Depuis la Thaïlande le poète américain Benjamin Ivry (commandeur exquis de l’Ordre de G.G. pataphysique) m’informe:

Cédric Villani

(Médaille Fields, villani@ihp.fr):

« In Memoriam Alexandre Grothendieck. Alexandre Grothendieck s’est éteint le 13 novembre 2014, âgé de 86 ans, dans le village de Saint-Lizier où il vivait retiré du monde. Aucun mathématicien vivant n’était plus révéré de ses pairs que lui. Sa médaille Fields de 1966 ne suffisait pas à récompenser à sa juste valeur son oeuvre, célébrée maintes fois, y compris par les jeunes générations. Parmi les récents médaillés Fields, des chercheurs comme Lafforgue, Voevodsky et Ngô lui ont rendu hommage comme à un père fondateur.

Dans Théorème vivant j’évoquais en passant sa trajectoire flamboyante, depuis sa thèse météoritique jusqu’à son refus d’enseigner au Collège de France et sa retraite volontaire. Étudiant, j’avais eu l’occasion très tôt de me rendre compte de la véritable fascination que son oeuvre et sa personnalité avaient pu exercer — je me souviens d’un exposé de son ancien élève Pierre Deligne dans un colloque d’histoire des sciences à Nice, d’un autre de Pierre Lochak dans un séminaire de philosophie, de discussions de table avec certains de mes camarades travaillant dans ses pas, ou encore de longues conversations avec Pierre Cartier qui l’a bien connu. Aujourd’hui encore, quand je trouve le temps de déjeuner à l’IHÉS, je constate que presque à chaque fois, la conversation finit par être attirée par Grothendieck, comme si son esprit continuait à planer sur ce lieu qu’il a quitté avec fracas mais dont le destin lui est associé pour toujours.

Grothendieck, ce n’est pas seulement une oeuvre mathématique incomparable et de longues réflexions marquantes comme son fameux texte Récoltes et semailles; c’est aussi un destin qui suit toutes les pires convulsions politiques du vingtième siècle, anticipant pour finir la catastrophe écologique globale que nous sommes en train de commencer à vivre. Mais Grothendieck c’est aussi — en négatif ou en positif — une conscience aiguë de l’interdépendance des êtres et des choses, une générosité et un altruisme qui font miroir avec ses dernières années d’ermitage. J’ai eu la chance de recueillir en la matière un témoignage spontané sous la forme d’une lettre de l’un de ses proches; avec l’accord de son auteur, je la livre ici pour contribuer à donner chair à la personnalité débordante de celui que ses amis appelaient souvent Schurick (ou Shurick). »

Marcos Antonio:  » Monsieur Villani. …cet intérêt a déclenché chez ma femme et moi une envie de parler enfin avec une personne en qui nous avons cru reconnaître un certain intérêt pour “Shurick”. Nous avons pu constater à ce moment qu’Alexandre n’était pas tombé dans l’oubli.

Je ne suis ni mathématicien ni intellectuel. Ma femme [Etna] et moi avons côtoyé Shurick pendant des années (depuis 1960 pour elle, et 1965 pour moi).

Alexandre Grothendieck est très connu je pense dans le milieu des mathématiques, mais connaît-on “Shurick” (c’est le nom que nous employions pour parler avec lui) d’un point de vue “humain” ?

Souvent dans certains articles on le traitait de “farfelu”, ce qui était en partie vrai.

Mais Shurick était un homme d’une grande générosité. Je dis “était” car depuis qu’il vit reclus dans ce village de montagne nous ne l’avons plus revu (nous avons eu de ses nouvelles par courrier).

Monsieur Villani, je vais prendre le risque d’abuser de votre temps en vous relatant la vie de Shurick en rapport avec ce qui nous a concerné, Etna, sa famille et moi.

Mon beau-père Felix Carrasquer (anarcho-syndicaliste) après douze ans passés dans les geôles du franquisme est “autorisé” à quitter l’Espagne et se retrouve à Paris, lieu de résidence de Shurick; ils se rencontrent et se trouvent par sa femme Mireille un lien de parenté, assez éloigné toutefois.

Ma belle-mère Mathilde, étant restée en Espagne, traverse la frontière clandestinement et rejoint Felix à Paris, avec celle qui sera quelques années plus tard mon épouse, Etna.

Pour survivre il faut travailler, alors Shurick propose à Etna de la prendre à son service pour qu’elle puisse obtenir sa carte de travail et permettre ainsi avec son salaire de contribuer à la vie du groupe.

Felix parle avec Shurick de son projet de créer une “école de militants” (il avait déjà créé une école semblable à Moujon (Aragon) en 1937) et pour ce faire, de s’installer à la campagne.

