Tous les conducteurs le savent désormais d’expérience. Ils sont de piètres conducteurs, n’auraient-ils jamais eu d’accident, puisque tous ou presque ont perdu de leurs points, ces fameux douze points auxquels leur condition d’automobiliste est désormais suspendue. Ils sont, non moins, de piètres citoyens, puisqu’ayant enfreint, serait-ce marginalement, les mille et unes règles qui régissent leur conduite, ils ont mis autrui en péril (eux-mêmes, passe encore, mais comme en cas d’accident solitaire, la collectivité paie solidairement…) et porté atteinte au bon ordre de la société. On en conviendra : c’est très mal.

Qu’est-ce qui a transformé en trente ans les conducteurs en piètres conducteurs, alors que le nombre de tués baissait de trois fois, que le trafic était multiplié par dix, le nombre d’usagers de la route par deux, que les véhicules devenaient infiniment plus sûrs et le réseau routier cent fois meilleur, et qu’on en aurait naïvement conclu à un progrès remarquable de tous et de tout dans l’exercice automobile ?

Deux choses ont transformé ces très bons automobilistes que nous sommes de facto, dotés d’exceptionnels outils mécaniques et roulant sur de remarquables voies, en humains répréhensibles de jure qu’il faut chaque jour un peu plus ramener à l’ordre par des moyens chaque jour un peu plus sophistiqués : le concept de sécurité, l’arme informatique.

I) Le concept de sécurité.  Zéro mort sur la route, tel est l’objectif auto-assigné  aux pouvoirs publics et assigné d’en haut à chaque Français, objectif érigé sous le septennat chiraquien en « grande cause nationale », à l’égal, excusez du peu, de la lutte contre le cancer.

Et à cet effet, tous les moyens sont bons, jusqu’aux plus radicaux. Limitations de vitesse draconiennes, mesures et obligations techniques en tous genres, et, bien sûr, pour garantir et couronner le dispositif, un arsenal répressif exceptionnel, en voie de renforcement constant. Qu’on en juge, de ce seul exemple : des études fort sérieuses en matière de sécurité routière montrent que l’usage du téléphone en voiture, téléphone fixe, bien entendu, et laissant les mains sur le volant (le portable tenu d’une main est totalement prohibé, le téléphone à oreillette fortement déconseillé) fait mécaniquement baisser l’attention du conducteur et serait à l’origine de 10% des 4.000 morts que fauche encore bon an mal an la route.

D’où de fort sérieuses études où l’on se demande comment proscrire toute communication durant toutes circulations, sauf pour certaines catégories professionnelles évidentes. Dans la même logique et le même soucis sécuritaire bien intentionné, a été étudié tout ce qui distrait l’attention  : musique à bord, conversation avec les passagers, avec le conjoint, etc… Un hic, cependant, qui, pour l’heure, mais pour l’heure seulement, fait reculer ces « bureaux  techniques»  (pas si techniques que cela, et même fort « politiques », voir plus loin) dans les ministères des transports et de l’intérieur qui veulent tant notre bien qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot : tout véhicule est un espace privé, assimilé en droit à un domicile privé, où chacun, donc, dispose librement de lui-même, ne rien y faire, y vivre, faire l’amour, librement communiquer (Peste !) et le reste. Les hic sécuritaires, ici, se multiplient, touchant à « l’existentiel », comme le taxent, dans leur jargon à la Bouvard et Pécuchet, les dites-études. Et si la CNIL, pour une fois, n’avait mis son holà, les compagnies d’assurances, en dignes poissons-pilotes du Big Brother sécuritaire, faisaient ardemment pression auprès des pouvoirs publics  Ô combien complaisants pour que soit implantée dans chaque véhicule, au titre d’une adéquation « juste » de primes « justes » à chaque conducteur, une  boîte noire ad hoc qui enregistrerait tous les paramètres de notre conduite, dates, trajets, fréquence, etc…, afin, arguaient-elles, de discriminer les conducteurs en fonction de leur « dangerosité » tant statistique qu’individuelle, utilisateurs quotidiens ou occasionnels, plutôt de jour ou de nuit, roulant beaucoup, vite, ou pas, etc…, à l’infini, et de leur appliquer des tarifs impeccablement « personnalisés ».

Ici, la « justice », là la sécurité. Deux arguments massue. Qui oserait défendre le droit au téléphone fixe en voiture contre 400 vies humaines perdues ? Quel responsable, quel homme politique ? Bien entendu, moins la route fait de morts, plus le nombre de morts « résiduels » devient incompressible, plus il faut, en conséquence, toujours au nom de l’intangible Zéro mort, édicter des règles de plus en plus contraignantes, et donc toujours plus durcir, en proportion, la répression, et empiéter sur les libertés d’aller et venir. L’argument sécuritaire l’emporte sur tout. Le but proclamé étant de protéger nos vies à tous des autres et de nous-mêmes, toutes mesures présentées comme allant en ce sens sont, de facto sinon de jure, justifiées. Multiplication des obligations, des limitations, prolifération des radars, invisibilité désormais de ceux-ci : la répression, de plus en plus diffuse, universalisée, automatisée et protéiforme, fait des ravages, et comme nul n’arrive plus à respecter absolument et en permanence les limitations draconiennes qui balisent chaque kilomètre des routes de France et de Navarre, les retraits de points et de permis se multiplient, faisant tomber des dizaines de milliers d’automobilistes qui n’ont jamais mis de vies, celle d’autrui ou la leur, en danger, au rang de parias.  La loi et ses multiples avatars réglementaires, présentés comme « techniques » ( et que nul ne contrôle, parlement, élus divers), étant infiniment contraignants, et reposant, de ce fait, de plus en plus sur la répression et de moins en moins sur leur acceptation citoyenne, produisent exactement ce contre quoi ils prétendent lutter : des délinquants par milliers, puis des conducteurs privés par dizaines de milliers de leur permis pour avoir perdu ici un point, là deux, pour des « fautes » totalement vénielles et de plus en plus impossibles à éviter. Et qui, contraints et forcés de par leur profession ou leur isolement géographique de se déplacer, finissent  par conduire dans l’illégalité où les a plongé le système, avec toutes les conséquences juridiques et autres que l’on imagine en cas d’incident. En un mot, le tout-sécuritaire automobile a fini par produire sa propre insécurité, l’externalisant en bout de chaine sur les malheureux sujets-objets de sa sollicitude maniaque.

