Tous nos interlocuteurs ukrainiens rencontrés à Kiev à l’occasion de la représentation de Hôtel Europe par Bernard-Henri Lévy à l’Opéra national pour le premier anniversaire du Maïdan, n’ont cessé de soulever la question du futur du Donbass et de l’Ukraine, après le récent sommet de Minsk.
Si, en effet, les dispositions arrêtées à Minsk étaient appliquées, le Donbass séparatiste jouirait d’un statut spécial, confinant, de facto, à l’indépendance (police, justice, force territoriales entièrement autonomes, etc.), tout en étant un cheval de Troie russe permanent au cœur du pouvoir ukrainien, où il serait représenté en propre. Tandis que reviendrait à l’Ukraine exsangue, restée théoriquement souveraine, la reconstruction du Donbass, les salaires et les pensions d’une population et une administration foncièrement hostiles ! On n’est pas loin du marché de dupes.
Ce marché douteux fut passé à Minsk entre Poutine et Angela Merkel. L’Allemagne a, de nouveau, excipé de sa dette historique vis-à-vis de l’ex-URSS martyrisée il y a soixante-dix ans par la Wehrmacht, pour s’interdire toute fermeté vis-à-vis de la Russie. Passé oblige (+ gaz russe et intérêts commerciaux de l’industrie allemande), Angela Merkel, avant Minsk, se rendit d’urgence à Washington plaider contre des livraisons d’armes à l’Ukraine auprès d’Obama, qui ne demandait pas mieux. A la veille du sommet, elle enfonça le clou dans son adresse à la Conférence pour la sécurité à Munich, parlant de « l’impossibilité de gagner militairement le conflit ». Comme si gagner était la question, et non pas aider l’Ukraine à se défendre et rétablir un minimum d’équilibre des forces. Elle conclut ce petit bijou de fausseté prorusse par ces mots définitifs : « C’est dur à dire. Mais c’est comme ça. »
La Conférence se tenait à Munich. On ne l’aurait pas inventé ! Un Munich allemand ! L’Histoire, décidément, a plus d’un tour dans son sac.
C’est dans ce même esprit que Minsk et son rideau de fumée fictif en défense soi-disant de l’Ukraine et de son intégrité, s’est joué avec Poutine. François Hollande, qui s’est battu bec et ongles face à Angela Merkel et sa politique de paix à tout prix, aura servi, à son corps défendant, de good guy européen, masquant l’abandon de l’Ukraine à son sort par l’Europe sous leadership allemand.
Sur le terrain, Minsk n’a, de fait, n’a rien réglé. Les séparatistes, fort du soutien russe, se sont emparés de Debaltseve deux jours plus tard. Et la pression sur Marioupol toujours bombardée, qui ouvre la voie vers Odessa, ne se relâche pas.
En dépit de cette violation massive des accords de Minsk que représente Debaltseve, le Président Porochenko se réserve toujours de tenir un langage churchillien à son peuple, qui mobiliserait le pays dans toutes ses profondeurs, et consommerait la rupture définitive avec les Russes.
Toute la question est là. Car rompre avec la Russie, c’est, pour l’Ukraine, rompre avec une part d’elle-même et tout un pan de son histoire. L’Ukraine est un pays historiquement double, un mélange fait d’elle-même et d’emprunts forcés au grand voisin. Trois siècles de russification forcée du pays, où tout le monde ou presque parle toujours le russe, souvent la première langue familiale avant l’ukrainien à l’école, où la majorité partage la même religion que le grand voisin, ont fait que, l’Ouest du pays excepté, les Ukrainiens ont été, nolens volens, des Russes malgré eux (et des sous-Russes aux yeux des Russes, mais des Russes quand même). Une fraction d’eux-mêmes demeure sous l’emprise de ce passé de fer. Sans parler du Donbass, pour moitié ouvertement prorusse, et des intérêts considérables des oligarques ukrainiens dans cette terre industrielle qui représente près de 10% du PIB du pays, beaucoup vivent dans la crainte teintée d’admiration pour ce « grand frère » souverain qui les a méprisés, les a dominés, plusieurs fois, martyrisés, et recommence aujourd’hui de plus belle. Une sorte de syndrome de Stockholm semble retarder certaines mesures urgentes, qui impliqueraient une rupture avec soi-même. Poutine en personne ne cesse de distiller dans ses interventions publiques que l’Ukraine n’existerait pas comme vraie nation, qu’elle n’est, en quelque sorte, qu’un appendice historique de la Russie, un clone terriblement ingrat vis-à-vis de son mentor et protecteur de toujours.
L’Allemagne autant saxonne que prussienne n’avait rien en commun avec la France latine et catholique, culturellement, historiquement, sinon, a contrario, un passé de guerres séculaire. Seul un lien idéologique entre fascistes français et les Nazis a joué conjoncturellement, dans les années 30-40.
C’est l’opposé entre l’Ukraine et la Russie : les deux pays ont un passé considérable en commun. Un passé dont l’Ukraine, vingt ans après son indépendance, ne s’est toujours pas dépouillée dans sa totalité malgré la guerre actuelle, et qui la freine de s’engager sans esprit de retour contre son impitoyable agresseur. C’est le grand frère dominateur et le cadet aspirant à la liberté qui lui est due, qui continuent de s’affronter au sein d’une famille forcée qui n’a plus nulle raison d’être.
C’est là, autant que dans la disproportion des forces, le défi de l’Ukraine. En finir avec cet héritage, source de schizophrénie, même si la guerre en cours a grandement accéléré les choses en ce sens. Couper à chaud l’ultime cordon ombilical.
A l’Opéra de Kiev, à chaque envoi anti-Poutine de Hôtel Europe, que Bernard-Henri Lévy jouait lui-même, tous applaudissaient sans réserve, comme une libération.

Un commentaire

  1. Rompre avec son passé. Au cours du 20ème siècle, bien des régimes ont tenté cette aventure. Communistes pour beaucoup, mais aussi la république kémaliste par exemple. Cela n’a jamais marché. L’histoire, la culture reviennent dès qu’on baisse un peu la garde ou qu’on s’affaiblit. C’est pour avoir voulu nier cette dualité de la « personnalité » ukrainienne que Ianoukovitch a provoqué une révolte et que les révoltés, après leur victoire, ont provoqué une guerre qui est, même si cela ne plaît pas à Kiev, d’abord une guerre civile. Ne pas respecter cet équilibre, c’est compromettre l’avenir même de l’Ukraine. Si les révolutionnaires l’avaient d’emblée compris, si l’Europe les y avait encouragé, il n’y aurait sans doute pas de crise. Soit on coupe le pays en deux, soit on accepte d’y laisser survivre deux grandes cultures et de garder une attitude équilibrée entre l’Europe de l’Ouest et le monde russe.