Cet Anglais sorti d’Oxford, juif sans le savoir, ce fils spirituel d’Orwell aura été, depuis son plus tendre âge jusqu’à sa toute fin, un homme perpétuellement en colère, qui écrivait plus vite qu’on ne pouvait le lire, fumait jusque sous sa douche, détestait dormir, abhorrait Mère Teresa (« la meilleure amie des despotes »), s’abreuvait dès son réveil de cocktails à répétition, avait, tout jeune, vénéré Lénine, Trotsky puis la révolution cubaine, et, depuis, ferraillait sans cesse, en polémiste iconoclaste invétéré, de livres chocs en chroniques impertinentes dans les revues hype de la Côte Est, contre Dieu et les religions qui empoisonnent tout, la reine d’Angleterre, la Gauche « à excuses », Henry Kissinger, l’islamisme radical. Un cancer des œsophages, qu’il avait chroniqué dans Vanity Fair numéro après numéro en implacable journaliste de lui-même, a réussi par avoir raison de ses emportements au canon contre le politiquement correct et l’Establishment washingtonien, jeudi 15 décembre, à l’âge de 62 ans. Le nom de cet imprécateur de haute volée : Christopher Hitchens.

Lieu de la rencontre : rutilant sous les ors de sa splendeur passée, le grand Théâtre-opéra de Pittsburgh, capitale, jadis, de l’acier, la ville des Carnegie, Mellon et autres magnats de légende. S’y tient ce soir de fin novembre 2004 une conférence de Henry Kissinger sur ses années à la tête du Département d’Etat. L’immense salle est bondée. Pour les besoins d’American Vertigo, ce journal de voyage que BHL écrit et tourne en même temps à travers toute l’Amérique de Bush, nous sommes là, cameraman au balcon. Seul sur le proscenium, debout derrière un pupitre, une carafe d’eau posée sur un guéridon, Kissinger se lance, évoque De Gaulle, Thucydide, fait une pause pour se servir un verre d’eau. Un homme au parterre se dresse et apostrophe la foule d’une voix tonitruante : « Vous êtes des crapauds, écoutant un crapaud. Ce Kissinger est un criminel de masse. Remember Chile, remember Allende ! » Un ouragan de protestation s’élève, le service d’ordre se précipite. Christopher Hitchens est expulsé manu militari, Kissinger scrute la salle, aperçoit notre caméra en pied, pointe un doigt vengeur dans notre direction, nous-mêmes sommes interpellés sans ménagement, nos images saisies.

On se retrouve sur le trottoir. Hitchens est ravi, déchainé, nous emmène vers un cinéma où tout ce que Pittsburgh compte de contestataires l’attend comme le Messie, et, épuisant son auditoire deux heures de rang, il tient conférence bien au-delà de minuit, fustigeant en rafale Kissinger, le vrai assassin d’Allende, approuvant l’intervention américaine en Irak (Vivent la chute d’un tyran et la démocratie au forceps), brocardant la Gauche Divine, « cette machine à excuses » (de l’islamisme et du 11 Septembre, qui serait un attentat « anti-impérialiste », la pure réponse du berger à la bergère). Entre deux descentes en flamme, Hitchens, infatigable, invoque Orwell (« Il ne suffit pas d’être anti-fasciste ; il faut être anti-totalitaire »), foudroie Noam Chomsky, fait l’éloge du capitalisme, « la seule force vraiment révolutionnaire aujourd’hui », alors que Pittsburgh compte 20% de chômeurs, se fait évidemment huer, répond qu’il adore les opprobres de ses ex-amis de gauche, comme autant de sources de sa créativité, se justifie d’avoir accepté à dîner au Pentagone et de défendre la guerre de Bush en Irak, chez « l’Ennemi » , en l’occurrence sur Fox News, et, pour finir, s’épanche sur Proust, « si incroyablement pénétrant et innocent en même temps. A travers ses yeux, nous pouvons voir ce qui fait agir le dandy, l’amant, le Grand de ce monde, l’hypocrite et le poseur, avec, à chaque fois, une clarté, une transparence dont il n’y a pas d’exemple dans toute l’histoire de la littérature, excepté peut-être chez Shakespeare. » Tout le monde est épuisé, sauf Hitchens, qui nous entraine terminer la nuit dans un boui-boui assez mal famé des faubourgs déglingués de Pittsburgh. Avant de nous quitter, il revient à son dada de la nuit : « Ce que les djihadistes abominent en nous, en l’Occident, c’est la liberté de penser, la liberté des femmes, la séparation du politique et du religieux. Ce ne sont pas des anti-impérialistes à la sauce verte, mais d’authentiques fascistes. A bas les Dieux, tous les Dieux ! Vive la liberté ! »

Tel était ce marxiste devenu libertaire, apostase de la Gauche américaine, ce bourgeois anti-conformiste, romantique et paradoxal, pugiliste « réac » se définissant lui-même comme « post-idéologique », attaché, dans la grande tradition des journalistes à la Hemingway, Lucien Bodard ou Jean Vincent, à l’alcool non moins qu’à la défense des Droits de l’Homme, et peut-être pour les mêmes raisons : le goût fou de la liberté ; et sa liberté comme une perdition.