’Habirous, les anciens Egyptiens désignaient les Hébreux et les Arabes, indifférenciés encore. Le terme regroupait, semble-t-il, une population bien plus large — d’hommes du désert, de bédouins, de pasteurs, de vagabonds, de nomades en tout genre, infestant les frontières de l’empire et maintenus, autant de possible, à distance. Le terme visait en somme les Barbares, les autres en langue grecque ; ceux que les Romains appelleraient bientôt les Saturniens, mais en élargissant le cercle. Il ne comprenait pas que les étrangers et les esclaves ; le cercle de Saturne impliquait également les impudiques, les déments, les criminels, les aveugles, les passionnés au sens propre, soumis aux fièvres de la passion plutôt qu’aux dogmes de la raison. Ils deviendraient les Sataniques en langue chrétienne, dans un cercle toujours plus élargi, et maintenant aux sorciers, aux sodomites, aux Juifs. Mais on n’avait encore jamais songé à y loger les enfants.

« L’enfant, le vivant portrait vivant de sa mère, tenait d’elle un teint olivâtre et de beaux yeux noirs, spirituellement mélancoliques. Tous les caractères de la beauté juive polonaise se trouvaient dans cette tête chevelue, trop forte pour le corps frêle auquel elle appartenait », observait Balzac en présentant au docteur Benassis, son médecin de campagne, un cas d’espèce — « un jeune homme maigre et chétif, qui paraissait n’avoir que douze ans, quoiqu’il entrât dans sa seizième année » — où s’entrevoient les traits, avant la lettre, du petit Proust, encore qu’il profile autant le petit Juif en voie d’émancipation. « Nous ferons un homme de cet enfant. Nous vivrons ensemble comme deux camarades, mon garçon ! Nous nous coucherons et nous nous lèverons de bonne heure. » De quoi souffre-t-il ? Demandez-vous plutôt comment il a pu se mettre dans cet état. Et dans quel état ! « Il n’est donc pas poitrinaire ? demanda Genestas au médecin en le prenant par le bras et l’entraînant à l’écart. — Pas plus que vous ni moi. — Mais qu’a-t-il ? — Bah ! répondit Benassis, il est dans un mauvais moment, voilà tout. »[32]

Les médecins qui étudient aujourd’hui le sommeil constatent qu’il est caractérisé par « un certain nombre d’érections du pénis se succédant toutes les quatre-vingt-dix minutes », en moyenne, durant les phases du rêve.[33] Phénomène qui affecte, à quelques exceptions près, tous les individus, du moins les sujets masculins. Balzac ne pouvait guère l’ignorer. Les pères des ordres monastiques, et avant eux les talmudistes et les maîtres stoïciens portaient déjà beaucoup d’attention aux pollutions nocturnes. Toutefois ils ne donnaient pas à la masturbation le rôle central que lui concéderaient les médecins des Lumières. Le plaisir solitaire ne suscitait pas de scandale, sauf s’il accompagnait une exhibition, mais en règle générale il restait pudique. Or c’était la pudeur justement, son secret nécessaire, attaché à une pratique à laquelle l’enfant se soumet involontairement, au moins à l’origine, le fait que les Anciens aient préféré l’ignorer avec la même pudeur en définitive, puisqu’elle ne créait pas de désordre public, plutôt que de l’empêcher par un régime efficace, en la laissant se propager sans contrôle, qui permettait de confondre maintenant la masturbation avec la racine du mal. Proust, non plus, ne pouvait pas l’ignorer.

Un soir de 1930, Maurice Sachs conduisit Walter Benjamin dans une maison de passe qui devenait une sorte de musée Marcel Proust avant la lettre, bien que depuis sa mort elle eût quitté la rue de l’Arcade pour la rue Saint-Lazare ; musée pas moins émouvant à sa manière que l’actuelle maison d’Illiers ; musée qui accueillait parfois, comme ce soir-là, un visiteur venu de très loin, non pour le plaisir du sexe, mais pour celui d’enquêter sur Proust, encore que l’un ne contredisait pas forcément l’autre. Albert Le Cuziat, le maître des lieux, y faisait défiler des gigolos déjà assez âgés qui, contre argent comptant, relataient en détail les manies érotiques de l’auteur de la Recherche. Sachs revint sur les mêmes histoires en livrant le Sabbat. À en croire ces récits, attestés également par Cocteau et par d’autres clients de la maison, Proust avait pris l’habitude d’arriver dans ce bordel avec « un paquet de photographies “d’amies illustres et chères” », résumait Painter. « Le garçon boucher ou le petit télégraphiste qui lui tenait compagnie les aurait certainement traitées avec beaucoup de respect, car le rite sacré qui consiste à regarder des photographies de famille ne se déroule nulle part avec plus de déférence spontanée que dans les milieux populaires. Au lieu de quoi le jeune homme, qui avait été dûment stylé par Albert, lorsqu’il aperçut le portrait de la princesse Hélène de Chimay, que Proust préférait entre toutes, se mit en devoir de s’écrier : “Alors qu’est-ce que c’est que cette poule-là ?” L’image ainsi exposée aux outrages était parfois celle de Mme Proust. »[34]

Si les médecins accordaient à l’hérédité de la syphilis un rôle essentiel dont dépendaient de près ou de loin toutes les pathologies humaines, ils ne conféraient pas moins aux mères le pouvoir de transmettre le mal vénérien à leur enfant. Cependant, alors, leur science admettait que les femmes — hormis les courtisanes et les débauchées soumises à de multiples partenaires —, que les femmes rangées en somme, mais qui s’étaient laissé tenter par une aventure d’un jour dont elles avaient soigneusement enfoui le secret, que ces femmes, infectées par un amant syphilitique, bénéficiaient souvent d’une immunité au mal, ou d’une longue durée de latence, même si elles ne contaminaient pas moins leur enfant.

