Le rendez-vous était prévu, ce soir-là, veille du sommet de Minsk, dans son bureau du Palais Présidentiel de Kiev.
Mais à peine avons-nous, avec Gilles Hertzog, posé le pied sur le tarmac que mon téléphone sonne.
C’est Valery Tchaly, son sherpa, déjà à Minsk.
« Restez où vous êtes. N’allez surtout pas en ville. Je ne peux rien vous dire au téléphone. Mais le Protocole arrive et on va vous prendre en charge ».
Attente dans un salon désert où un duty free désaffecté offre du mauvais café et des tablettes de ce chocolat Rohsen, célèbre dans toute l’Ukraine, qui a fait la fortune de Petro Porochenko.
Au bout de deux heures, commence le ballet des hommes en noir, oreillette vissée sur la tempe, longue mallette extraplate à bout de bras, dont quelques décennies passées sur les points chauds de la planète m’ont enseigné qu’il est toujours le signe annonciateur de l’arrivée imminente du Patron.
Et là, tout va très vite : branle-bas de combat chez les hommes en noir ; retour au pas de charge sur le tarmac où nous attend, moteurs allumés, un biréacteur où l’on s’engouffre par la rampe arrière ; et, dans la cabine avant où un officier de sécurité nous conduit non sans nous avoir, au préalable, retiré nos portables, Petro Porochenko nous accueille – méconnaissable avec son t-shirt kaki, son pantalon de camouflage, ses boots militaires et cette pâleur extrême, presque inquiétante, que je ne lui ai encore jamais vue.
« Pardon de ces mystères. Mais personne à part lui (il désigne le Général Viktor Muzhenko, commandant en chef de l’armée ukrainienne, lui aussi en uniforme) ne sait où nous allons. Raisons de sécurité. Mais vous verrez. C’est terrible. Et je veux que vous en soyez le témoin. »
Le vol durera une heure, en direction du Sud-Est.
Nous faisons route vers le Donetsk où il m’apprend qu’un bombardement aveugle vient de faire plusieurs dizaines de victimes dans une zone civile.
Mais la conversation s’engage.
« Demain, à la même heure, vous serez face à Poutine. Qu’allez-vous lui dire ?
— Que je ne céderai sur rien, et que ni l’intégrité territoriale de l’Ukraine ni son droit à l’Europe ne sont négociables.

Kaputt de Malaparte :

« Les Russes… Quand je pense que les Russes seront là, tout à l’heure, à Minsk, et qu’ils auront l’audace de parler de paix… ».
Mais un médecin aux bras nus (il fait –10 !) est venu nous chercher pour nous conduire aux Urgences.
Le Président s’attardera au chevet de chaque blessé – tantôt interrogeant ; tantôt compatissant ; tantôt, avec les plus braves, feignant de plaisanter ; il me semble même l’avoir vu bénir discrètement une vieille dame lui tendant les éclats qu’on lui a retirés des jambes et lui disant : « tiens, Petro ; tu donneras ça à Poutine ; tu diras que c’est de la part de Zoya de Kramatorsk… »
Nous ferons une dernière halte, loin à la sortie de la ville, au siège de l’Etat-major de l’Oblat de Donetsk : dans un bâtiment immense et entièrement sous filet de camouflage, des dizaines d’officiers sont là, Hercules casqués, visages marqués et harassés, certains dormant debout, dos contre le mur, sans avoir lâché leur arme – et, là, le Président redeviendra chef de guerre et, enfermé dans la salle des cartes avec les plus haut gradés, donnera ses ordres pour la contre-offensive qu’il faudra bien lancer si Minsk, tout à l’heure, échoue.
Il est trois heures du matin.
Le Renseignement militaire craint le lancement d’un nouveau Smertch ou, peut-être, d’un Tornado.
Et il est temps, de toute façon, de rentrer – la même route qu’à l’aller mais qui me semble plus désolée encore…
Je lui confierai, dans l’avion du retour, que j’ai diné, la veille, à Paris, avec un ancien ambassadeur américain à Kiev qui milite pour des livraisons d’armes et qui pense que l’armée ukrainienne est, en particulier dans la poche de Debaltsevo, en situation difficile.
« Il n’a pas tort, me répond-il en souriant, et en attaquant l’assiette de cochonnaille que l’hôtesse vient de servir. Mais ne vous y trompez pas. Il est loin le temps où la marine de Sébastopol et les casernes de Belbek et de Novofedorivka, se rendaient sans coup férir. C’est le seul avantage de la guerre : on apprend à la faire… ».
Je lui dis aussi que beaucoup doutent, aux Etats-Unis comme en Europe, de la capacité de ses soldats à se servir des armements sophistiqués qui lui seraient livrés – là, il s’esclaffe carrément et, après avoir échangé quelques mots, en ukrainien, avec son chef d’Etat-major :
« Eh bien dîtes-leur qu’ils n’ont rien compris. Il nous faudra huit jours, pas un de plus, pour prendre possession du matériel. Savez-vous que, nécessité faisant loi, notre armée est sur le point de devenir la meilleure, la plus vaillante, la plus aguerrie de la région. »
Le seul moment où je le verrai s’assombrir à nouveau c’est quand j’évoquerai le parcours du combattant que ses amis américains devront s’imposer avant de pouvoir livrer le moindre équipement : nouveau passage au Congrès de l’Ukrainian Freedom Support Act du 11 décembre dernier ; nécessité d’un Bill of appropriation pour mettre en musique les 350 millions de dollars d’aide militaire votés ; validation finale par un Obama dont on connaît, en ces matières, la tendance à la procrastination ; savoir, enfin, si les équipements seront pris sur les stocks existants ou bien fraîchement produits – ce qui prendra encore plusieurs mois…
« Je sais cela, murmure-t-il, en fermant les yeux… Je le sais… Mais peut-être un miracle se produira-t-il… Oui, un miracle…»
Je me souviens, à cet instant, que Petro Porochenko est aussi un chrétien pratiquant, diacre dans son état civil, que j’ai vu, pendant la campagne présidentielle, à Dnpropetrosk et ailleurs, prendre le temps, avant chacun de ses meetings, d’aller s’agenouiller et prier dans l’église la plus proche.
L’idée me traverse également que le stratège malgré lui qu’il est devenu, cet autre grand civilisé entré dans la belle cohorte des anti-héros qui font la guerre sans l’aimer, est peut-être juste en train de songer qu’il est urgent de gagner du temps, peut-être quelques semaines – et que ce sera le principal mérite de ces accords qu’il va signer même s’il ne croit pas un instant en la parole de Poutine.
Il fait presque jour quand nous nous posons à Kiev.
Il lui reste quelques heures à peine pour se rendre à Minsk où il a, d’une façon ou d’une autre, rendez-vous avec l’Histoire.
(Papier paru dans Paris Match, ce lundi 16 février.)