L’élection de 2017 est dans un an et demi, mais déjà une grand lassitude nous saisit. Et parmi toutes les figures attendues, les discours sans surprises, le carnaval d’automates, le cas d’Alain Juppé est le plus irritant. Cet homme est en train de mener la campagne la plus pénible à regarder de toute l’histoire de la cinquième république. Alain Juppé est, selon la formule, un Homme d’Etat. Mais, comme cette stature momifiée sent un peu l’amidon, Alain Juppé a décidé de nous faire comprendre l’incompréhensible : cet homme est jeune. Dans sa tête, en tous cas.

Aussi, vendredi dernier, Alain Juppé s’est rendu dans un bar, « Le Cor-co-rans » articule-t-il sur les vidéos de la soirée, où, parmi ses plus jeunes soutiens en sweats et baskets, « Les Jeunes avec Juppé », il essaye d’abord d’être affable et chaleureux, comme Sir Livingstone arrivant en grand costume au milieu d’une peuplade Bantou, simulant tous ces gestes et attitudes qu’il aperçoit, mettant en pratique quelques rudiments de l’être-jeune qu’il repère ou dont il se souvient, pour signifier que, bien que différent, il n’est pas si dissemblable. Puis, comme Sir Livingstone pensant s’être assuré la reconnaissance éternelle des Bantous avec quelques mots exotiques et de verroteries, Alain Juppé constate, avec l’air peu rassuré du prisonnier volontaire des expéditions coloniales, que les autochtones exigent un nouveau signe d’allégeance. Alors, effrayé et le sourire forcé, ne sachant comment se défaire de soixante ans d’air pincé et sarcastique et de cravates à pinces, Alain Juppé se met à jouer au bière-pong, avalant d’abord une pinte, puis deux, progressivement confiant et rasséréné sur ses capacités de mimétisme, puis débordant de l’enthousiasme alcoolisé du cobaye des Bantous, ces derniers, tous autour de lui, ravis d’avoir piégé à si bon compte l’envahisseur, qui, inévitablement prend pour du respect ce qui n’est que la rançon de la ruse. Il y a, sur des gravures du XIXe siècle, un peu avant la bataille de Fachoda, cette sorte de spectacle de gentlemen-colonels, casque colonial et cravate en tweed, tentant de faire bonne figure au milieu d’une peuplade déchaînée, s’étant prêté, magnanime et crispé, aux rites de bienvenue n’achetant pas l’hospitalité, mais le ridicule.

Voilà, c’était la géniale invention d’Alain Juppé pour nous dire que soixante-neuf ans, c’est dans la tête. Peu importe que même en chemise de hipster et au milieu d’une bande de jeunes à pinte, il ait l’air d’un inspecteur académique à la fête du lycée. Moins aimable qu’un guichetier de l’URSSAF, plus condescendant qu’un dame à contraventions, Alain Juppé s’est – péniblement, le petit doigt levé, le dégout affleurant à la commissure – offert une cure de jouvence. Le voilà droit dans ses Nike. Swag, tendance, ché-bran. Le meilleur de sa crew. Et, on ne peut être qu’un peu navré à la vision de ce Benjamin Button raté, qu’on a, à vrai dire, toujours connu vieux – calvitie, suffisance, rire sérieux, et qui n’en finit pas de tenter, en contrebande, de franchir à l’envers les seuils de l’âge, soixante, cinquantaine, quarantaine. N’ayant pas réussi à devenir Président avant l’âge de la cataracte, Alain Juppé, bière à la main, essaye de rembobiner le film de sa vie.

Car Juppé, c’est l’histoire de l’homme politique le moins doué de sa génération. S’il fut un homme d’Etat, en effet, c’est un politicien national qui n’a aucun goût pour ce que l’élection présidentielle exige de vraie démagogie et d’authentique générosité, d’amour des autres et de décontraction. Et même hautain et mégalomane, il faut savoir feindre le terroir, la patience, la roublardise, l’amusement. Mais, par un étrange coup du sort, voici trente ans que Juppé est promis à devenir locataire de l’Elysée, ce destin ne lui échappant que par sa propre maladresse et son sourire crispé. Et pressentant cette élection divine, mais ne pouvant ou sachant la faire advenir, Juppé triche. Aujourd’hui, n’ayant, comme toujours, aucune imagination, les journalistes politiques dissertent à l’envie sur ce « Lazare », ce « miraculé », ce « grand brûlé », ce « modéré ». Bientôt, écrira-t-on dans Le Monde, il aura « fendu l’armure » (quoi que cette expression veuille bien dire, il faut toujours essayer de le faire, et ne jamais manquer de l’écrire).