Et d’accoucher d’un malade-né, victime d’une vérole ignorée mais virulente, d’autant plus difficile à dépister qu’en se déclarant, après avoir incubé chez sa génitrice, le mal débordait le domaine de ses atteintes les plus visibles pour causer des troubles qui, en apparence, n’avaient rien à voir avec la vérole. « Tout n’est que syphilis », concevait Huysmans. « Elle avait couru, sans jamais s’épuiser à travers les siècles ; aujourd’hui encore, elle sévissait, se dérobant en sournoises souffrances, se dissimulant sous les symptômes des migraines et des bronchites, des vapeurs et des gouttes. »[35] Ainsi la France des années 1880 s’initiait aux sophistications de la littérature décadente en même temps qu’aux lois tragiques de l’hérédité. Enflaient-elles au sein des familles une angoisse durable. Et pour peu qu’un ménage eût le malheur d’avoir un enfant souffrant d’une mauvaise santé chronique, en particulier d’une atteinte respiratoire, systématiquement rapportée alors au mal vénérien, elles ouvraient le chantier des soupçons les plus scabreux.

Si l’enfant Proust devait à ses crises d’étouffement de se scruter dans le miroir que lui tendait le névropathe, il pouvait aussi bien s’examiner dans celui que lui présentait l’hérédosyphilitique. L’un impliquait nécessairement l’autre, avec la tentation de projeter, par-delà soi, le visage de sa propre mère dans ce même miroir. « Qu’est-ce que c’est que cette pute ? » Le savoir clinique sollicitait lui-même ce questionnement et son enquête. Son asthme ne dépendait-il pas d’une liaison forcément coupable et insue nouée jadis par Jeanne Weil ? Et maintenant ne produisait-elle pas ses effets morbides chez son fils autant qu’elle déterminait en elle le travail du chagrin, du remords, du repentir ?

Remarquez qu’une bibliothèque médicale permet d’en tirer des adaptations imaginaires à quoi les descriptions méticuleuses du praticien ajoutent une esthétique que Balzac lui empruntait déjà, où Zola s’alimentait plus encore, mais que le savoir clinique renouvelle indéfiniment. « La syphilis héréditaire n’a pas de symptômes propres », constatait le docteur Fournier — alors le grand spécialiste français en la matière. « Les premières étapes de l’affection se caractérisent par les migraines, les éblouissements, les vertiges, les lourdeurs de tête, les fourmillements. » Elle produit « des dystrophiés moraux, des individus incomplets, lacunaires, cleptomanes ou débauchés, onanistes enragés ou criminels. »[36] Esthétique clinique sûrement éprouvante au regard d’un enfant — d’autant qu’il y reconnaît son propre cas —, esthétique bientôt atroce où à ses yeux et à ses sens, dégagée par un théorème spécialement sadien, sa jouissance s’initie à la qualité d’une volupté qu’il n’avait pas encore soupçonnée, où se crée l’addiction à soi et à son quartier réservé, dans le cercle où il rejoint le sabbat infernal des Habirous, des Barbares, des Saturniens, des Sataniques et, en somme, des Juifs.

Les thèses en médecine et en hygiène sociale ne s’arrêtaient pas qu’à la mère et à l’enfant, elles profilaient nécessairement la silhouette de l’amant hérédosyphilitique, sans quoi la dégénérescence n’aurait pu accomplir son œuvre. Il ne fallait pas l’oublier. Les Juifs sont atteints par « toutes les maladies qu’indique la corruption du sang », constatait Drumont, « par le mal immonde, l’araignée aux longues pattes agrippantes, toujours en vie, acharnée sur sa proie. C’est le mal de l’or, on le croirait, et pour guérir la lèpre héréditaire, ils vont se plonger pendant des journées entières dans les boues de Saint-Amand. L’or juif retourne ainsi à sa source. »[37] Par Saint-Amand, comprenez la station thermale où se soignaient les séducteurs juifs vérolés.

Le dangereux supplément qu’évoquait Rousseau anticipait la plus-value que théorisait Marx. Le plaisir solitaire sollicite forcément l’amour de soi qui, s’il isolait déjà la source du mal aux yeux de Kant, n’était pas moins dangereux au regard de l’auteur du Capital. Le masturbateur ne produit rien. Il profite d’un bénéfice dont il est le seul à jouir, au détriment de l’intérêt de l’espèce humaine, de la nature, de la vie. Il conduit inéluctablement à l’aliénation mentale et sociale. Voilà, précisément, ce qui définit le Juif en termes marxistes. Il est vrai que la langue courante le définissait ainsi depuis bien longtemps, en Orient comme en Occident.

En dénonçant le Juif Samuel Bernard, le banquier de Louis XIV, Voltaire posait un principe. Le duc Torlonia, le banquier du pape, n’était pas moins juif au regard de Stendhal, selon le même principe. La banque suffisait à faire du banquier un fils d’Israël. L’amour de l’or, l’appât du gain, le travail de l’avarice, de l’égoïsme, de l’individualisme fournissaient la preuve que vous en étiez sans qu’il eût besoin de pousser plus loin l’enquête généalogique. Peu importait vos ancêtres. Juif, vous pouviez toujours le devenir. Ce principe, véhiculé par l’habitude, Marx l’élevait à la dignité d’un concept en économie politique. Le culte du profit convertissait les chrétiens au judaïsme. La révolution industrielle accomplissait la révolution juive. Israël ne connaissait plus de limites. Israël, désormais, homogénéisait l’univers en soumettant chacun aux commandements du Capital, ce qui n’empêchait pas Marx de prédire sa dégénérescence. Sur ce point, au moins, sa dialectique s’accordait avec les fondements du discours médical et avec son développement au XIXe siècle.

