Utopie de vie et de cinéma, mélange des genres, et brouillage des pistes. Je voudrais revenir sur cela.

Mon côté fleur bleue, pour commencer, ce rêve d’adolescente d’une existence sans rambardes, sans cloisonnements, sans frontières étanches entre le domaine privé et le domaine professionnel. Vision très tôt d’une table de travail où j’écrirais non loin de celui avec lequel je vivrais. Évidemment, à l’époque, des stylos, des feuilles de papiers, des livres aussi, disposés épars entre une silhouette masculine obligatoirement floue et l’image de la femme comblée par le silence studieux.

Décembre 2011, trente ans plus tard ou presque. Pas de papiers, pas de stylos, mais deux ordinateurs portables sur la table de notre cuisine à Venise. Christophe – Vivaldi dans les oreilles et Pannetone à portée de gourmandise – travaille à son Histoire de la Comédie Française. De mon côté, je mets un point final à ce Doutes et j’entrevois, par delà les décennies, la réalisation d’un désir naïf et improbable de jeune fille, souvent convoqué dans ces mêmes parages de la lagune, lorsque je marquais de brèves pauses dans ma toute première lecture de Proust.

Bien avant cette scène hivernale, pourtant, la ligne de partage entre l’intime et la vie productive est déjà entamée. Christophe Barbier, l’homme médiatique, m’a inspiré le personnage de Chris Bailey, et je n’ai pas hésité une seule seconde à jouer des codes de sa vie publique : écharpe rouge, chapeau noir moins notoire, costume cravate en toute circonstance, mais aussi placidité, distanciation, volonté de se soustraire à toute assignation à résidence idéologique, indépendance, vision singulière du théâtre politique… Contre toute attente, il n’oppose aucune résistance. Voilà, je peux donc assumer en parfaite tranquillité : il est ma muse et je m’amuse pendant tous ces mois d’écriture. Masques, dérivations, miroirs, mixage, écrans, travestissements. Le point de départ seul est identique, – je ne sais pas comment il vote et ne le saurai jamais.

C’est le fondement premier des quiproquos du texte, le doute initial, servi par le métier exercé en toute exigence par Chris Bailey. Quelle figure, dans nos sociétés marketées et friandes d’étiquetage, peut être soumise, idéalement en tous cas, à l’obligation de neutralité que s’impose Christophe ? La réponse était nette : celle, devenue prééminente, du sondeur, censé ne se livrer qu’à l’interprétation, au décryptage, et tenu de conserver un quant-à-soi de bon aloi. Chris Bailey, analyste de la politique, expert d’institut, fait ainsi face à Paul Adler, qui occupe, lui, la fonction du journaliste, mais un journaliste fier de se mouiller en trempant sa plume dans l’encre de ses sympathies partisanes. Petit renversement des perspectives et nouvelle profondeur de champ qui renforce l’envie de cinéma. Voir ces positions s’affronter, observer les corps dans la raideur ou la plasticité que dictent leur conscience et leur occupation.

Mais du fond de notre retraite vénitienne, alors que le texte est là en son entier, alors que je n’en toucherai quasiment plus une virgule et que m’apparaît dans toute sa flagrance le principe du film, alors qu’avec Christophe, nous nous livrons à l’expérience souvent cruelle d’une première lecture à haute voix, s’affirme l’idée susceptible d’abaisser plus radicalement les barrières entre mes vies. Christophe doit jouer Chris, l’incarner devant la caméra et mettre, pour cela, son expérience du théâtre à distance. Vingt ans de planches avec la troupe de l’Archicube, 20 ans de Guitry, de Feydeau, de Molière, de Musset, de Shakespeare …

Je ne crois pas qu’il acceptera. Je suis même certaine, à cette minute, qu’il m’enverra sur les roses, avec toute sa délicatesse et sa douceur. J’anticipe la crainte qu’on ne réussisse pas à le différencier de ce double étrange et étranger (il dira « salaud ») que j’ai créé. J’anticipe la crainte de l’exercice pour celui pourtant si habitué des caméras. Et puis le temps. Comment trouverait-il seulement ces jours et ces nuits dans son agenda de pure folie ? Pourrait-il apprendre la patience entre deux prises, lui qui ne reste jamais sans rien faire, profite de chaque instant pour initier ou aboutir un énième projet ?
Cette utopie-là est vaine, je dois m’y résoudre, et, de surcroît, il demeurera toujours cet écart entre nous : il aime le théâtre et moi, je n’arrive pas à me passionner. Trop de fours pour trop peu de miracles : en substance, ce que dit Judith à Albertine, la comédienne. Je ne suis pas prête à réduire la fracture en voyant ce texte comme une pièce qu’il pourrait jouer. Là où une certaine unité de lieu, où le sentiment de huis-clos peuvent sembler décrire davantage des dialogues pour la scène, je continue à n’envisager que du cinéma. Je l’ai dit, ce furent d’abord des images, décors, rencontres et évitements de corps, mouvements autour des quatre personnages, gestes perçus dans leur fugacité, maladresses, rictus sur un visage, manière de bouger, de s’asseoir, de se redresser, de s’affaler, lumière, pénombre …

C’est là que je repense :
« Life’s but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage
And then is heard no more : it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.
»*

Oui, la vie est un jeu, nous aimons jouer tous les deux et pour nous, cela signifie beaucoup. Et donc, pour la seconde fois, Christophe, toujours généreux et déconcertant, me dit oui. Il fera du cinéma avec moi.

*« La vie n’est qu’une ombre qui marche, elle n’est qu’un comédien qui se pavane et s’agite sur le théâtre. On le regarde une heure durant, puis il n’en est plus question. La vie n’est qu’un conte raconté par un idiot, tout de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ».

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