L’idée que Doutes ne m’appartient plus. Oui, depuis cet été, la sensation me traverse de temps à autre. Elle se renforce du plaisir toujours vif et tellement inattendu de pouvoir regarder le film sans éprouver une quelconque fatigue. Je suis spectatrice, une spectatrice à chaque fois nouvelle qui, alternativement, jette un œil différent sur les images, s’attache davantage aux dialogues, observe plus particulièrement le jeu des acteurs, porte son attention sur les mouvements de caméra, se concentre sur la façon dont la politique est sans cesse convoquée par les quatre personnages, ou au contraire se plonge dans l’intimité de chacun des protagonistes. Etrangement, l’objet qui occupe mes pensées, mes journées, parfois même mes nuits, depuis deux ans, est devenu extérieur à moi, alors que je croyais en avoir épuisé toute la matière.

J’ai déjà posé la question dans ces Carnets de doutes : peut-on se lasser de son ouvrage ? Et je constate comment, en l’espèce, l’interrogation s’est déplacée. Je peux être totalement dans le film, le souvenir de sa fabrication, l’enthousiasme d’avoir porté à son terme une ambition sans jamais céder à la compromission, la conscience claire que des moyens plus importants ne nous auraient pas plus rapprochés de la forme idéalisée que mon esprit avait imaginée. Je peux aussi me sentir totalement en dehors. J’avais déjà eu un avant-goût de cette expérience, lors du montage. Plus d’un mois avait passé entre le tournage et le dérushage, un mois d’août sans l’anxiété de ce que j’allais trouver, mais électrisé par mon impatience. En nous retrouvant dans les bureaux de Toloda, leur société de production, avec Pascal Arnold et Teddy Vermeulin, nous décidons de nous atteler aux scènes dites de jeu, par opposition à celles qui furent lues et commentées par les acteurs. Nous envisageons ainsi de voir d’une traite toutes les prises des séquences interprétées par les quatre comédiens. Nous choisirons les meilleures d’entre-elles avec Teddy puis procéderons au montage proprement dit. Délice des retrouvailles entre amis et délice de découvrir ces images, de se remémorer les instants auxquels elles furent liées. Nous prenons le parti de fonctionner selon l’ordre chronologique du scénario pour aborder l’ensemble de ce matériel, ces heures d’enregistrement. Nous classons : une, deux, trois étoiles, d’une part, ce qui est inexploitable de l’autre (irruption de perche dans le champs, erreurs fatales de texte, petites bafouilles imperceptibles lors du tournage, bruits parasites…). Tout s’articule avec beaucoup de naturel. Même la première scène, la plus ardue par laquelle j’ai quasiment imposé à Teddy de commencer. Si nous nous en sortons avec celle-ci, les autres nous feront l’effet d’une partie de plaisir. Côte à côte devant les écrans Mac, dans une symbiose miraculeuse, Teddy et moi ne divergeons pas d’un iota sur les choix à opérer, le rythme, la rapidité, les effets. Je me retrouve devant une matière que je parviens à mettre à distance, pour ne jamais hésiter à couper, tronquer des passages entiers, en n’ayant à l’esprit qu’une seule perspective : l’objet-film au final, sans me préoccuper des renoncements possibles à des pans du scénario ou à une quelconque intégrité d’auteur. En un mois, nous aurons achevé un premier bout à bout pour le présenter au regard vierge de Pascal. A peine, les cinq premières scènes de jeu montées, une intuition : aussi riches et fortes qu’elles soient, les scènes commentées feront retomber l’intensité dramatique. Les acteurs donnent une telle densité à l’existence de leur personnage, une telle émotion, qu’une lecture intercalée entre deux scènes de jeu (même éclairée par les impressions des quatre comédiens, leurs réflexions sur la politique, leurs échanges sur les périodes que la séquence du scénario illustre), nous éloignera de l’histoire, des relations complexes entre Judith, Albertine, Paul et Chris, alors que se dessine la possibilité d’un film de fiction, tenu de bout en bout.

Surprise donc, de pouvoir se départir à la fois de paragraphes entiers de texte, de séquences interprétées avec grâce, force et justesse, pour ne retenir que les moments qui serviront la cohérence de Doutes et lui éviteront de dériver vers une possible dispersion. Tout me semblait fondamental dans le scénario, mais tout n’est pas nécessaire pour le film.

Même va-et-vient aujourd’hui, capacité à plonger dans le film, comme à s’en extraire. Il n’y a que pour la bande-annonce que je ne « vois » pas. Aucune idée, aucune projection. L’équipe de Zelig, le distributeur du film, doit nous proposer un projet. Attente non pas inquiète (je leur fais confiance), mais perplexe. Perplexe sur les possibilités de rendre la multiplicité des facettes de cet ovni cinématographique. Quand je visionne pour la première fois la maquette de la bande-annonce, nouvel étonnement : c’est le film, c’est totalement le film. Et pourtant, je ressens comme une sorte d’euphorie à le découvrir autre, ramassé, condensé, synthétisé, bouleversé dans sa chronologie. Cette torsion si particulière me le donne à voir sous un jour nouveau. Une différence, cependant, la date de sortie approche. Une forme d’angoisse s’empare de moi. Pascal, au téléphone, le perçoit dans ma voix, il comprend ce double-mouvement d’attachement et de détachement. Il tente de me rassurer, me dit d’en parler. Moi : tu as raison, d’ailleurs, ce sera le sujet de ma prochaine séance. Je voulais dire Carnet de Doutes. Au bout du fil, il est vrai, je n’avais pas un producteur, mais un psychanalyste de cinéma.

Un commentaire

  1. Ca a l’air super cette nouvelle comédie… enfin, j’espère que c’est une comédie… 😉