Le couple infernal sécurité obsessionnelle-répression exponentielle a d’ores et déjà produire suffisamment d’effets pervers pour qu’on s’interroge sur sa finalité réelle. Notre sacro-sainte sécurité, vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt, à travers elle, autre chose, de plus insidieux, de plus concrètement politique qui serait visé ? L’automobile, cet objet privé dans un espace public, à la frontière donc de deux droits, de deux logiques, celle de l’individu, du propre, versus celle de l’Etat, est, en effet, le point nodal idéal du contrôle social. Big Brother a trouvé là le meilleur maillon faible de ce caillou irréductible qui s’appelle un individu. Là, socialisé par le partage de l’espace collectif, il s’offre tout nu à tous les contrôles « sécuritaires », techniques, tous les traçages, les marquages, les fichages, toutes les répressions « citoyennes », « éthiques », pro-environnementales et autres, qu’un système de pouvoir soft et nominalement démocratique peut mettre en place sans attenter frontalement aux libertés publiques.

L’automobile, synonyme jadis de liberté, d’autonomie, est aujourd’hui, avec la santé, la voie de plus grand « entrisme »  des machines de micro-pouvoir, de surveillance et de punition qui nous contrôlent, nous connaissent et nous gardent. Vous prenez la route ? Bienvenue chez Big Brother. Le premier cercle de L’enfer de Dante, aujourd’hui, commence au périphérique. Roulez, roulez, manants, nous avons les moyens de vous voir, de vous fouiller et de vous faire parler, sans un mot de votre bouche, sans violence de notre bras armé.

II) Ce bras armé et l’arme royale de l’Etat ultra-routier, c’est évidemment l’informatique, la nouvelle police du monde. Des capteurs partout, dans les véhicules, les rues, les routes ; des caméras partout (300.000 en Grande-Bretagne, à ce jour, et plus du tout dans les seuls aéroports, gares, transports en commun, banques ou endroits sensibles, mais désormais dans les moindres rues, et demain embarqués à votre bord) ; localisation par satellite de votre véhicule, de votre portable, et donc de vous-même par tous ces biais ; plus besoin de papiers d’identité, toujours falsifiables : identification automatique par l’iris de l’œil, etc…, etc…

Plus besoin de police, d’intervention humaine avec ses aléas. Moins, toujours moins de répression visible, physique, génératrice de troubles publics, de contestation. Roulez manant, croyez-vous seul, croyez-vous libre, ne demandant rien à personne. Et recevez demain avis de votre (in) conduite, inconnue de vous-même mais pas de Nous, qui sommes nulle part et partout, et pour qui vous tous n’êtes que troubles toujours possibles, mauvais sujets en puissance, micro-nuisants et micro-impertinents à un ordre qui vous dépasse et que vous ne pouvez connaître, mais-ce-n’est-pas-une-excuse !

Permis. A point. Comme on le dit d’une viande, des bons et des mauvais points à l’école. Etat-routier goutteur d’homme, Etat instituteur  face à des enfants-cancres.

Ces quelques considérations me sont venues lors d’un stage parisien de récupération de points. Deux jours durant, une « psychologue » et un professeur d’auto-école qui, précisent-ils d’emblée (mais cela sonne comme une anti-phrase, quasi-freudienne) ne sont en aucune façon liés à l’administration et moins encore à la police, assènent des chiffres et des vidéos tous plus « mortels » les uns que les autres, car crash, carambolages, imprudences fatales, blessés en tous genres, jeunes en lambeaux, à une assemblée de « coupables » qui n’a  commis d’autres crimes routiers qu’une marche arrière au-delà de deux voitures, l’oubli de la ceinture à l’arrêt, un dépassement de vitesse infime, etc…, etc… On ressort de là comme d’un musée des horreurs, tremblant, traumatisé, non sans s’être fait sermonné une dernière fois par un directeur irascible, qui précise avec une petite pointe de sadisme avant de vous laisser partir  qu’il a tous pouvoirs pour attribuer ou non les fameux quatre points que vous êtes venu, O mansuétude du système, récupérer. Humiliation, traumatisation : une fois rendus à l’air libre et nos coursiers motorisés repris, ne reste plus, l’appréhension au ventre, qu’à affronter le nouvel ennemi des obligés roulants que nous sommes : la route, cet espace jadis de plaisir et de liberté, devenu désormais la lice ouverte à l’excellence et à l’omni-répression des machines de micro-pouvoir invisibles.

Dernière Minute: Les pouvoirs publics viennent de décider l’installation de soixante mille caméras de vidéosurveillance. Roulez carrosse.