« Cet amour sans amour, cette jalousie dont l’absurde va jusqu’à lui faire dire qu’il préfère savoir Albertine aux Trois Quartiers plutôt qu’au Bon Marché parce que le magasin est moins grand (il veut dire qu’elle fera de l’œil à moins de monde, se frottera contre moins de monde), tout cela ne tient pas debout », assurait Cocteau. « Ce qui intéresse, c’est de voir Proust se vider sur Charlus de ce qu’il dissimule. Proust ne se rend pas compte que cela crève les yeux. »[38]

Mais Cocteau ne voyait pas, non plus, qu’il lisait le roman d’un aveugle. « Univers où tous les personnages (sauf lui, bien entendu) sont homosexuels ou gousses… Proust qui avait mille raisons de n’être pas antisémite arrive à avoir l’air de l’être dans son livre… »[39] Critiques que Cocteau reprend inlassablement, critiques qui mettent précisément en jeu les figures du Marcel réel et du Marcel de fiction. Coïncidents à première vue, les voilà qui se désolidarisent pour se livrer un combat qui n’est pas mineur au regard du lecteur ; pas seulement parce que ce combat, à force de multiplier les incidents, démaille la crédibilité du récit, pourtant si admirablement emmaillée par ailleurs, mais parce qu’avec de plus en plus d’insistance il lance un défi au lecteur. Car, s’ils se réconcilient aussi subitement qu’ils se sont opposés, ces deux auteurs, à la fois si semblables et si dissemblables, ne désorganisent pas moins le roman en réinventant le roman.

Juif homosexuel  : double donnée biographique déjà incontournable du vivant Proust ; données qu’il authentifia lui-même (auprès de Gide et de Berl notamment), mais qui créent un retentissement toujours plus troublant à mesure qu’elles apparaissent au cœur de son roman et de sa langue, d’autant que le commentaire de Cocteau appelle un corollaire inévitable, suggéré par la géographie du sentier proustien et la symétrie de ses deux côtés : univers où tous les personnages sont juifs. À cet égard, Proust établissait le même constat que Marx, encore qu’il l’éprouvait tout autrement.

Écoutez les Verdurin. Ils délivrent un mot de passe, un mot sur lequel le Narrateur comme le lecteur bute par hasard pour se confronter à l’existence d’une mémoire qui, en somme, ne tient plus qu’au fil de ce mot, et à la manière dont il est délivré, à l’incident qu’il opère, à la procédure qu’il enclenche, sans pour autant mettre en jeu l’intrigue fictive du roman, mais l’autre intrigue, l’autre histoire, d’une autre nature, proprement proustienne, qui se noue entre Proust et soi. Il n’a pu m’être dit exactement, car ce n’était pas un mot français, précise le Narrateur,  mais un de ces termes comme on en a dans certaines familles pour désigner certaines choses, surtout des choses agaçantes, probablement parce qu’on veut pouvoir les signaler devant les intéressés sans être compris.[40] De sorte qu’à s’interroger sur le sens du mot qui passe entre les Verdurin, et à repérer son enjeu, Berl concluait : « C’est un mot de yiddish auquel Proust pensait.

— Si Proust avait voulu que les Verdurin fussent juifs, il leur eût donné un nom comme le vôtre, ou comme le mien ! » lui objectait Jacques Edinger[41]. Les Verdurin n’ont pas moins en tête que le Narrateur est une espèce de schlemihl.

« L’argent est le dieu jaloux d’Israël devant qui nul autre dieu ne doit subsister. L’argent abaisse tous les dieux de l’homme et les change en marchandise », constatait Marx. Wagner le lui accordait. De surcroît, il mettait le constat en musique. Verdurin appelle l’or du Rhin — l’or précisément volé par Israël aux filles du Rhin, l’or changé en matière ignoble.

« L’argent, c’est l’essence séparée de l’homme, de son travail, de son existence ; et cette essence étrangère le domine et il l’adore. »[42] Ehyeh Asher Ehyeh : « Je suis ce que je suis. » L’être qui se révèle à Moïse constituait déjà au regard de Marx le serpent du Rhin. Le dieu des Juifs profilait déjà le visage de James de Rothschild. Israël produisait un être hallucinatoire d’une tout autre nature que soi, d’une contre-nature qui passe cependant pour soi, qui s’accroche à soi, qui le parasite, qui le vampirise, qui s’y substitue, en faisant de soi un étranger à soi, un être abstrait auquel Marx reconnaissait un pouvoir concret aux effets redoutables, semblables à ceux d’une véritable maladie. Eh oui, Juif, tout le monde le devient, serait-ce malgré soi, en devenant capitaliste.

En réalité les princes rhénans investirent leurs capitaux dans l’économie hollandaise et anglaise dès le début du XVIIe siècle, sans quoi Amsterdam et Londres n’auraient pas prospéré autant, ni si rapidement. Les fils du Rhin ne se contentaient pas d’y placer leur or, ils fournissaient aux Pays-Bas et à l’Angleterre les hommes et les chefs qui dirigeaient leurs armées. Ce sont les princes de Nassau qui conduisirent la Révolution hollandaise. Ce sont les princes de Hanovre qui conclurent la Révolution anglaise en ceignant la couronne britannique.

En précipitant plus que jamais les transferts de fonds outre-Manche, la conquête de l’Europe par Napoléon faisait de l’Angleterre l’Etat le plus endetté du monde. Le blocus continental imposé par le nouvel empereur interdisait aux produits anglais l’accès au marché européen. La banque d’Angleterre ne cessait d’émettre des emprunts pour renflouer les déficits colossaux qui résultaient du blocus et de la guerre. Si l’on y souscrivait si volontiers, c’est que l’internationale des princes misait sur la victoire britannique.

Aussitôt que Napoléon, évadé de l’île d’Elbe, marcha sur Paris, Louis XVIII envoya son favori, le baron de Blacas, placer cinq millions de francs à Londres, en prenant les devants avant de quitter le palais des Tuileries. L’internationale des princes agissait comme Louis XVIII.

