Merveilleuse défaite, libératrice défaite du Brésil !

Enfin tué par ses enfants mêmes le Dieu football et son emprise sur tout un peuple ivre de trop de foot, assigné tout entier par lui-même et  le reste du monde à cette image caricaturale d’un pays magnifique et grand, qui brille à l’amont de feux plus vrais que cette fiction sportive.

Merci aux onze joueurs brésiliens qui n’en pouvaient plus d’incarner sur leurs fragiles épaules -depuis toujours dévoyée entre une pelouse trop verte, deux poteaux trop blancs et deux filets trop larges- l’identité de tout un peuple, et qui, par leur défaite somptueuse et définitive, admirablement concoctée dans leur inconscient rebelle, mûrement voulue et préparée par eux, match après match depuis le début du Mondial, sans qu’ils en aient eu, bien entendu, du tout conscience, se sont libérés eux-mêmes et ont libéré les Brésiliens d’une identité nationale réduite à un ballon (et accessoirement, toujours dans le même bas registre, à une danse, la samba).

Une défaite « normale », face à la solide équipe allemande aurait été du même ordre que la France quelques jours plus tôt, ou encore l’Argentine en finale, quelques jours plus tard, contre cette même Allemagne. Il n’en fut rien. 7 à 1 ! Ce n’est pas que l’Allemagne fut à ce point supérieure. C’est le Brésil qui fut à ce point inférieur à lui-même, qui fut bel et bien son premier et pire ennemi. Pareille défaite semblait inexplicable. Les spécialistes, interrogés, n’arrivaient pas, tous sans exception, à l’expliquer, mettaient tout sur l’absence de Neymar, invoquaient tel accroc, telle piètre organisation.de jeu, tels remplaçants de second ordre. Toutes choses qui eussent valu pour une défaite normale, pas pour une déroute sans nul précédent. L’énigme restait entière. L’explication était ailleurs que dans la technique propre du football, bonne ou mauvaise, ne relevait pas du sport lui-même.

Cet absolu chef d’œuvre brésilien que fut la défaite de Belo Horizonte au signifiant prédestiné fera à jamais partie des grandes défaites libératrices qui ont ponctué l’histoire des peuples trop sûrs d’eux-mêmes, gagnés par une hubris délétère dont ils ne peuvent se défaire, mais seulement par le biais d’un autrui salvateur qui leur imposera par la force le retour au réel. Là, pour la première fois, la délivrance vint d’eux-mêmes, l’adversaire n’étant que l’agent mécanique, stupéfait, du destin.

On me pardonnera ce parallèle ad Hitlerum avec l’Allemagne, victime du pangermanisme et du sentiment de sa supériorité uber alles sur le reste du monde, qui, un siècle durant, la portèrent à des extrêmes toujours plus dévastateurs et délirants, et libérée de ses démons par la défaite sans appel du nazisme. L’Allemagne, enfin affranchie par sa défaite même, a fait, à son tour, au Brésil le cadeau d’une défaite sans appel, elle merveilleusement pacifique, et non moins libératrice. (La même chose, quelques jours plus tôt, était arrivée à l’Espagne, à un moindre degré.).

La gueule de bois, la honte, l’humiliation salutaires étaient le prix à payer, pour enfin se réveiller d’un long cauchemar meurtrier jadis à Berlin et Munich, d’un rêve infantile aujourd’hui à Rio et Brasilia, cauchemar et rêve d’une nation élue, là par la race, ici par le foot. Finie l’infantilisation de tout un peuple, la régression identitaire à des idoles toujours plus impérieuses, finie l’idolâtrie, fini l’opium d’un peuple.

Ces onze joueurs brésiliens sont, à leur façon, des libérateurs, des héros involontaires, et, passés les crachats, leur grandeur, leur abnégation, un jour leur seront reconnus. Outre qu’ils vont enfin pouvoir demain jouer librement, et donc magnifiquement, au foot, sans avoir à porter un poids mille fois trop lourd pour eux.

Ces joueurs qui se signaient d’abondance en entrant sur le terrain (ou plutôt sur l’arène) demandaient-ils, trop faibles, l’aide de Dieu pour vaincre et se sauver, ou, davantage, imploraient-ils son pardon pour la défaite qu’ils allaient si bien s’infliger à eux-mêmes non moins qu’à la fierté de tout un peuple, idoles bientôt promises à la déchéance et au rebus, anges, bien plus à mes yeux, et instruments sacrifiés d’avance d’une très haute nécessité ?

La main de Dieu n’a pas tremblé, qui a conduit le Brésil à cette victoire par défaut sur lui-même.

Finalement, le football serait à la fois le mal et son propre remède, porterait la maladie et la guérison à la fois. Un certain Karl Kraus, il y a cent ans à Vienne, disait déjà cela non du foot mais de la psychanalyse…Foot et psychanalyse, même combat, même thérapeutique, l’une en grand, l’autre en petit ? Allez savoir…