Je suis le desservant, ou, mieux, le fidèle, de quatre temples profanes, tous quatre sous des latitudes diverses et relevant de cultes différents, mais tous quatre célébrant une même nourriture céleste, quand bien même faite de chair et de sang : Madame la Viande.

Le premier d’entre eux s’appelle
Le Bœuf couronné, sis à la Villette, dernier vestige des Abattoirs parisiens du même nom, à l’ombre, désormais, de la Cité de la musique, où il m’arrive d’officier. Là, au sortir d’un concert, avec quelques interprètes et amis mélomanes, dans cet établissement au décor 1900 on ne peut plus français, je rends un culte au chateaubriand, en des portions gargantuesques.

Le second temple s’appelle Plachuta. Il est situé près du Ring, le célèbre boulevard en anneau autour duquel Vienne l’Autrichienne s’aligne comme à la parade. Au sortir du Konzerthaus, où je dirige quatre heures de rang l’intégrale des douze Symphonies londoniennes de Haydn, je me récompense (devrais-je écrire prosaïquement, je me récompanse  ?) d’un Tafelspitz. C’est une viande bouillie, addition de sept morceaux d’un même bœuf, sorte de pot-au-feu éclectique avec son accompagnement de bouillon et de légumes légèrement sucrés. C’est léger, c’est rococo. C’est, suprêmement, en matière de bouche, l’incarnation du fameux Esprit viennois, cher à Stefan Zweig et à tant d’autres tenants de la Joyeuse Apocalypse des dernières années de feu l’Empire austro-hongrois.

Troisième temple, très loin de l’Europe et ses vieux parapets, et aux antipodes de nos cuisines savantes : La Brigada, Buenos Aires, Argentine, sise à côté du théâtre Colon, le plus grand, le plus beau et la meilleure acoustique au monde, au regard duquel notre Palais Garnier ferait presque figure de salle paroissiale. Tous les noms en majesté de la musique lyrique, depuis plus d’un siècle, s’y sont produits, de Caruso à la Callas. À La Brigada, on a affaire à la cérémonie de la parillada. Sur votre table est posé un feu de signalisation, avec un feu rouge et un feu vert. Vous allumez le feu vert. Arrive une viande. Grillée, bien entendu, Argentine oblige. Puis une autre. Puis une troisième. À la cinquième, vous faites une pause, et vous allumez donc le feu rouge. La pause finie, vous repassez au vert, et le ballet des viandes reprend à l’infini, jusqu’à épuisement de votre européenne personne. Les viandes qui composent la parillada sont d’une telle tendreté que je les associe, oui, … au chocolat.

Quatrième temple. Le Temple des temples. L’Unique, le Suprême. Tokyo, dernier étage du Méridien (si je me souviens bien). L’extase (de cela, je suis sûr). Sur une plaque chauffante devant vous, un morceau de bœuf de Kobé. Ce bœuf, massé chaque jour de son existence par des mains expertes, est nourri, entre autres, à la bière. Bonheur, saveur indescriptibles. Sauce exotique. Musique du palais, qui monte à l’âme.

Et puis il y a, non pas un temple mais une modeste chapelle de village,
 le Riedenburg, où chaque année, en hiver, seconde moitié de janvier, un ou deux soirs durant la Semaine Mozart qui se tient à Salzbourg, je me rends déguster un morceau de biche ou de cerf. Goût fluide, plaisant (ici par exception) comme un aria. Car, sorti du Riedenburg, je n’associe en rien, dans l’esprit comme dans les mots, la musique à quelque nourriture que ce soit, viandes comprises. Je conçois cette association en peinture, chez Rembrandt et les autres. Elle n’a pas de sens dans l’art qui est le mien.

Non, si association il y a, c’est bien plutôt par leur opposition absolue, chez moi, entre la musique, chose cérébrale (même si, par ailleurs, tout autant, physique), qui relève de l’intellect pur, mobilise l’esprit tout entier, et l’acte de manger, tout particulièrement de la viande, où monte en moi, à chaque fois, à chaque bouchée presque, le sentiment troublant d’une animalité archaïque venue du fond des temps.

J’imagine Madame la Viande dans mon assiette restée peu ou prou aurignacienne et fauve, en ses cinq modernes temples où je fais pèlerinage, sacrifiant à mon tour comme tant de millions d’hommes avant moi depuis l’aube de l’humanité dans de tout autres temples pourtant tout aussi semblables, à cette chose sans pareille et synonyme de vie.