Si seulement les choses étaient aussi simples que : L’Absolu est mort ! Vive la Liberté ! Si seulement Les Lumières avaient été telles que certains les avaient imaginées, pures, braquées sur et cultivant gentiment la Raison ! Ça c’est le rêve, la réalité est évidemment plus rude. Il fallait que les tenants de la Révolution – pour ne pas dire de la Terreur – jettent un peu d’ombre sur ces éclairs de rationalisme. Il fallait, pour des raisons qui tiennent à la sensibilité des modernes, que la Raison engagée fisse place à la Passion souveraine. Que la lutte pour la vie et le bonheur se substitue subrepticement à la lutte pour la liberté.

L’Absolu comme le ver dans le fruit des Lumières. Des révolutions en général et de la Révolution Française en particulier. Hypothèse séduisante qui d’ailleurs peut fort bien se soutenir. Une fois posée la bonté naturelle de l’homme, comme le fit Rousseau, l’enjeu des révolutionnaires qui s’en inspirèrent, consista non pas à créer un nouveau mode de gouvernance avec la liberté pour saint objectif – ce dont ils se révélèrent totalement incapables – mais à reproduire sur l’ancien schéma absolutiste un pouvoir politique basé sur – tenez-vous bien – la volonté une et indivisible du Peuple (qui, bien sûr, est bon et pur…). De sorte que, non seulement, le rapport du nouveau pouvoir vis-à-vis de la Nation demeurait inchangé, mais créer une République dans laquelle pouvait sourdre une diversité d’opinions se révélait rigoureusement impossible. On se préoccupa moins de créer les conditions de la liberté que de détruire toutes les entraves au déploiement de cette bonté naturelle. La Société d’abord puisqu’essentiellement corruptrice, elle dévoyait les hommes, bons par nature ; la Raison ensuite puisqu’Elle limitait en chacun l’identification à la souffrance d’autrui, et donc nous rendait égoïstes.

Les Tenants de la Révolution Française, écrit Arendt, “avaient observé comment “les charmes du plaisir étaient escortés par le crime”, et ils en concluaient que les tourments de la misère doivent engendrer la bonté.” Ils supposaient la bonté naturelle du Peuple du fait simple qu’Il n’appartient pas à la Société. Les romans de Sade, d’ailleurs, pousseront cette vision du monde jusqu’à la caricature. Prospérités infinies du vice, infortunes inéluctables de la vertu.

La sensibilité des modernes imbibée de rousseauisme jusqu’aux yeux transforma la compassion en Vertu et du même coup celle-ci en Absolu. Les Jacobins (et Rosbespierre en tête, du moins pour quelque temps encore) parvinrent à accomplir ce tour de force : confisquer la liberté au Peuple en le divinisant, en le conceptualisant, en le calquant sur la vieille marionnette absolutiste. La multiplicité devenait Une face à l’ennemi étranger. La multiplicité devenait Une face à l’ennemi intérieur qu’était l’intérêt particulier. Comme si la Raison ne servait plus à considérer les hommes au cas par cas, seulement à les englober dans un concept, celui de l’humanité souffrante. Comme s’il n’y avait pas matière à se méfier de tout qui entend parler penser et agir au nom du Peuple. Comme si ce semblant d’unicité ne signait pas ipso facto la mort de la politique. Car en vérité dès que l’absolu, drapée du Bien et de la Vertu, sort du périmètre qui lui est dévolu, assavoir la vie de l’esprit ou l’asile d’aliéné, et prétend déterminer la vie politique, l’exercice même de la politique n’est plus envisageable. On croyait chercher la liberté, on repêcha la tyrannie. Sauf que cette fois, la Tyran parlait le langage de la liberté. Ou du moins berçait tout un peuple de cette illusion… On regrettait déjà Voltaire et son invitation à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour écraser l’infâme. Car si Dieu était mort, il nous fallait encore tuer son ombre.