Shurick est emballé par le projet qu’il va financer en grande partie (achat d’une propriété près de Toulouse dans laquelle sont décédés Felix et Mathilde, et où nous vivons encore, Etna et moi).

Shurick et Mireille et leurs enfants venaient depuis ce moment passer les vacances scolaires à la ferme. Shurick restait tout le mois de juillet et partait à la fin du mois, laissant là sa femme et ses enfants.

Shurick en juillet 1966 (année de sa médaille Fields) passe le mois entier à creuser tout seul un puits de 4m de profondeur (c’était un vrai athlète) afin de trouver de l’eau pour un projet d’élevage que nous avions — puits que nous avons rebouché car il s’avéra sec.

Quelques mois plus tard, Felix reçoit une lettre de Shurick avec un chèque assez consistant (3500 francs de l’époque) [NdCV : environ 4200 euros actuels]. La lettre disait que cet argent lui avait été envoyé par des scientifiques d’Union Soviétique qui avaient utilisé ses travaux pour le séminaire qu’ils avaient tenu.

Shurick n’avait pas voulu aller à ce séminaire, car, avait-il dit, “je n’irai jamais dans un pays où l’on enferme les intellectuels (Daniel-Sinyavsky)”. [NdCV: Le père de Grothendieck, anarchiste, avait été condamné deux fois à mort en Russie — une fois par le tsar, une fois par le gouvernement Lénine. Le Congrès International des Mathématiciens se tenait à Moscou en 1966, et Grothendieck avait refusé de s’y rendre pour recevoir la médaille Fields.]

Il avait répondu de manière similaire à des scientifiques espagnols.

Donc, il nous envoyait cet argent car, disait-il, “il vous sera plus utile à vous pour votre projet. Quant à la médaille de l’ordre de …. je la leur ai renvoyée.”

C’était tout Grothendieck.

Nous avons pu avoir de l’eau pour notre élevage.

La première démarche de Shurick quand il arrivait début juillet, c’était d’aller voir les voisins pour leur demander la permission de s’installer dans une maison en ruine près de chez nous, pour y travailler le soir.

Il partait donc tous les soirs avec une lampe à pétrole (il n’y avait pas d’électricité dans cette masure) pour découvrir le théorème ou la formule qui lui trottait dans la tête.

Un beau matin nous le vîmes arriver radieux : il avait trouvé !

Etna raconte que lorsqu’elle servait chez lui à Levallois, il était fréquent qu’il ramenât à la maison des clochards pour les habiller, les nourrir et leur donner un peu d’argent.

J’ai lu dans une rubrique qu’il était parti de l’institut d’Orsay [NdCV: L’IHÉS, à Bures-sur-Yvette près d’Orsay] à cause du financement (léger disait-on) du ministère des armées. Pour être exact lui et un autre chercheur avaient menacé de partir si le directeur ne renonçait pas à cela. Le directeur promit, mais ne tint pas parole, et ils partirent.

Il partit donc pour l’université de Montpellier. Il habitait dans une vieille maison au fond des bois près de Lodève, sans aucune commodité (il se lavait tous les matins dans un torrent qui passait près de chez lui). C’était déjà son choix de vie.

Il passa à cette époque le permis de conduire, et acheta une 2CV avec laquelle il nous fit sa dernière visite à Thil.

Après de très longue conversations avec Mathilde (qu’il adorait) et Felix, il sortit de sa bulle et créa un journal, “Vivre et Survivre”. Il emportait avec lui à tous les séminaires et conférences qu’il donnait, une urne pour recueillir des fonds pour son journal, ce qui a contribué à ce que la communauté scientifique le taxe d’”hurluberlu” et d’excentrique. (Ça a été à cette époque l’un des premiers écolos.)

À partir de ce moment nous avons perdu le contact (tout le monde l’a perdu, y compris ses enfants), sauf par courrier, car pendant des années, il a échangé avec Mathilde un abondant courrier.

Mathilde (institutrice de métier en Espagne, sans jamais avoir pratiqué à cause de Franco) était très cartésienne, elle notait au fur et à mesure des lettres qu’elle recevait qu’elles devenaient de plus en plus incohérentes et incompréhensibles.

Lorsque Mathilde est décédée en mai 2006 (comment l’a-t-il su ?) il nous a demandé de lui renvoyer ce courrier. Ce que j’ai fait.

Voilà Monsieur Villani, ce que nous voulions que vous sachiez sur notre ami Shurick.

Nous souhaitions depuis longtemps, Etna et moi, dire certaines choses qui nous tenaient à coeur sur une personne envers qui nous avons beaucoup de reconnaissance et de respect. Nous ne l’oublierons jamais.

Bien à vous »   Thil, le 24 février 2014.