L’industrie française dominait depuis déjà longtemps le marché du luxe. La Révolution n’y avait rien changé. Au contraire, elle renforçait la position de la France. L’industrie anglaise, elle, ne souciait guère de luxe, elle produisait en masse des objets de consommation courants : des tissus, de la vaisselle, des ustensiles, du sucre, du café, du tabac, etc., à des prix qui baissèrent continûment durant tout le XIXe siècle. Waterloo lui ouvrit l’ensemble du marché européen.

Sans le blocus continental, Napoléon n’aurait jamais été aussi populaire en Allemagne. « J’ai vu l’Empereur — cette âme du monde — sortir de la ville pour aller en reconnaissance », songeait Hegel en voyant passer Napoléon sous ses fenêtres alors qu’il mettait le point final à La Phénoménologie de l’Esprit.[43] Si elle humiliait l’internationale des princes alliés aux Anglais, la bataille d’Iéna célébrait la victoire des communes continentales et celle de l’esprit universel que concevait Hegel, quand Waterloo soumettait le continent à la concurrence de l’industrie britannique, et bientôt américaine.

En posant la Question juive en 1844, Marx n’oubliait pas que les artisans détenaient un pouvoir considérable en contrôlant la loi communale. Le droit d’habiter une cité n’impliquait pas forcément celui d’y posséder un logement, un atelier ou une boutique. Le droit d’exercer tel ou tel métier dépendait également des règlements communaux, comme celui d’appartenir à une corporation et d’élire les membres de l’assemblée municipale. La commune, ce n’était pas seulement la municipalité, c’était l’économie politique fondée sur le contingentement social et la limitation drastique de la concurrence. D’où l’enjeu majeur que constituait le droit de cité : les Juifs n’étaient les seuls en à être exclus ; les paysans sans terre, les ouvriers chômeurs, les vagabonds, les serfs, les bâtards, les mendiants, c’est-à-dire une masse considérable chassée de l’espace urbain en Allemagne comme dans le reste du monde, n’en étaient pas moins privés.

Quand il forma la Confédération germanique en 1806, Napoléon ne bouleversa pas l’organisation des villes allemandes, pas plus qu’il ne bouleversa celle des villes françaises, il n’avait pas intérêt à y toucher. Sur la rive gauche du Rhin réunie à son empire et dans les Etats de la rive droite où il installa des princes de sa famille, si le code civil exigeait des guildes qu’elles ouvrent le marché communal à la concurrence, il était toujours aussi  difficile, en pratique, à des nouveaux venus d’y revendiquer ce droit que sous l’Ancien Régime.

Quant à la théorie, elle se réconcilia avec la pratique dès que la France se replia sur ses frontières d’avant la Révolution. Le code civil fut aussitôt abrogé en Westphalie, à Berg, à Francfort, et dans les départements rhénans annexés à l’empire français. Herschel Lévi, diplômé en droit, dut changer son nom pour exercer le métier d’avocat. Le barreau de Trêves se conformait plus que jamais au modèle de la guilde. L’obtention d’un diplôme ne suffisait pas : fallait-il que Herschel Lévi, désormais Heinrich Marx adhère à la foi luthérienne pour s’y faire admettre.

Son fils demeurait luthérien — sur son passeport au moins. Toutefois le don synthétique qui lui offrait sa dialectique, et la vision qui en résultait ne contredisaient pas forcément celle de Luther.

« La suprématie effective du judaïsme sur le monde chrétien a pris, dans l’Amérique du Nord, cette expression normale et absolument nette : l’annonce de l’Évangile, la prédication religieuse est devenue un article de commerce ! » déplorait Marx en prédicateur à son tour, sans rien inventer[44]. Il reprenait l’argumentation de Luther contre l’Eglise romaine, sauf que ce n’était plus le pape qui faisait du salut éternel une marchandise, c’était Israël — mais Israël confondu avec la diaspora calviniste plus encore qu’avec la diaspora juive proprement dite. Israël, cela voulait dire les Anglais et les Américains.

Les Juifs allemands n’étaient pas les seuls à vendre les produits étrangers qui faisaient vaciller le pouvoir de la commune. Quantité de maisons de commerce dirigées par d’authentiques aryens formaient la bourgeoisie industrielle alliée à l’internationale des princes qui trahissait la bourgeoisie artisanale, mais justement, comme les Verdurin, ces aryens se convertissaient au judaïsme et se dégénéraient. Le ver juif pourrissait le fruit du Rhin.

Alors qu’est-ce que ça a de si étonnant que les Verdurin parlent yiddish ? — Je vous répète que si Proust avait voulu que les Verdurin fussent juifs, il leur eût donné un nom comme le vôtre, ou comme le mien. — Mais Marx, aussi, parlait yiddish. Un nom, on peut toujours en changer. Aryen, on peut toujours le devenir.

Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein.[45] Le « petit noyau » ne constitue pas seulement un salon, mais une amicale, une fraternité, une camaraderie régie par le droit communal, car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin : « Tout pour les amis, vivent les camarades ! »[46] Voilà un groupuscule dont Proust ne remarque pas moins qu’il fonctionne comme un ensemble dont les membres obéissent des lois quasi mathématiques.

Au temps de la Question juive, les corporations d’étudiants se multipliaient dans les universités allemandes, tradition qui remontait à l’époque médiévale, mais revivifiée plus que jamais alors. Elles s’appuyaient sur un règlement statutaire qui excluait expressément les étudiants juifs. Pas plus que son père au barreau de Trêves, Marx n’aurait pu être admis parmi les Jeunes Hégéliens sans fournir la preuve qu’il n’était pas juif : pas la preuve par le sang ; non, la preuve par l’esprit et par sa dialectique, sur le terrain où l’avait précédé Heinrich Heine en lui ouvrant les portes de l’université allemande, avec la promesse que s’ouvriraient forcément ensuite celles de l’universel tout court.

