Revenons vingt ans en arrière, alors que nous chancelons sous le coup des attaques du 11 septembre 2001.

Face au terrorisme international, les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN prennent la tête de la communauté mondiale au titre de leur responsabilité globale, des valeurs démocratiques et des droits de l’homme. Dans les semaines qui suivent, les Forces américaines libèrent l’Afghanistan du joug des Talibans, éradiquent le sanctuaire concédé à Al-Qaïda où avaient été ourdis les attentats du 11 septembre. Moins d’une décennie plus tard, les Forces spéciales américaines feront justice d’Osama Ben Laden lors d’un raid sur Abbottabad, au Pakistan, lancé depuis l’est de l’Afghanistan.

Une décennie plus tard, et après avoir négocié un accord avec ces mêmes Talibans qui donnèrent asile à Al-Qaïda – accord dont la durée, sans parler de son opportunité, est hautement improbable – les États-Unis s’apprêtent à retirer leurs dernières troupes d’Afghanistan. Privées de la présence américaine, les forces restantes de la coalition internationale plient bagage à leur tour, laissant le pays face à son angoissant futur. L’issue la plus vraisemblable, qui dépend du degré du soutien aérien rapproché et par drones des Etats-Unis, est une spirale aspirant l’Afghanistan vers le bas et la jetant dans la guerre civile. Entre les Talibans qui font un retour en force, l’armée afghane, les milices des divers groupes ethniques et sectes que compte le pays, nous assisterions à la répétition de la terrible période qui suivit la chute du gouvernement pro-soviétique de Najibullah en 1992.

Si le passé vaut prologue, les Talibans prendront leur revanche sur l’armée, les institutions afghanes et tous ceux qui s’opposeraient à la réimposition de la règle théocratique et médiévale dont ils se prévalent. Si le passage, il y a vingt-cinq ans, des Talibans au pouvoir éclaire leur politique à venir, les femmes afghanes seront les premières à être assujetties, elles seront de nouveau condamnées à l’invisibilité du tchador, elles seront consignées à domicile, n’auront plus droit à l’éducation, et le rouge à lèvres comme les ongles peints seront passibles de lapidation.

Il y a vingt ans, tandis que le monde entier se portait au secours de l’infortuné peuple afghan, qu’étaient éliminées les bases du terrorisme où avaient été planifiées les attaques du 11 septembre, la France confiait à un philosophe, par ailleurs activiste des droits de l’homme et ami du Commandant Massoud, la mission de parcourir le pays et de s’informer auprès des Afghans de toutes conditions, en vue d’aider Paris à déterminer sa contribution à la reconstruction de l’Afghanistan. Ce philosophe s’appelle Bernard-Henri Lévy. Son Rapport, qui vient d’être traduit en anglais, vaut la peine d’être lu, même vingt ans plus tard.

Plusieurs mois durant, Lévy parcourut le pays d’un bout à l’autre, à la rencontre des notables locaux comme des populations, glanant des informations dans tous les milieux, analysant avec brio les gens et les situations, pointant du doigt les problèmes venus du fond des âges et les erreurs passées, mettant en regard les nouvelles possibilités qui s’ouvraient à l’Afghanistan, listant les extraordinaires opportunités offertes par l’aide et la protection internationales à un pays si longtemps martyr. Dont celle, pour l’Afghanistan, de s’ouvrir au monde, tout en continuant de célébrer sa propre histoire et ses traditions. Avec réalisme, sans jamais perdre de vue l’aspect matériel et les moyens financiers requis, ni le défi que représentaient les réalités afghanes, Lévy proposait d’entreprendre sans attendre toute une série d’actions. 

Au cœur de son Rapport, il y avait la recommandation de neutraliser les seigneurs de la guerre par la reconstruction d’un Etat, d’une armée, d’une police et la création d’agences publiques. Il y avait la nécessité, sur le terrain, de circonvenir les mollahs rebelles à tout ce qui menace l’emprise de la religion par la formation d’un corps de hussards noirs de la démocratie, professeurs, instituteurs, docteurs aux pieds nus, administrateurs locaux, ingénieurs civils, agronomes dépêchés jusque dans les provinces les plus reculées. 

