Il y a trois choses à proprement parler stupéfiantes dans le dernier film de Claude Lanzmann, «Le Dernier des Injustes», qui a été montré il y a quelques jours au Festival de Cannes.

La première, et sans doute la plus étonnante, est que Claude Lanzmann ait attendu 38 ans pour montrer cette interview de Benjamin Murmelstein, le dernier «doyen des Juifs» du ghetto modèle de Theresienstadt. Une interview qui est la base du film et qui en fait la force.

Pourquoi, en effet, avoir attendu si longtemps alors que Murmelstein, qui s’était retrouvé, par la faute des circonstances, être le juif le plus proche d’Adolf Eichmann, démolit la théorie d’Hannah Arendt sur «la Banalité du Mal» ? Une théorie qui, depuis plus de cinquante ans, a fait d’Hannah Arendt une star de la philosophie et qui, surtout, constitue, à elle seule, une vision du nazisme. Sans parler du fait que certains se servent de cette théorie, depuis lors, pour «disculper» les bourreaux et n’en faire que de pauvres pions entraînés dans un mouvement qui les avait dépassés.

Dans un film récent, sorti il y a à peine un mois, la réalisatrice Margarethe Von Trotta reprenait à son compte ce concept et contribuait à perpétuer la légende de Hannah Arendt. Une légende pourtant mise à mal par les diverses révélations sur sa passion pour Heidegger dont les sympathies nazies étaient notoirement connues.

Dans le film de Lanzmann, Murmelstein, qui avait connu Eichmann lorsqu’il était grand Rabbin à Vienne en 1938 – au moment de l’Anschluss – fait un portrait de lui à l’opposé de celui d’Hannah Arendt : il le montre comme un sadique, malade, méchant, cupide, pervers, et surtout très idéologue. «Un démon», dit-il.

Pour Murmelstein, il n’y a aucun doute sur le fait qu’Eichmann ait souhaité depuis très longtemps – et donc bien avant 42 et la conférence de Wannsee – faire disparaître les Juifs, quitte à mentir avec aplomb pour parvenir à ses fins. Cela en dit long sur l’attitude d’Eichmann à son procès en Israël, et surtout sur la sincérité de sa stratégie de défense. Une stratégie que beaucoup de gens, dont je suis, soupçonnaient de n’être justement qu’une stratégie.

On savait en effet, depuis des années, qu’Eichmann était membre du parti Nazi depuis quasiment sa fondation et qu’il n’était pas un «arrivé de la dernière heure». Des informations que personne ne voulait entendre, de la même façon que personne ne voulut, lors du procès Eichmann, faire témoigner Murmelstein, en particulier le procureur, Gideon Hausner. Comme si le procès Eichmann avait été conçu non pour établir la vérité mais pour en créer une.

On est heureux que Claude Lanzmann n’ait jamais adhéré à cette farce – c’est le mot qu’emploie Murmelstein pour parler du procès – et on est ravi qu’il nous permette, enfin, de connaître la vérité. Mais, pourquoi si tard ?

Lanzmann explique dans un entretien qu’il a gardé ce témoignage par devers lui parce que les gens n’étaient pas prêts à entendre ces propos il y a 20 ou 30 ans. On n’est pas sûr que cette explication soit la bonne. Le mystère reste donc entier.

La deuxième chose tient à la manière de filmer de Lanzmann.

Tout, ou presque, y est filmé de haut. Hier comme aujourd’hui. Que ce soit Murmelstein, qui habite en 1975, au moment de l’entretien, à Rome, et qui est filmé « sur les toits » et face à d’autres toits. Que ce soit Vienne, aujourd’hui.

L’idée est curieuse : pourquoi interroger ainsi un personnage, sur son balcon et face à des toits, alors que son témoignage n’a rien à voir avec la ville de Rome que l’on aperçoit au dehors, ?

Pourquoi aussi, aujourd’hui, filmer une ville, en l’occurrence Vienne, du haut d’une tour, et seulement du haut d’une tour, exactement comme il l’avait fait pour son précédent film issu de «Shoah», «Sobibor», à Minsk ?

C’est comme si Lanzmann considérait – inconsciemment ? – que l’espace européen, en tout cas celui de l’Europe de l’Est, n’avait plus d’habitants depuis que les Juifs en avaient été chassés. L’unique rue de Vienne filmée, celle qui abrite la seule synagogue ayant résisté aux destructions nazies, reste désespérément vide aussi, et on ne voit quasiment aucun habitant «normal» durant les 3H38’ que dure «Le Dernier des Injustes». C’est plus qu’étonnant.

Et ça l’est d’autant plus qu’une des scènes majeures racontées par Benjamin Murmelstein à Lanzmann traite justement d’une histoire de chaise et de hauteur de point-de-vue.

Murmelstein y explique qu’Eichmann avait dû finir par accepter qu’il puisse s’asseoir, alors que les Nazis l’interdisaient, en leur présence, aux Juifs. Tout cela parce qu’en 1938, alors qu’Eichmann essayait d’organiser l’émigration –purement fictive, Murmelstein dixit – des Juifs de Vienne en Palestine ou à Madagascar, le futur «doyen des Juifs» avait accepté de lui donner des cours d’hébreu. Or, enseigner l’hébreu, durant des heures, avec un professeur debout et un élève assis était très difficile, même pour Eichmann.

Cette histoire de chaise prend des allures de métaphore et il faut peut-être trouver là l’explication de l’étrange point-de-vue de Claude Lanzmann.