Se déclarer souverain, quand le système féodal s’imposa aux alentours de l’an mille, impliquait de canoniser la terre par l’acte de foi où se reconnaître entre chrétiens. Les paysans libres prêtaient à leur seigneur un serment sanctifié par l’Eglise, serment lourd de conséquence notamment en matière fiscale. Les seigneurs au rang de vassaux prêtaient à leur suzerain le même genre de serment. Il ordonnait l’espace proprement chrétien dont Israël fut chassé. D’où l’interdit de posséder une terre et de la cultiver, alors que la majorité des Juifs depuis les temps antiques, dans un monde essentiellement rural, vivait d’agriculture et d’élevage.

Se déclarer artisan impliquait de canoniser l’atelier ou la boutique par le même acte de foi, où l’on ne se reconnaissait pas moins entre chrétiens, comme entre fidèles de Mme Verdurin. Entre ouvriers, apprentis, compagnons et maître s’organisait une hiérarchie du même type qu’entre serfs, paysans libres, vassaux et suzerain. Hiérarchie féodale miniaturisée à l’intérieur des remparts d’une cité comme dans le « petit noyau », elle assurait déjà à la bourgeoisie artisanale une noblesse de seconde main. Fallait-il encore que l’Eglise sanctifie, avec l’atelier ou la boutique, le nombre de patentes délivrées à chaque métier dont l’inventaire, tenu dans le livre d’or de la commune, était solennellement clos, sauf à exiger la réunion d’un véritable concile pour permettre de l’augmenter. Il en était de même pour le nombre d’apprentis et d’ouvriers qu’un maître était autorisé à engager, et pour combien d’autres prescriptions qui réglaient un métier aussi scrupuleusement que les dogmes édictés par la sainte curie.

Le sénat communal, qui regroupait les chefs de ces corporations, se choisissait à son tour un chef parmi eux, le syndic des drapiers en général. Ainsi fermé le système, parce qu’il empêchait presque toute concurrence, entraîna une hausse continue des prix des produits artisanaux, principalement des objets de luxe destinés à la grande noblesse, la seule clientèle possible alors. Inflation qui n’aurait pas été possible si les cités ne s’étaient pas lancées dans la construction d’églises monumentales dont l’édification réclamait nécessairement le refoulement d’Israël hors de soi, avec les rites qui permirent aux corps de métier de se sacraliser, à l’imitation de leurs seigneurs et déjà presque à leur égal.

Les Verdurin se posent en rivaux des Guermantes, comme les communes médiévales se posaient en rivales des princes, à la différence près que ce n’est plus l’Eglise romaine qui canonise le salon Verdurin, mais le génie de Wagner. Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de La Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. « Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine ? Vous savez bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne ! »[47]

Oui mais, si Mme Verdurin prétend avoir une âme wagnérienne, on peut toujours douter que Mme Verdurin ait une âme. « Mme Verdurin ne rit pas, elle fait signe qu’elle rit », observait Deleuze. Qui sait si Mme Verdurin croit vraiment en Wagner, et si elle ne fait pas seulement signe qu’elle y croit ?

Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Si, à présent, tout le monde peut devenir juif en devenant capitaliste, tout le monde peut devenir aryen en devenant anticapitaliste.

Wagner fréquenta durant son séjour à Paris, au début des années 1840, la maison des Rodriguès-Henriquès où naquit Mme Straus. Son grand-père, Isaac Rodriguès-Henriquès appartenait une famille chassée du Portugal pour des motifs théologiques dans quoi entraient des considérations qui ne dépendaient pas moins d’économie et de politique, une famille qui avait gagné Paris après être passée par Tunis, Livourne et Bordeaux.

En visant les conversos, les descendants de Juifs convertis au XVIe ou au XVe siècle, l’Inquisition ouvrait le procès de familles modestes le plus souvent, mais tout de même assez aisées pour alimenter les archives ou susciter les témoignages sans lesquels on n’aurait pu reconstituer leur arbre généalogique. Depuis la condamnation du moine Lucero, l’inquisiteur qui tenta de faire le procès de l’archevêque de Grenade, Hernando de Talavera, en 1508, les maisons de la noblesse espagnole et portugaise, à commencer par les maisons souveraines dont on savait pourtant qu’elles descendaient de la grand-mère juive de Ferdinand le Catholique, échappaient à ces procédures d’enquête et de chantage, de sorte qu’elles frappaient surtout des familles d’artisans et de commerçants. Il ne s’agissait pas seulement de réduire encore la concurrence, mais de solidariser une société par l’organisation d’une terreur dont le fond persiste toujours dans les rites d’adoubement et d’initiation où s’effectue la sélection sociale.

Pour éviter le procès, voire le bûcher, les conversos émigraient en Afrique du Nord, plutôt en Tunisie s’ils y parvenaient, car le bey de Tunis leur offraient des conditions d’existence plus favorables que le dey d’Alger et le sultan du Maroc, en leur réservant un quartier où ils pouvaient continuer à s’habiller à l’européenne et à parler espagnol ou portugais. S’ils revenaient au judaïsme, ils ne maintenaient pas moins des mœurs et une liturgie qui les distinguaient des Juifs accueillis auparavant à Tunis. D’autres émigraient à Livourne où le grand-duc de Toscane leur offrait à peu près les mêmes conditions, ou encore à Salonique, à Istanbul, à Alexandrie, ou, par un tout autre chemin, à Anvers, à Amsterdam, à Hambourg. Dans chacun de ces ports, le nombre de Juifs était limité par un quota. Il ne s’élargissait jamais facilement. On n’émigrait pas où l’on voulait, mais l’on pouvait.

Les conversos qui abordaient directement les côtes françaises restaient catholiques. Ce furent sans doute les plus nombreux, y compris à Bordeaux et à Bayonne, à ceci près que le Roi y accordait aux marranes le privilège de ne pas être soumis à l’inquisition, pourvu qu’ils continuent à adhérer en public aux signes où se reconnaître entre chrétiens.

