Hypocrite lecteur !… etc.
Nos temps pressés exigent de nous les grands mots tout de suite, aussi dérobé-je à Baudelaire cette pitance et ces insultes sans quoi ce texte ne pourrait pas prétendre à être littéraire…
Voilà qui est fait, et maintenant, laissez-moi vous susurrer une confidence à l’oreille : j’ai été voir (et l’assaut dont on prit la billetterie de l’opéra ne me laissa d’autre espoir que le service de presse), à l’opéra donc, Cosi fan tutte, dans la mise en scène d’Ezio Toffolutti, dans des costumes et des décors vénitiens à souhait – gondoles et Goldoni…
La salle était pleine, de gens qui manifestement savaient pourquoi ils étaient là. Sans nul doute : pour se distraire. Une soirée à l’opéra – magie de l’opéra, etc.
Les tour operators avaient certainement circonvenu une partie d’entre eux. Mais d’autres, moins endimanchés de rituels touristiques, semblaient aussi parfaitement à leur place – si bien que je m’interrogeai…
Humble sujet, je comptai parmi ceux-là. Comme eux, je feuilletai les pages du programme, où de grands et nobles noms disaient sur le chef-d’œuvre de grandes et nobles choses – l’Histoire et ses scansions, la psychè et ses flexions ; l’amour et ses fictions…
Mais les ors de Garnier, l’heure qui passe et irrésistiblement entraîne l’ouverture, puis le déroulement des actes, et du temps de la musique – toute cette haute intelligence et cette vaste science durent céder la place, malgré que j’en eusse, à Mozart. Oui, les duos, les trios, les entremêlements de trois, de quatre voix, mêlés à leur tour aux subtils grincements de l’unisson des cordes, comme à pincer celles du cœur – aux quatuors de bois, aux batteries où, comme dans une illumination de Rimbaud (« les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent »), la pure invention, la pure décoration de la musique, à l’instar de ces assiettes peintes dont Rimbaud d’abord avait intitulé son chef-d’œuvre (« Painted plates ») semble se nourrir d’un motif qui en engendre un autre, et un autre encore et varie, à l’infini, sur les gammes de l’âme, de l’homme, de l’humour et de la tristesse, des couleurs et des lignes des sons et de leur accord accumulé jusqu’à l’épuisement.
Tout cela, qu’on appelle Mozart puisque l’homme n’y est plus, je le rencontrai dans une étrange, merveilleuse nouveauté.

Une chose, encore, à rajouter : cette stupéfiante invention du tandem Mozart / Da Ponte : cette expérience d’un dédoublement relationnel – non la permutation marivaudienne ; mais un dédoublement parallèle, et non croisé, Fiordiligi et Dorabella, toutes deux vouées exactement à la même ligne destinale ; et de là, par récurrence, tout le genre féminin ; expérience du « philosophe » don Alfonso – philosophique, en effet, ô combien ; appliquée à l’une de nos plus grosses bourdes occidentales : l’illusion de l’unicité des individus… Qu’il fallait de douceur et de générosité à Mozart, pour nous la faire supporter !

Moi, et tant de mes voisins, nous fîmes la même expérience.
Hypocrite lecteur, etc., vous allez me reprocher de vous faire cette confidence – quelle actualité, là-dedans ? protesterez-vous…
Je ne plaiderai pas qu’en temps moroses, un fugace bonheur est un scoop ; ce serait par trop niais. Mais seulement, invité par Mozart et son gentil serviteur, M. Toffolutti, et le programmateur de l’opéra qui sait sans nul doute ce qu’il fait, je vous inviterai à une mienne question, dont je vous laisse le soin de la réponse.
Imaginons, donc, un instant, que vous soyez le public.
Zappez, sortir de l’opéra, maintenant que vous vous êtes pris les pieds dans mes mots, sur Youtube ; allez, de là, à quelque mise en scène, je dis n’importe laquelle, qu’on dirait d’art, d’aujourd’hui ; c’est-à-dire qu’on suspend à un nom d’auteur, je veux dire, de metteur en scène. (Ce n’est pas parce que M. Chéreau nous a quittés que je médite un outrage, ne crains pas, mon semblable, mon frère.)
Sans la moindre insulte à M. Toffolutti, tu conviendras que c’est par pure homonymie que ce Monsieur est metteur en scène comme, sur les scènes salzbourgeoises, viennoises, berlinoises, etc. on est aussi metteur en scène, disons, aujourd’hui, trois fois sur quatre (et non quatre, car le modèle de la grande surface, qui s’est imposé, commande qu’il y en ait pour tous les goûts) ; l’un, Toffolutti, « serviteur » de Mozart comme d’autres le furent de Molière ; l’autre, artiste – serviteur peut-être de son projet, sans doute de son discours, sans nul doute de lui-même.
Sans nous fâcher, mon frère, pourrais-tu avec moi reconnaître ce qu’a de fâcheux, de lourd, de pesant, de disgracieux le substantif encore debout malgré les crises et les ébranlements – artiste ?
Mettons Cosi, ou Don Juan, en costume cravate. Rajoutons-y toute la sémiotique que vous voulez, toute la musicologie dont vous rêvez ; toute la dynamique que vous exigez et toute la pornographie dont vous transgressez – diras-tu que tu auras autre chose, si c’est Mozart à qui tu rendis visite, et quelque PhD tu dusses à reconnaître à tous ces intervenants artistes, que des couches de plâtre entassées sur Mozart ?
Certo, certo, l’opéra était moribond, lourd et bourgeois, ringard, et il allait, dans la grande boutique aux marchandises de la culture, s’effondrer sur ses stucs. Alors les gestes de nos amis artistes-metteurs-en-scène furent un décapage salutaire – les salles sont pleines ; pourquoi pas ?
Je parle ici, seulement, de Mozart. Je veux parler pour l’un d’entre nous qui vînmes écouter, à l’opéra, la céleste musique greffée sur le livret admirablement cynique du curé-juif-défroqué, Da Ponte le magnifique.
J’ai pu, grâce à M. Toffolutti, voir un moment Mozart ; le voir, le surprendre, dans le bon mot léger, esquissé d’une pointe de clarinette, d’un issimo du livret ; le voir nous foudroyer, d’une synthèse de méchanceté et d’amour, de pureté et d’abjection ; mais pour cela, il fallait qu’on fût discret. Aucun chanteur n’était transcendant ; aucun geste n’était affirmatif ; tout au plus quelques pitreries de Scaramouche venaient polluer, comme un enfantillage véniel, l’incroyable tension de l’œuvre enrobée, comme un bonbon d’ambroisie, dans d’ineffables lieux communs.

Mettez-leur une cravate – et tout a disparu. Comme par enchantement.

Tentons une fable. Un génie était transparent, comme l’air ; un jour, il arriva parmi les hommes. Les hommes n’étaient pas transparents, alors ils jalousèrent le génie. Ils le vêtirent d’habits. Les habits étaient si lourds, que la substance du génie s’effondra sur elle-même ; il ne resta qu’un homme.

N’est-ce pas une leçon, pour ceux qui se voudraient artistes ?

Quel artiste ne se veut un génie ?
Et quel génie, qui ne soit pas fait d’air ?

Ôtez-lui l’air : adieu, Mozart.