Vous avez déjà assisté à une cérémonie, un défilé militaires ?
Moi non plus. Ni 14 juillet, ni 11 novembre, ni prise d’armes pour une commémoration, devant un monument aux morts, un drapeau, une tombe, ou lors d’un enterrement officiel. Rien. Pas mon genre les hommes marchant au pas, les képis, les uniformes, la musique militaire, tout le tintouin, comme disait Bardamu, alias le docteur Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, dans Voyage au bout de la nuit. Niet sur toute la ligne.
Il aura fallu le centenaire de la Première guerre mondiale, plus l’inauguration d’un monument à la Paix créé par une amie, Clara Halter, plus le fait qu’un autre ami soit le mécène de l’œuvre en question, Alain Nemarq, patron de Mauboussin, plus le prurit anthropologique qui me pousse, histoire de ne pas mourir idiot, à me frotter au hasard de la vie à des univers qui ne sont en rien les miens, pour que j’assiste pour la première et, j’imagine, la dernière fois de mon existence à une cérémonie militaire. C’était ce 11 novembre dans la clairière de Rethondes, près de Compiègne, où fut signé le 11 novembre 1918 à cinq heures du matin par le maréchal Foch et les plénipotentiaires allemands l’armistice qui mettait fin à quatre années de tueries européennes.
Détachements des trois armes, air, terre, mer, gendarmerie, pompiers, anciens combattants, élèves des écoles qui lisent des lettres pathétiques à leurs familles de soldats jetés tout crus dans la mêlée sanglante, petits enfants qui chantent la Marseillaise, officiels en tous genres, maire, sénateur, ministres d’hier et d’aujourd’hui, Premier Ministre, personnalités civiles et militaires, délégations étrangères, soldats alliés en uniformes d’époque, Poilus, spahis, fanfare militaire, porteurs de décorations, porte-drapeaux, hymnes, marches, flamme du souvenir, sonneries, appels aux morts, discours historiques, patriotiques : il ne manquait pas un bouton de guêtre à cette cérémonie en grand appareil. Et tout était réglé au millimètre. Plus le monument à la Paix, un gigantesque anneau portant en cinquante langues le beau mot de paix. Pour la bonne conscience générale ? Pour de vrai ? Pour le « Plus jamais ça » ?
Les discours étaient de circonstance. Exaltant le sacrifice de millions d’hommes, parlant de la souffrance des Poilus. Assez sobres, pas cocardiers, non. Nommant Péguy, Alain Fournier, morts à l’automne 14, évoquant les écrits de Genevoix. Allant, Valls, jusqu’à citer Jaurès, si hostile à la guerre qu’il le paya de son assassinat à la veille du conflit auquel il s’opposait de toutes ses forces, Valls citant plus loin, dans la même veine pacifiste, Les Thibault de Roger Martin du Gard. Les orateurs insistaient sur l’Union Sacrée en 1914 des Français, quelques années à peine après l’affaire Dreyfus et la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat qui avaient divisé le pays en deux camps irréductibles.
Je regardais cette étrange cérémonie, tout ce déploiement, ce ballet militaire, son archaïsme transcendant le temps, comme on feuillette un livre d’histoire illustré d’images d’Epinal. Des souvenirs d’école me revenaient, la France d’avant, la Patrie, les Poilus, Verdun, Guynemer, la Nation, l’histoire de France. Un Hier qui nous avait habités quand j’étais tout jeune, même si recouvert par une autre guerre bien plus terrible encore, la Résistance, le fascisme, la déportation, les collabos et toutes les suites, car la guerre-Politique comme combat à mort de la civilisation contre les Damnés du nazisme avait succédé à la guerre-Histoire des peuples abusés, et tous les comptes de 40-45 étaient loin d’être soldés. Il y avait dans ces années 50, en ville, plein d’Anciens Combattants à béret de la Grande guerre. Je me souvenais des Gueules cassées, de la Loterie nationale à leur profit, de ces hommes de cinquante ans et plus, sans jambes dans des chaises roulantes à vélo, pédalant des deux mains dans les rues de Paris, des places dans le métro réservées aux mutilés de guerre.
Je pensais au poème d’Aragon, chanté par Léo Ferré : Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

