Je voudrais revenir sur un point annexe – l’Art – dans le long et bel article paru ici-même, de Yann Moix, intitulé Jean Ferrat et Vishnou, portant d’abord sur l’opposition entre les Dieux juif et chrétien.

Je suis modestement d’accord sur tout. Ou presque.

Moix oppose la connaissance (juive) de Dieu à la foi (chrétienne) en Dieu, ou encore l’étude (juive) au dogme (chrétien), ou encore l’universel par le particulier auquel ouvre le judaïsme au général-consensuel qui règle l’œcuménisme chrétien. « Est juif qui passe sa vie, non pas à croire en un Dieu inaccessible et dont l’approche perpétuelle et illusoire s’appelle la foi, mais celui qui, par l’étude, en dresse une ébauche, un portrait et se le re-présente à soi, le met sans cesse au présent. »

Moix va plus loin et établit un parallèle entre l’artiste et l’être-juif.

Les artistes sont d’une certaine façon « comme juifs », en ce qu’ils possèdent potentiellement la vérité en eux, qu’elle est leur point non d’arrivée mais de départ (cf le fameux « Je ne cherche pas, je trouve » de Picasso ; ou encore Michel-Ange se bornant, disait-il, à dégager au grand jour, du cœur du marbre, une idée-forme qui y était depuis toujours incluse et en pure attente d’opérateur). Vérité terminus ante quem, que les artistes (ces voyants, ces sachants d’origine) ont charge de traduire dans leur œuvre, de la même façon qu’à un porteur du nom juif, du fait de son être-juif ab ovo, Dieu lui est assigné d’emblée, d’autant que celui-ci se tient « à côté », face à face avec lui, et non pas « au-dessus », dans la nuée, et qu’à ce titre, on n’a pas à l’atteindre asymptotiquement, tel le Dieu chrétien trônant au plus haut des cieux, toujours plus loin, toujours au-delà, toujours plus inaccessible quand bien même se rapprocherait-on toujours plus de Lui.

Aubaine que d’advenir au monde comme artiste (de même, donc, que de naître juif). Tout le monde, disait-on jadis, n’a pas la chance d’avoir un père communiste (ce fut, par bonheur, mon cas) et, ajoutons-le, d’avoir une mère juive (la mère de ma mère l’était). (Hélas, d’un autre côté, je ne suis pas né artiste…)

Le Dieu juif, dit Moix, est à l’état d’esquisse perpétuelle, il est insaisissable et doit le demeurer : il est un dieu qui, dans le face à face qu’il entretient avec qui se confronte à Lui, ne peut rester en place, à l’encontre du dieu chrétien, qui, lui, surplombe celui qui le révère de toute son inaccessible hauteur et qui, à jamais figé, à travers son Fils, sur la croix, ne peut que rester éternellement en place. Place la plus haute, place éternellement constante, dont ce Dieu à jamais immobile ne saurait déroger, place fixée et figée comme le dogme, dont elle est le symbole et le garant.

D’où, en déduit Moix, le Dieu juif ne pouvant, lui, rester en place, et la vérité étant dans le mouvement, toute représentation figée de Lui sera fausse. C’est pourquoi, ajoute-il, les juifs ont choisi la parole, le texte, en un mot la pensée. « L’image, elle, est assassine parce qu’elle fige. Dessiner Dieu, peindre Dieu, c’est le priver de sa mobilité, c’est le tuer, supprimer ce qui fait son essence, sa célérité, sa vitesse, son mouvement, sa fulgurance, sa vie. Nous voulons pour lui un lieu où il puisse se mouvoir, se précipiter, ralentir, s’accélérer, se libérer, passer, rester, partir et puis revenir. Et ce lieu existe : ce lieu est la pensée ; pas la foi. Ce lieu, jamais inerte, de mouvements, de flux et de reflux, c’est le Talmud, qui restitue l‘insaisissabilité de Dieu. »

Bref, la pensée oui ; l’art non. La première serait exclusive du second. L’art ne serait pas pensée, il serait du côté de la foi, donc idolâtrie, et tuerait la mobilité de Dieu. « C’est la mort, conclue Moix, qui voudrait se faire passer pour la vie. »

A cela, Malraux, dans les Antimémoires, avait objecté d’avance : « Le monde de l’art n’est pas celui de l’immortalité, mais de la métamorphose. » Ajouterai-je que l’art (sacré) est une réponse au silence des Dieux. Les figerait-il par leur représentation, que loin, par ce biais, de les mettre à mort, il les invite bien plutôt à prendre vie, à « bouger ». C’est tout le sens du Maniérisme et du Baroque. Voyez la Pietà de Michel-Ange, voyez le Bernin et l’Extase de Sainte Thérèse (le titre italien est encore plus explicite : « trafita dall’amore di Dio ») chère à Lacan (« Voyez comme elle jouit ») et à Jean-Luc Marion (« Dieu nous surpasse au titre de meilleur amant », in Le phénomène érotique). C’est, davantage encore, comme dans Tintin (le Temple du soleil ; les Sept boules de cristal) ou les trois Indiana Jones, de Spielberg : les créateurs de Dieux barbares (et plus encore d’idoles) rêvent de voir leurs effigies soudain s’animer, prendre forme et visage humain, serait-il effrayant. Comme si les Dieux n’étaient que le masque des hommes, leur forme première, et que les hommes, à leur tour, étaient fils de ces Dieux inhumains, trop humains. Mais là, je crains d’apporter de l’eau au moulin iconoclaste de Moix…