Les ancêtres maternels de Mme Straus faisaient baptiser leurs enfants, ils allaient à la messe, ils se mariaient à l’église, ils recevaient les derniers sacrements, mais ils pouvaient prendre des prénoms hébraïques et prononcer en privé les vœux de la foi juive sans être inquiétés, encore qu’ils n’en eurent la garantie formelle qu’en 1776. À la différence qu’ils adhéraient publiquement aux rites de l’Eglise anglicane, les marranes de Londres se contraignaient au même jeu social et mental.

Un beau-frère de ma grand-mère, qui était religieux, et que je ne connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l’autorisation, vint ce jour-là, raconte le Narrateur en retrouvant la chambre où sa grand-mère agonisait. Le deuil se rendait d’autant plus cruel à des conversos que le chagrin risquait de susciter une incantation, une prière, un mot, ne fût-ce qu’un geste qui pouvaient révéler, au regard du prêtre invité nécessairement à donner l’extrême onction, l’origine juive de la famille. Les Rodriguès-Henriquès se souvenaient encore de cette épreuve au XIXe siècle, Mme Straus en transmit probablement le souvenir à Proust, sinon il n’aurait pu la reconstituer avec autant de précision.

À un moment où ma grand-mère était sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse, mais, comprenant que j’allais détourner de lui les yeux, je vis qu’il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et, au moment où mes regards le quittaient, j’aperçus son oeil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé entrouvert. Et de conclure : chez le prêtre comme chez l’aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d’instruction.[48]

Pourtant Proust prit la défense des prêtres durant l’affaire de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, dans un article publié par Le Figaro en 1904, où il faisait remarquer qu’une représentation de Wagner (à plus forte raison d’Emile Augier ou de Dumas sur la scène d’un théâtre subventionné) est peu de chose auprès de la célébration de la grand-messe dans la cathédrale de Chartres.[49] Avec cette question : pourquoi un Etat laïc ne subventionnerait-il pas des cérémonies catholiques, d’un tel intérêt historique, social, plastique, musical et de beauté desquelles seul Wagner s’est approché, en l’imitant, dans Parsifal ?[50]

La République ne pouvait guère se passer d’une scène où célébrer un culte, fût-ce le simulacre d’un culte exalté par la musique de Wagner et par le discours qu’elle diffusait. « Ses plaintes sur la misère indicible que les Juifs ont infligés à notre peuple culminèrent dans la description de la situation du paysan allemand, qui bientôt ne posséderait plus un seul sou en propre », assurait Ludwig Schemann[51] en rendant compte de l’impact du discours de Wagner. Il est vrai que Wagner relayait le discours que théorisait Marx, et que Marx s’appuyait lui-même sur le discours de Luther pour produire la Révolution ultime contre Israël, en créant entre Wagner et lui la chambre d’échos qui amplifierait L’Or du Rhin dans un théâtre bientôt universel.

« Marx a dit qu’il avait trouvé l’idée de la lutte des classes chez les historiens français. En fait, il y a trouvé surtout la lutte des races », remarquait Foucault[52]. Il songeait à Henri de Boulainvilliers, historien remarquable s’il en est, qui en France, au début du XVIIIe siècle, assigna à la noblesse — à la vraie noblesse désormais « immémoriale » — une origine nécessairement allemande.

Boulainvilliers se donnait pour ancêtres les anciens rois de Hongrie et traçait sa généalogie jusqu’à Attila, lequel passait alors pour un conquérant germanique. « Le temps des chimères était arrivé », témoignait Saint-Simon[53]. Les délires de filiation de ses contemporains occupent une place considérable dans ses Mémoires. Le Bourgeois gentilhomme n’en témoigne pas moins. Le phénomène affectait en profondeur la société française, encore qu’il n’était propre pas qu’à la France, loin de là. La fièvre nobiliaire montait en Europe. Toutefois Boulainvilliers se distinguait d’un Don Quichotte, ou de ce que les Anglais appelaient déjà un snob. Il ne se contentait pas de descendre d’Attila, ni d’illustrer l’antique maison souveraine de Boulainvilliers, il traduisait Spinoza en français et édifiait le discours qui annonçait les Lumières.

Si sa théorie célébrait la grandeur de la féodalité, elle ne contestait pas moins au monarque la légitimité de son pouvoir absolu et de son origine divine. Elle réfutait l’idée, ancrée dans la tradition européenne depuis plus d’un millénaire, que la noblesse, forcément chrétienne, se fondait sur un lien de fidélité entre le suzerain et ses vassaux d’une nature comparable au pacte que le Christ concluait avec ses apôtres, avec la même vocation à la vertu et au sacrifice, voire à la sainteté et au martyr.

La noblesse que redéfinissait Boulainvilliers reposait exclusivement sur la force et sur l’art de la force que lui transférait le sang germanique. Clovis n’avait pas conquis la Gaule, ni conçu la France à lui tout seul, en recevant le baptême. Il lui avait fallu l’armée des Francs, l’armée des hommes libres par nature, nécessairement égaux entre eux, sans quoi ils ne se seraient pas appelés francs, c’est-à-dire libres, égaux et souverains justement — pairs en langue française. Ils s’étaient jamais soumis à personne. Pourquoi se soumettraient-ils à un roi qui, en imposant la monarchie absolue, trahissait les siens à son unique profit ? Ce n’était pas le roi qui créait la noblesse ; c’était la noblesse qui créait le roi. La maison de Bourbon l’avait oublié. Elle en paierait inévitablement le prix. Ce discours offrait son éthique à l’aristocratie française ; il ne lui livrait pas moins le socle esthétique sur lequel se construisait réellement le faubourg Saint-Germain, lieu encore tout neuf alors ; il lui assignait surtout une mission révolutionnaire.