Les mauvaises langues pourraient dire, elles, que tout cela vient plutôt de la personnalité de Claude Lanzmann. Il est en effet grand et robuste, et a une fâcheuse tendance à regarder les petits et les sans-grades de haut.

La troisième chose tient à ce que le film dit aussi sur Claude Lanzmann lui-même. On le voit en effet non seulement vieillir mais aussi évoluer dans son rapport à la caméra.

Il n’hésite pas à se montrer à trente-huit années de distance.

Ses cheveux sont devenus gris et il a du mal à faire un effort physique.

C’est courageux.

Mais Lanzmann se met aussi en scène, plus qu’en 1975, et c’est son corps, fort mais usé, qui tient le film.

Comme s’il avait voulu faire de ce «Dernier des Injustes» un testament. Son testament cinématographique.

Il lit ainsi un texte, interminable, dans le vent et avec une gigantesque écharpe rouge, sur un quai de la gare de République Tchèque.

Il regarde la caméra, droit dans l’objectif, comme au JT de 20h. Comme cela se faisait aussi dans les documentaires à l’époque de l’ORTF. Une époque qu’il a bien connue.

La séquence est longue mais elle existe parce qu’il montre de lui.

Certains diront qu’elle est la preuve d’un ego surdimensionné. D’autres qu’il aurait pû la couper – ainsi que d’autres du même genre – et que le film y aurait gagné. C’est peut-être vrai, mais, en même temps, c’est là que réside la force de Lanzmann: cette idée qu’il a, qu’il est le seul à pouvoir parler de la Shoah.

Une idée fausse, bien sûr, et même parfois effrayante, mais qui lui donne un aplomb incontestable : parce qu’il n’hésite pas à se mettre en danger.
Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, on en arrive à avoir presque peur pour lui. Peur qu’il n’y parvienne pas, et qu’il s’écroule, en direct, comme ça, devant la caméra.

Doit-on parler de narcissisme ? On est au-delà de ce genre de critère puisqu’il explique même que sa seule présence change la nature des endroits qu’il visite et qu’il filme.

Il le dit ainsi lorsqu’il visite une sorte de grande cour – aujourd’hui envahie par la végétation – où furent pendus, pour des broutilles, de jeunes Juifs de Theresienstadt. Pour lui, ce lieu, oublié de tous, revit grâce à sa présence. Grâce à ce qu’il nous raconte : comment le « Doyen des juifs » d’alors est sommé par les Nazis de trouver un bourreau pour pendre les condamnés et que tout le monde refuse, et qu’il convaint un boucher d’accepter. Que les SS insultent un des condamnés qu’ils traitent de lâche. Que celui-ci rétorque : «Je suis un innocent qu’on tue, mais pas un lâche» et qu’il se passe lui-même la corde au cou et que celle-ci craque. Et que les SS ne lui accordent pas de grâce et qu’ils le pendent une deuxième fois.

Pour Lanzmann, ce récit, dit par lui, face à la caméra, change l’existence de cet endroit que tout le monde avait oublié.

Et c’est sans doute vrai.

«Le Dernier des Injustes» est certainement un film majeur qui restera dans l’histoire du cinéma, et dans l’Histoire avec un grand H.

Il le restera à la fois à cause de l’extrême pertinence du témoignage de Benjamin Murmelstein mais aussi à cause de la personnalité incroyable de ses deux protagonistes : l’un parce qu’il est allé au bout de l’intelligence humaine et de la lucidité, l’autre parce qu’il a décidé de faire don de sa vie et de son corps au cinéma.

C’est un événement qu’il existe.

Nota Bene:

A propos de mise en danger de lui-même, la projection unique qui eut lieu à Cannes était un spectacle à elle seule puisqu’on voyait successivement Claude Lanzmann aider, dans le film, en 1975, Murmelstein à descendre quelques marches dans les ruines de Rome – et l’empêcher de tomber – et l’on voyait le même Lanzmann se faire aider, de la même façon, par le directeur du Festival, Thierry Frémaux, pour descendre d’autres marches qui séparent la scène de la salle. La mise en abyme était presque parfaite.

4 Commentaires

  1. On fait un mauvais procès envers Hannah Arendt au sujet de son expression « la banalité du mal ». Banalité ne veut pas dire normalité. Elle signifie que les systèmes totalitaires sont construits sur l’obéissance mécanique à la hiérarchie et aux
    ordres. Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz ne se posait que des problèmes techniques, jamais il ne se questionnait moralement. C’est cette banalité qui fait de ces hommes des monstres, des machines d’une entreprise monstrueuse d’extermination. Ensuite on peut dire que l’argumentum ad personnam est un sophiste aussi facile que malhonnête. Que Hannah Arendt ait été la maîtresse de Heidegger n’entame en rien ce qu’elle dit des nazis.

  2. Intéressant… mais je ne vois pas en quoi le fait d’être « un sadique, malade, méchant, cupide, pervers, et surtout très idéologue » soustrairait Eichmann à sa condition d’homme banal ! La plupart des personnes banales que je connais peuvent s’avérer sadiques, malades, méchantes, cupides, perverses, et même très idéologues !

    D’ailleurs quelqu’un de « malade » est, généralement, excusé… car on peut dire qu’il ne savait pas ce qu’il faisait… ça le dédouane en quelque sorte.

    Lorsqu’on me dit, par exemple, que Hitler était fou, j’ai tendance à préciser qu’il était tout à fait normal et qu’il savait ce qu’il faisait.

    Ce qui dérange dans la notion d’Hannah Arendt sur « la Banalité du Mal » c’est qu’elle place ces crapules sanguinaires au sein même de l’Humanité dont nous faisons tous partie sans exception.