C’était un temps déraisonnable

On avait mis les morts à table

On faisait des châteaux de sable

On prenait les loups pour des chiens

Tout changeait de pôle et d’épaule

La pièce était-elle ou non drôle

Moi si j’y tenais mal mon rôle

C’était de n’y comprendre rien

Est-ce ainsi que les hommes vivent

Et leurs baisers au loin les suivent

J’étais partagé. Tous ces militaires présents à Rethondes en grande tenue, étaient-ce, qu’ils le veuillent ou non, les héritiers de ceux qui, il y a cent ans, en France comme partout ailleurs en Europe menèrent des millions d’hommes à la boucherie ? La même caste, toujours ? Qu’auraient-ils fait cent ans plus tôt ? Aucun doute, là-dessus. Avaient-ils tiré les leçons des massacres de masse, de l’ivresse nationaliste et du bourrage des crânes par la propagande guerrière, les Déroulède, les Barrès et leurs homologues allemands, ces rossignols du grand massacre ? Au sortir de l’hécatombe, on glorifia à qui mieux les généraux, les maréchaux. Aucun ne songea à demander pardon.
Tout en écoutant les discours sur l’Union sacrée dans cette clairière de Rethondes ensoleillée, je songeais à Jaurès écrivant six jours avant son assassinat au Café du Croissant à Paris : « Chaque peuple parti à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main. Et maintenant voici l’incendie », je songeais aux pacifistes socialistes du Congrès de Bâle deux ans plus tôt venus de toute l’Europe, dont Aragon fit un livre, Les cloches de Bâle, qui criaient « Guerre à la guerre », je songeais au mot d’ordre de l’Internationale socialiste, le fameux « Les prolétaires n’ont pas de patrie », je songeais à Romain Rolland, que nul ici ne cita. Romain Rolland, qui dès septembre 1914, exilé en Suisse, écrivit son célèbre article, Au-dessus de la mêlée, suivi un an plus tard d’un livre prophétique portant le même titre.
En voici un extrait :
« Osons dire la vérité aux aînés de ces jeunes gens, à leurs guides moraux, aux maîtres de l’opinion, à leurs chefs religieux où laïques, aux Églises, aux penseurs, aux tribuns socialistes.
Quoi ! Vous aviez, dans les mains, de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme ! À quoi les dépensez-vous ? Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime ? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros ! La guerre européenne, cette mêlée sacrilège, qui offre le spectacle d’une Europe démente, montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains, comme Hercule !
Qu’en ce moment, chacun de nous fasse son mea culpa ! Cette élite intellectuelle, ces Églises, ces partis ouvriers, n’ont pas voulu la guerre… Soit !… Qu’ont-ils fait pour l’empêcher ? Que font-ils pour l’atténuer ? Ils attisent l’incendie. Chacun y porte son fagot. »
Romain Rolland correspondit, depuis la Suisse, avec les rares esprits, dans les deux camps, restés libres, qui, horrifiés, désespérés mais debout contre la folie ambiante, refusaient la barbarie sur ordre et le suicide de la civilisation européenne. Voici une lettre d’un écrivain allemand mobilisé : « J’ai pris part à de grandes batailles. Depuis je souffre moralement jusqu’à épuisement complet tant physique que psychique. Mon âme ne trouve plus de repos. Cette guerre nous révèlera combien la brute réside en l’homme et cette révélation nous fera faire un grand pas hors de l’animalité. Sinon, c’en est fait de nous. » Deux décennies plus tard, c’en était fait de l’humanité de l’homme, à Guernica, à Coventry, à Dresde, sans parler d’Auschwitz et ailleurs.
Et puis, songeais-je encore, l’armée française, passée la boucherie de 14-18, c’étaient, vingt ans plus tard, l’imbécile Gamelin et l’absurde ligne Maginot devant les Panzer-divisions allemandes et la guerre éclair théorisée par un certain colonel de Gaulle prêchant dans le désert, c’était dans la foulée Pétain vendant la France aux Nazis, c’était le sabordage de la Flotte à Toulon, c’était, au sortir de la guerre, le bras armé du colonialisme, la guerre d’Indochine, la répression féroce à Madagascar en 1947, c’était l’expédition de Suez en 1956, c’était la sale guerre d’Algérie, c’était Massu, c’était Bigeard, Le Pen, c’était la torture, les généraux putchistes de 1961, les factieux. Ah, mis à part de Gaulle, Leclerc, De Lattre, De la Bollardière en Algérie et quelques autres, elle était belle l’armée française !
Mais ces uniformes, ces galonnés défilant sous mes yeux à Rethondes, qui portent le poids de cette histoire funeste de leurs ainés, je me dis que ce sont les mêmes aussi et leurs frères d’armes que, depuis vingt ans, nous voyons sur le terrain, les journalistes, les humanitaires, Bernard-Henri Lévy, moi-même, bien d’autres, intervenir en Bosnie, en Afghanistan, en Libye, au Mali, en Centrafrique, contre la barbarie, même si je n’oublie pas le Rwanda et l’opération Turquoise au profit des génocideurs hutus.
Alors quoi ? Une armée autre, oui. Le présent contre le passé ? Ou bien l’Histoire est-elle un tout, une mémoire qui ne se divise pas ? Oublier la dégradation de Dreyfus, oublier la Grande Guerre meurtrière et la suite jusqu’aux années 60 et la fin de la guerre d’Algérie ? Non, ne pas oublier.
Mais à Rethondes, cent ans plus tard, je pensais, pour finir, à ce jeune aviateur de la base aérienne de Saint-Dizier qui détruisit les colonnes de chars de Kadhafi devant Benghazi, promise dans les prochaines heures à une destruction sans merci et sauvée in extremis.

Un commentaire

  1. Ah le rassurant galimatias; le délicieux prurit consensuel d’a priori dogmatiques ruminés depuis des lunes!
    Ah la noble envolée faussement indignée d’un censeur du troupeau, d’autant plus prompt à juger qu’il est bien décidé à ne rien faire.
    Ah la noble posture du héraut, beuglant ses absconses veuleries sans même détourner les yeux de tous les Caïn massacrant des Abel sur les terres christiques, à l’heure du 20H.
    Ah l’éternelle fatuité égotiste du spectateur se parant sans vergogne de la défroque d’Antigone, avant de faire « revenir la soupe en plus grasse ».