La Réforme qui avait permis aux princes allemands d’arracher leur souveraineté à l’empereur, en rompant avec Rome, et de s’adjuger avec le droit de décider de leur religion, celui de se partager les biens de l’Eglise, de battre monnaie, de lever des troupes, ce pouvoir que leur avait conféré Luther, ce pouvoir maintenant le faubourg Saint-Germain attendait que Boulainvilliers le lui assure. Ce pouvoir inaugurait la vision européenne du futur, pas moins que la construction d’un nouveau roman familial, lequel impliquait de se donner pour ancêtres les conquérants germaniques, mais de ravaler encore la maison de France au rang de vulgaire parvenue, en accomplissant déjà la Révolution française en pensée.

Écoutez la marquise de Villeparisis : « Ce qui est assez amusant, dit-elle, c’est que dans ces chapitres où nos grand-tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France n’eussent pas été admises. C’étaient des chapitres très fermés. — Pas admises les filles du Roi, pourquoi cela ? demanda Bloch stupéfait. — Mais parce que la maison de France n’avait plus assez de quartiers depuis qu’elle s’était mésalliée. » L’étonnement de Bloch allait grandissant. « Mésalliée, la maison de France ? Comment ça ? — Mais en s’alliant aux Médicis », répondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel.[54]

Aucune abbaye ne serait jamais permis de récuser une fille de France pour mère supérieure, mais là encore qu’est-ce que ça peut faire ? — du moment que Mme de Villeparisis arrive à le faire croire à Bloch. Le mépris affiché par le faubourg Saint-Germain pour l’argent, pour la banque, pour les Médicis et compagnie, relevait du même genre de défi.

Écoutez maintenant Marx : « Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme ; le judaïsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme ; mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu’après que le christianisme, en tant que religion parfaite, eut achevé, du moins en théorie, de rendre l’homme étranger à lui-même et à la nature. Ce n’est qu’alors que le judaïsme put arriver à la domination générale en aliénant l’homme et la nature, pour en faire un objet tributaire du besoin égoïste et du trafic. »[55] Ferro non auro : « Par le fer, et non par l’or ». La devise des ducs d’Uzès énonçait déjà le principe que requérait Marx lorsqu’il concevait le champ de forces où s’affrontaient Israël et le prolétariat, sans quoi le judaïsme n’aurait pas été si vulgaire à ses yeux, ni les masses si authentiquement nobles.

Toutefois, l’inventeur de la théorie qui inspira tant Marx, se souciait autant de l’or que du fer. « Henri de Boulainvilliers était pauvre, mais orgueilleux », racontait la duchesse de Clermont-Tonnerre dans son Histoire de Samuel Bernard et de ses enfants. « Le hasard, qui aime souvent à attraper les gens, avait fait dire à M. de Boulainvilliers, lors du mariage de Gabriel Bernard avec Mlle de Saint-Chamans, que “sachant travailler en tapisserie, comme sa fille le savait, si pareil parti se présentait pour elle, il s’y opposerait de toutes ses forces”. Elles n’étaient sans doute pas considérables, car, dix-huit mois après, Gabriel Bernard [devenu veuf] épousait Mlle de Boulainvilliers ; elle apportait en dot ses aïeux, sa navette et vingt mille écus. L’excellent père de famille se réconcilia cependant très vite avec cette idée, car il demanda à sa fille de faire relever par ses enfants à venir son nom de Boulainvilliers. »[56]

Boulainvilliers qui affirmait si hautement que la décadence de la France commença lors des Croisades, « quand le roi anoblit des gens du Midi et des Juifs »[57], Boulainvilliers qui réclamait qu’on fasse l’inventaire général des familles nobles du royaume, et qu’on proclame sa fermeture en procédant à l’épuration de tous les parvenus qui s’y étaient glissés depuis le XIIe siècle, Boulainvilliers mariait sa fille unique au « Juif, fils de Juif » que dénoncerait Voltaire.

Les descendants de Samuel Bernard composaient maintenant la crème du faubourg Saint-Germain : les Noailles, les Clermont-Tonnerre, les Polignac, Les Caumont La force, les La Ferté-Meun, les Juigné, les Goyon, etc. Proust y songeait peut-être dans la nuit, sur sa route en été 1907, alors qu’Agostinelli l’emmenait vers le château de Glisolles dont les Clermont-Tonnerre, précisément, avaient hérité des Bernard.

« Certains descendants de Samuel Bernard se demandent parfois si leur intelligent aïeul était d’origine hébraïque », constatait Elizabeth de Clermont-Tonnerre. « II est impossible, d’après les documents, de l’affirmer comme de le nier. »[58] La duchesse ne suggérait pas moins à Proust de donner une origine juive des Guermantes, encore qu’il avait bien d’autres raisons d’y songer.

Demi-sœur du duc de Guiche, née du premier mariage de leur père, Elizabeth de Gramont n’avait pas connu sa mère, Isabelle de Beauvau-Craon morte en couches, et elle avait été élevée par sa belle-mère, Marguerite de Rothschild, en se sentant si adoptée par elle et sa famille qu’elle ne l’appela jamais que maman, tout comme elle disait oncle, tante, cousin pour parler des siens. Depuis qu’elle avait épousé Philibert de Clermont-Tonnerre, sa famille la surnommait Philiberte, selon un usage propre aux Rothschild dont Proust s’amusait et qu’il transposa chez les Guermantes. Philiberte était un agent de renseignement pour Proust — elle emploie franchement le mot d’indicatrice — tant parce qu’elle pouvait s’introduire dans les cercles les plus fermés du faubourg Saint-Germain et dans ceux de la colonie lesbienne de Paris, que parce qu’elle témoignait de la singularité de sa famille d’adoption et de son extravagance.