Ainsi, alchimiste maladroit, sémiologue à la petite semaine, Juppé, qui ne peut présenter son vrai visage, qui est trop tenté de raconter une histoire à ce peuple qui adore les romans, ressuscite une batterie de masques, une penderie entière qu’il essaye, tant bien que mal, de revêtir sur ses traits. En premier, les masques originaux au cas Juppé, dont il peut se targuer car élu de la capitale de l’Aquitaine : 1°– le Bon Maire de Province (très important ! Articles favorables assurés ! Tout argument critique sera aussitôt coupé par l’évocation du tramway à Bordeaux). 2°– L’écrivain qui m’inspire beaucoup car c’est la France que j’aime : Montaigne, car Juppé est Bordelais et Cultivé. (Théorème à deux axiomes qui donne immanquablement Montaigne a.k.a Sagesse, a.k.a Art de Vivre, a.k.a Recul sur la Vie. S’il était Grenoblois et Romancier, Stendhal. Lillois et Patriote, De Gaulle. François Bayrou qui est Béarnais et Homme d’Etat Oecuménique, prend Henri IV. La politique française est si bien faite qu’on vous accorde le droit à ce tour de passe-passe, un lieu d’élection devenant une nécessaire filiation, un folklore absurde du terroir littéraire et historique transformé en programme présidentiel.

Et puis, ces grands mythèmes de la batterie de signes politiques français, toujours prêts à l’emploi, détectés avec gourmandise par tous les éditorialistes politiques qui ne voient pas très bien qui est Périclès ou Louis XIV, mais savent assez bien se souvenir des minuscules anecdotes du septennat Pompidou. Alain Juppé en use et en abuse. Ainsi : 3°– Le Revenant-ayant-porté-sa-Croix-et-dont-on-écrira-traversée-du-désert-dans-les-articles-biographiques-du-Point (Napoléon, De Gaulle, Mitterrand, Chirac, pour les réussis. Marche encore et toujours). 4°– L’Homme de la Droite Moderne  : Lecanuet, Chaban, Giscard, Sarkozy 2007…(peut excellemment fonctionner. Donne aux gens de droite l’illusion d’être quand même des gens biens. Donne aux gens de gauche la vanité d’être pragmatiques. Attention, ayez quand même l’air un peu de gauche, bienveillant, humain. Jurisprudence Balladur). 5°– L’Ancêtre Sympathique : Mitterrand 88. Chirac 2002. (Vous êtes septuagénaire, n’ayez pas peur de faire des trucs de jeune totalement fous. Et si on fait l’erreur de vous attaquer sur votre âge, contre-attaquez avec élégance et détachement. Car tout le monde aime son grand-père. Vous êtes le candidat argent de poche et napperons de papier). 6°– L’élu un peu centriste, provincial si possible, de la France raisonnable : Figure sublimée par Raymond Barre. Vieux reste de giscardisme. Ne donne que des échecs : Defferre, Chaban, Barre, Rocard. Souvent : le poids de cernes, le choc des paupières. Trop soporifique. A user avec précaution. 7° Le Gars-du-Coin-Pas-Bégueule-qui-boit-un-coup : exemple absolu, Chirac 1995. Autres exemples, moins bons, par ordre décroissant de virtuosité : Hollande 2012, Bruno Le Maire 2014 (et sans doute 2016, 2022, 2032). Attention, en cas de manque d’entraînement ou d’absence de talent pour le rôle, dommages irréparables pour votre ego et votre estomac.

Voici ce que veut nous dire Alain Juppé : il est tout cela, et même un peu plus. Il est tout cela, et surtout pas lui. Travestissement sans gloire, pour nous faire oublier sa fulgurante carrière, qu’on ne se lasse pas de rappeler. Car Alain Juppé a été un conseiller de l’Hôtel de Ville au temps des frais de bouche et du favoritisme. Il a été un ministre du Budget incolore, au mieux, incompétent, au pire, sous le deuxième gouvernement Chirac. Puis, il fut le plus mauvais ministre des Affaires Etrangères d’un Mitterrand se prenant pour Metternich et déployant une politique pro-Serbe ici, pro-Hutu là bas, un patron du Quai d’Orsay ayant, ce qui est remarquable, deux nettoyages ethniques au Rwanda et en Bosnie dont la France fut soit un complice amical soit un témoin émerveillé, au passif de son mandat. Il a été le Premier ministre le plus catastrophique de la Ve République, avec Edith Cresson, s’enivrant d’une morgue qui le faisait chausser de fameuses bottes, et ne pas s’excuser pour habiter un logement social. En somme, un boulet pour sa majorité, précipitant la dissolution que l’on sait. Il fut enfin condamné pour des emplois fictifs, eut un exil Canadien comme gloire de Sainte-Hélène, et fut le seul ministre du gouvernement Sarkozy battu en pleine vague bleue de 2007. Ce qu’on appelle un beau parcours. Un grand destin. Un destin français.