Ce qu’avance Moix est, sur le plan des idées, globalement séduisant pour l’esprit, mais tout aussi tôt infirmé par l’histoire des civilisations. Sans même parler de tous ces arts profanes (et pas seulement les arts pratiques, « appliqués » ou d’agrément) qui n’ont eu ni Dieu ni la foi ni le culte pour objets ou pour maîtres (ou alors comme pures façades à leur libre expansion) et qui auront été, O combien, des opérateurs de vérité (serait-ce par le détour de l’imaginaire ou de la fiction, ces deux « mensonges vrais ») sur l’homme tout au long de son histoire, l’art religieux, puisque c’est de lui qu’il s’agit, serait-il le plus incantatoire, le plus hiératique, le plus spiritualisé, s’est, de tous temps, donné comme dépassement de son éternité figée, de pierre ou de marbre, comme transcendant sa fonction et son ministère sacrés. Faire passer toute représentation (à commencer, de Dieu, du divin) pour figée et im-pensée par nature, est forclore d’emblée l’autonomie et la « supériorité » de toute représentation par rapport à ses thèmes et ses sujets de circonstance. Tel est le principe même de l’art, y compris religieux, qu’il dépasse ce qu’il entend servir ou célébrer, qu’il est bien plus et autre chose que la pure représentation-célébration à laquelle il se prête, en son effectivité « idolâtre » immédiate, qu’il est à lui-même, par-delà ses contenus manifestes et ses fins sacrées ou profanes, sa propre fin, ses pieux, naïfs artisans ne s’en aviseraient-ils pas (ce dont il faut, d’ailleurs, expressément douter, pour toutes les époques, jusqu’aux artistes-chasseurs de l’Art pariétal ; voir, à ce sujet, Malraux et ses Voix du silence). En un mot, l’art, c’est toujours et avant tout l’Art pour l’Art. Et à telle enseigne, il ne saurait avoir partie liée avec je ne sais quelle mise à mort de Dieu par immobilisation-pétrification de son essence, parce que, tout bonnement, Dieu, la mort, l’au-delà, ne sont pas, ne sont jamais le propos premier, serait-ce la grotte de Lascaux, une pyramide égyptienne, aztèque, les statues de l’île de Pâques, une sépulture étrusque, une église romane, une cathédrale gothique, une fresque de Giotto, la voute de la chapelle Sixtine, une cantate de Bach, le Stabat Mater de Vivaldi ou le Requiem de Mozart. Car si tel avait été le cas, qui, aujourd’hui, alors que tous les Dieux que ces sublimes artefacts honoraient sont morts, pourrait encore trouver le moindre sens, prêterait la moindre intelligibilité à tous ces opus historiquement morts et enterrés, privés à tout jamais de l’ordre symbolique dont ils étaient les vecteurs en majesté à leur avènement ?

Dans le judaïsme, la pensée de Dieu, Dieu comme pensée, se suffisent, si j’ose dire à eux-mêmes ; et l’art – souscrivons à ce qu’avance Yann Moix – n’y serait qu’idolâtrie et pétrification de l’essence du divin. Soit. Oserais-je soutenir cependant que les Dieux, chrétien et autres, n’ayant, de loin pas, cette pleine idéalité, et ce manque, ce ratage originels se devant d’être compensés par de beaux, imaginaires encensements, cela nous aura valu en échange ce à quoi le judaïsme, in abstracto, se refusait (à d’innombrables exceptions-transgressions près ; voir les somptueuses collections des musées d’art juif) et dont nous ne saurions nous plaindre : le monde des dieux et des hommes, au libre prisme de l’art. L’art, ce memento mori, comme vivante consolation de cet ici-bas que les dieux n’ont pas daigné habiter, si proche-si loin, oui, de tous ces dieux qui n’en sont pas. Disons-le : des dieux inexistants, faute d’être jamais nés.
L’art, en somme, à défaut de Dieu(x) ; l’art à la place des Dieux. Et c’est peut-être tant mieux. Au point qu’à la Renaissance, trois artistes furent tenus par leurs contemporains, Papes en tête, pour les égaux des Dieux : « le divin Raphaël » ; « le divin Michel Ange » ; « le divin Titien ». L’appellation n’était pas usurpée. L’idée-même de Dieu étant l’invention par les hommes d’un détour théorique et l’instauration d’un Maître fictif pour que, sous le chef de sa bienveillance répressive, ils s’obligent à une loi éthique, des principes et des règles communs d’existence, bref fassent œuvre de civilisation, admettons avec les hommes de la Renaissance italienne que ceux qui, par leurs œuvres, ont instruit plus avant leurs semblables sur la condition humaine et augmenté le capital de beauté en ce monde, ont enrichi par là-même le principe de civilisation et le juste gouvernement de nous-mêmes par nous-mêmes, et sont, bel et bien, à ce titre, « des dieux parmi nous ».

5 Commentaires

  1. Mais bon quand meme, j’aimerais bien que le prophete Moix nous dise ce qu’on a le droit de manger.

  2. Si Michelange devait peindre la theorie de la relativite, ca ressemblerait a quoi?

  3. L’art religieux dans la chrétienté n’a eu pour fonction que de mieux emballer le produit.
    Jeune adolescent, nous comprenons ce marketing grâce à Boris Vian dans l’arrache-coeur : « D.ieu est luxe, sans or, il ne peut avoir d’église. »
    On ne peut pas regretter l’art religieux en tant qu’oeuvre, on peut par contre l’accuser d’avoir fixé la pensée de D.ieu.

    Cet art a aussi été une des armes que les chrétiens ont détenu durant des siècles pour marquer à jamais les traits des « bons » croyants et ceux des « mauvais » avec des nezs crochus pour les tueurs du Christ, des attitudes fourbes, des endroits sur la toile dans des positions équivoques. Lorsque l’art religieux se fait propagande, elle enterre à jamais le message initial christique sur la fraternité.
    Il prépare sournoisement le terrain aux futurs pogromes/