Si Walter Benjamin pouvait dire que « Proust est le premier qui du XIXe siècle ait fait un sujet possible pour un mémorialiste » et s’il soulignait que « l’ouvrage le plus important de ce type vint d’une femme que Proust a personnellement connue, comme admiratrice et comme amie »[59], n’est-ce pas parce qu’en traduisant la Recherche en allemand la lecture des Mémoires d’Elizabeth de Clermont-Tonnerre lui permettait d’explorer le champ historique où s’est construit le roman proustien, en mettant en jeu le même questionnement ?

Si ce questionnement semble suivre une progression souterraine, s’il crée de loin en loin ces détonations si spéciales à la langue de Proust, en précipitant comme un bouillonnement dans l’eau de sa phrase, aussitôt avalé par l’élégance mobile et rapide de sa langue, ce questionnement, son bouillonnement que vous pouvez attribuer à l’inattention, à la fatigue, voire au lapsus, dessinent comme un fil en pointillé structurant la Recherche. Il suit le sentier balisé par le bâton de l’enfant aveugle qui conduit le lecteur aveugle. Tous les lecteurs de Proust se heurtent à des objets inattendus, laissés de côté le plus souvent, mais qui n’engagent pas moins à poursuivre la lecture, émettraient-ils les signaux d’une démence particulière à Proust. Grains de folie — c’est l’hypothèse que retenait Deleuze. Grains qui crèveraient l’espace-temps du roman comme les trous noirs des physiciens, pour atteindre le socle où se constituerait, au-delà du roman, l’autobiographie symbolique de Proust — c’est l’hypothèse que formulait Barthes à la suite de Painter. Grains que Proust a si obstinément semés sur le passage de sa phrase qu’ils poussent le lecteur à mener l’enquête à son tour.


1. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Pléiade, t. I, p. 671.

2. Henri Bergson, Durée et simultanéité, PUF, p. 63.

3. Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, Folio, pp. 69-70

4. Marcel Proust, Correspondance, t. XIX, Plon, pp. 574-575.

5. Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, Folio, p. 71.

6. Ibid., p. 73.

7. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 865.

8. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, t. III, p. 68.

9. Madame Palatine, Lettres, Mercure de France, p. 375.

10. Honoré de Balzac, La Maison Nucingen, Pléiade, t. VI, p. 360.

11. Marcel Proust, Albertine disparue, Pléiade, t. VI, p. 237.

12. Président de Brosses, Lettres famillières écrites d’Italie en 1739 et 1740, Perrin, t. I, p. 234.

13. Pierre-Louis de Lacretelle, cité par Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Calmann-Lévy, t. II, p. 62.

14. Abbé Gregoire, cité par Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Calmann-Lévy, t. II, p. 67.

15. Ghislain de Diesbach, Histoire de l’émigration, Perrin, p. 247.

16. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, t. III, p. 385.

17. Ibid., t. III, p. 385.

18. Ibid., t. III, p. 385.

19. Marcel Proust, Journées en automobile, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 63.

20. Roland Barthes, Longtemps, je me suis couché de bonne heure, in Œuvres complètes, t. V, p. 461.

21. Marcel Proust, Préface aux Propos de peintre de Jacques-Émile Blanche, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 570.

22. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 167.

23. Elizabeth de Clermont-Tonnerre, Mémoires, Grasset, t. I, p. 138.

24. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 6.

25. Peretz Lavie, Le Monde du sommeil, Odile Jacob, p. 130.

26. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 6.

27. Ibid., t. I, p. 6.

28. Ibid., t. I, pp. 4-5.

29. Alfred Humblot, cité par Louis de Robert, Comment débuta Marcel Proust, Gallimard, p. 9.

30. Jean-Jacques Rousseau, L’Emile, Pléiade, p. 267.

31. Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la raison, Pléiade, p. 62.

32. Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne, Pléiade, t. IV, p. 584 et p. 586.

33. Perezt Lavie, Le Monde du sommeil, Odile Jacob, p. 41.

34. George D. Painter, Marcel Proust, Mercure de France, t. II, pp. 334-335.

35. Joris-Karl Huysmans, A rebours, Folio, p. 193.

36. Alfred Fournier, L’Hérédité syphilitique, 1891 — cité par Alain Corbin, L’Hérédosyphilis ou l’impossible rédemption, Persée, p. 141, réédité en ligne.

37. Edouard Drumont, La France Juive, Flammarion, t. I, p. 56.

38. Jean Cocteau. Le Passé défini, Gallimard, t.1, pp. 301-302.

39. Ibid., p. 269 et p. 289.

40. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, t. III, p. 829.

41. Emmuanel Berl, Jacques Edinger, A propos de Proust, in Le Nouvel Observateur, n° 349, 10 juillet 1971.

42. Karl Marx, La Question juive, marxists.org en ligne.

43. Hegel, Correspondance, Gallimard, t. I, p 115.

44. Karl Marx, La Question juive, marxists.org en ligne.

45. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 185.

46. Ibid., t. I, p. 186.

47. Ibid., t. I, p. 186.

48. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, t. II, p. 635.

49. Marcel Proust, La Mort des cathédrales, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, pp. 146-147.

50. Ibid., p. 142.

51. Ludwig Scheman, cité par Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Calmann-Lévy, t. I, p. 244.

52. Michel Foucault, Dits et écrits, t. III, p. 243.

53. Duc de Saint-Simon, Mémoires, t. II, p. 808.

54. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 496.

55. Karl Marx, La Question juive, marxists.org en ligne.

56. Elizabeth de Clermont-Tonnerre, Histoire de Samuel Bernard et de ses enfants, Champion, p. 85.

57. Henri de Boulainvilliers, cité par André Delaporte, Les avatards de la légende francque, in Annales de Bretagne, Persée, p. 197, réédité en ligne.

58. Elizabeth de Clermont-Tonnerre, Histoire de Samuel Bernard et de ses enfants, Champion, p. 7

59. Walter Benjamin, L’Image proustienne, in Œuvres, t. II, pp. 141-142.