Des recommandations spécifiques concernant la France invitaient à soutenir les hôpitaux afghans, la recherche archéologique, les musées afghans, ainsi que l’entraînement en France de militaires afghans et de responsables civils ; d’autres recommandations incitaient Paris à favoriser les échanges culturels, d’autres encore à soutenir politiquement l’Afghanistan. Ce rapport était plein d’enthousiasme pour le futur du pays. Lévy soutenait qu’en opérant de conserve, Afghans, Américains, Européens, représentants des pays musulmans, pouvaient, tous ensemble, renverser les montagnes, ce qui n’est pas seulement une métaphore, si l’on considère que le massif de l’Hindu Koush est bel et bien l’épine dorsale du pays. 

Un passage particulièrement savoureux de ce Rapport et qui eût enchanté Machiavel ou Talleyrand, narre comment Hamid Karzaï, le Président afghan, dominait de sa seule prestance toute une salle de bal dans un grand hôtel de Kaboul pleine de seigneurs de la guerre rêvant d’en finir avec cet émigré à peine rentré d’Occident, qui n’avait jamais combattu, et qui ne s’en laissait pas remontrer pour autant.

J’ignore dans quelle mesure la France mit en œuvre les mesures que recommandait Lévy. J’eus le privilège en 2010 de commander les Forces internationales en Afghanistan. La France était un membre important de la coalition, mais la contribution de l’Amérique, en hommes, en argent, en assistance, en soutien diplomatique, éclipsait à elle seule tous les autres contributeurs mis ensemble.

C’est, bien sûr, le sort de maints rapport académiques, animés des meilleures intentions, que d’être promptement enterrés, à peine leur auteur loué et dûment remercié. Mais lire ce Rapport de Lévy avec le recul nous en dit long sur ce qui aurait pu être fait non seulement par la France mais par la coalition emmenée par l’Amérique. Il y eut, bien sûr, un grand nombre d’accomplissements durant toutes ces années afghanes, et pas seulement dans le combat contre Al-Qaïda et ses alliés au sein des Talibans. Le prix en a été élevé, d’innombrables vies afghanes furent perdues. Tant de soldats américains comme de soldats de la Coalition furent tués. Des milliards furent dépensés. Tout cela pour en arriver au seuil, semble-t-il, d’un retrait ignominieux des ultimes forces américaines et des coalisés qui aidèrent année après année l’armée afghane à protéger le pays, soutinrent la résistance au quotidien des Afghans contre leurs oppresseurs talibans d’avant 2001. 

Aujourd’hui, après quatre années de méandres diplomatiques, de déclarations isolationnistes, de décisions politiques imprévisibles, dont plusieurs à propos de l’Afghanistan, une nouvelle Administration américaine proclame que l’Amérique est de retour et reprend sa place dans le concert des nations. Ce qui suppose de s’en remettre au leadership américain à la tête du monde libre, pour la défense des peuples luttant contre la tyrannie, l’occupation étrangère et l’obscurantisme. Ce qui n’est pas clair est ceci : sait-on, à Washington, que les guerres sans fin ne prennent pas fin avec la fin de l’engagement américain ? Concernant l’Afghanistan, il apparaît clairement que cette guerre va continuer sans nous et, très probablement, va empirer. Il en résultera le retour d’un régime brutal, médiéval, où les extrémistes religieux trouveront de nouveau un sanctuaire. 

Si toutes les recommandations de Lévy furent loin de se concrétiser, bien des accomplissements ont eu lieu durant ces vingt années. Est-il besoin de dire que le retour des Talibans, au mieux saperait, au pire ruinerait les progrès accomplis pendant cette période. Face à cette perspective, je suis heureux de passer en revue, en parcourant le Rapport vieux de deux décennies de Lévy, ce que nous espérions alors, quelle était à l’époque notre vision ; et, ainsi, de méditer sur les pas de travers, les erreurs et d’autres facteurs encore, qui firent obstacle à la réalisation de la vision d’un homme reconnu pour être un vrai visionnaire.

(Traduction : Gilles Hertzog) 


Pour s’inscrire à l’événement Zoom avec Bernard-Henri Lévy et le Général David Petreaus, ce 26 juillet à 16h (heure française) : cliquer ici.