Je suis très honorée d’avoir été désignée pour parler du haut de cette tribune, dans ce Forum où je me sens un peu disparate. Et pourquoi ? Parce que je n’ai jamais épousé la cause des femmes, dite «féminisme».

Pour quelle raison ? Disons, par tempérament. Nombre de mes amies m’invitaient à partager, dans les années 70, la cause féministe. J’étais en désaccord avec elles. Je crois avoir été éclairée sur mon désaccord, et donc sur ce que j’appelais «tempérament» quand j’ai écouté, à ma façon, mon père parler de la cause féministe et de sa boiterie. Pour faire bref, que La femme n’existe pas se déduit d’une position prise par tel ou tel sujet à l’endroit de l’Autre du langage. Cette inscription propre à chacun ou chacune n’excepte aucun sujet pour autant, en tant qu’être parlant, du droit à la parole. Il y a des États où ce droit citoyen leur est dénié. Dans ces États, le combat démocratique est à mener, aussi difficile soit-il, et il l’est toujours, par définition.

Je n’en sais que très peu sur Rafah Nached, et ne saurais prétendre la situer d’un côté ou de l’autre des formules lacaniennes de la sexuation. En revanche, son arrestation suffit à ce que l’on s’interroge sur la nature d’un régime qui vise à intimider un peuple tout entier par la terreur, et les jeunes les premiers, car ils sont encore susceptibles de se révolter plutôt que de survivre dans la servitude.

Le fait que Rafah soit emprisonnée sans son traitement cardiologique est parfaitement ignominieux, et signe la nécessité de faire savoir par tous les moyens, et à tous les niveaux des instances représentatives, le scandale qui met en danger de mort une personne, et l’isole des siens, au moment où elle était sur le pied de partir accueillir la naissance de l’enfant de sa fille et donc l’accueillir. Je suis particulièrement sensible à ce choix de moment de l’arrestation de Rafah, étant moi-même grand-mère.

C’est le propre des terreurs policières que de frapper qui ne s’est pas fait connaître par une prise de position spécifiquement résistante. Je ne justifie là aucunement l’assassinat dont nous avons été informés avant-hier d’un opposant et de son fils.

Ce régime, Rafah le met en cause du simple fait qu’elle voyage à l’étranger et s’intéresse à ce qui fait partie aujourd’hui de la culture d’un esprit éveillé. En l’occurrence, l’option de Rafah, psychiatre de formation, a porté sur la dimension subjective du champ qui la concerne. Rafah fait des psychodrames dans son pays et aspire à y importer, en tant que psychanalyste, ce qu’elle a goûté de la découverte de Freud et de l’enseignement de Lacan à l’Université de Paris 7.

C’est en quoi nous avions à nous mobiliser pour mettre un terme à l’incarcération d’une femme psychanalyste. Ce n’est certes pas par corporatisme, mais bien parce que nous partageons avec elle la conviction qu’est essentielle la dimension de ce que j’appelais, faute de mieux, «subjective». C’est cette dimension que voudrait oblitérer le scientisme contemporain en la réduisant au biologico-génétique. Ignorer cette dimension, c’est ouvrir les portes au terrorisme des polices d’État, et l’on sait très bien à quel pire cela mène.

Je le redis : je ne connais pas Rafah, je ne puis vous dire quelles sont les raisons de son désir de psychanalyse. Comme elle, je sais que son interdiction et sa dénonciation sont les symptômes du malaise actuel de la civilisation. Ce symptôme, je souhaite, non pas l’éradiquer – car chassé par la porte, etc. –, mais le tempérer, en assurant le droit de cité, c’est-à-dire de circuler, à Rafah et à la psychanalyse. Chacune m’interpelle. L’une comme tempérament, l’autre comme témoin d’un réel.

Mon masochisme ne m’a pas conduite pas à entonner le chant féministe qui revendique contre la différence des sexes, ni ne me conduit à entonner celui du scientisme actuel.

Lacan épinglait l’auditoire de son propre séminaire, le 22 février 1971, en ces termes :

«Il est clair que même vous tous, tant que vous êtes ici multitude, assurément, non seulement ne faites pas un, mais n’avez aucune chance d’y parvenir, comme il ne se montre que trop, et tous les jours, fût-ce à communier dans ma parole. Il faut bien que Freud fasse surgir un autre facteur à faire obstacle à cet Éros universel, sous la forme du Thanatos, la réduction à la poussière.»

Sans doute, trait de l’assemblée de son séminaire tenait-il à  la place de Lacan qui le prononçait. Je vois dans le fait que mon père ait relevé ce trait de son auditoire une introduction et un commentaire à son dit Ya d’l’Un, et au  titre de son Séminaire dont le texte a été établi par Jacques-Alain Miller… ou pire, je préfère dire «pour le cent-dixième anniversaire de sa naissance» .

Survivre n’est pas vivre.

Que ce petit raffut pour Rafah de ma part contribue à notre grand pari : que Rafah vive !