Alain Juppé ne fait pas rêver. Imagine-t-on ? Lui élu, et… Hervé Gaymard à Matignon ? Benoist Apparu rue de Grenelle ? Edouard Philippe… ministre de l’Intérieur ? Cela ne peut faire fantasmer qu’un notaire des bords de la Gironde. Pourtant, il déploie cette étrange campagne, dont le coup du bière-pong constitue l’apothéose. En cela, il n’est que le produit, ou le symptôme, d’une politique française sans aucune imagination, qui, pour plaire à la presse et éventuellement à un peuple gérontophile et amnésique, se met à singer de vieux, si vieux fantômes. Et, il n’est pas dit que ce carnaval effectué un rictus de mépris aux lèvres ne réussisse pas. En attendant, très sereinement, très tranquillement, très Bordelaisement, Alain Juppé est en train de se payer nos têtes.

11 Commentaires

  1. Pour compléter ce brillant article et son exhaustivité il conviendrait
    de ne pas perdre de vue un fait que peu de nous connaissent :AJ a
    ….les pieds plats … Et ça veut être president … N’iraient n’importe quoi
    vous dis je!

  2. Il ne manque réellement qu’une chose pour compléter cet article tout en nuance
    et en finesse …. Le goudron et les plumes mais j’imagine que ce sera pour la prochaine
    fois quand les sondages malgré vos efforts pathétiques de dénigrement laisserons
    le candidat AJ au plus haut .
    En attendant, merci encore pour lu de nous régaler de tels articles.

  3. Baptiste Rossi nous amène à regarder la réalité de l’homme politique Alain Juppé. J’ai suivi dans mon livre avec précision la trajectoire de l’ancien ministre français des Affaires étrangères, au Rwanda, d’avril 1993 à décembre 1994. Face aux circonstances tragiques d’un génocide qui, en trois mois, a exterminé plus d’un million de civils, j’ai constaté qu’il a suivi la stratégie du président François Mitterrand, donc qu’il n’a rien fait. Souvent, il devait affronter des événements prévisibles et même prévus; et, chaque fois, il s’est montré impuissant à y répondre de façon satisfaisante, alors que, d’évidence, la réponse s’imposait. Ou bien il s’agissait d’incompétence, ou bien d’une collaboration avec les responsables du génocide. En ce qui concerne cette période (certes limitée) que je connais, on observe une absence de prévision et une faiblesse extrême de sa diplomatie, un double-jeu constant, parfois de la mauvaise foi, au point que tout paraît à double-fond chez lui, enfin l’incapacité du mégalomane à assumer ses responsabilités, et, plus grave, à faire preuve de courage dans les grandes circonstances. Comme Mitterrand, il possède l’art du verbe, mais c’est pour figer les choses dans un immobilisme consternant et tromper le citoyen.

  4. Article tout en nuances , qui pèse le pour, le contre et qui
    n’est absolument pas oriente ni partial .
    Tout ce que nombre de français qui portent AJ largement en tête de tous les sondages apprécient.
    Cela déplaît a certains manifestement mais ce déferlement de propos insipides et orientés montre
    Bien d’où vient le danger.., AJ vous dis je et merci pour lui.

  5. Quel texte prétentieux… fioritures et lourdeurs…. parenthèses pas fermées…. et surtout, sur le fond, vanité du sujet : un politique doit-il être forcément à l’aise avec des adolescents, est-ce bien le premier critère de jugement ? N’est-ce pas succomber le premier à ce biais de l’image, de la forme, bref de la superficialité, que de le juger sur sa chemise et son sourire coincé, et non sur le reste ? Grandissez !

  6. Bien vu bien dit !
    Pour ceux qui ignoraient encore que la politique n’est plus affaire de projet et d’engagement, mais d’image et d’égo.

  7. Etrange manière de déverser de la bile gratuitement… Apparemment, tout le monde ne partage pas ce constat bien partial.