A l’occasion de la mise en scène de sa pièce «L’adieu aux dinosaures» par Sergio Moretti, Fernando Arrabal a accordé un entretien arrabalesque au quotidien italien La Repubblica. La Règle du jeu s’empresse de vous l’offrir en français.

La Repubblica – Que reste-il du mouvement «Panique»… mieux, que pense le Panique des bons sentiments?

Fernando Arrabal – Ils devraient être neutres, comme le chocolat….

…vous éblouissent-ils..?

FA – …sans m’éclairer…

Mais, la spéculation qui gravite autour d’eux…

FA – …l’artiste projette ses flammes, comme la sublime Mila Moretti… ou sa lave… ou sa démence… Warhol m’a dit le 8 mars 1982 «ton Greco a fait ce que je tente : inverser les relations de l’homme avec l’art»…

Entre un fleuve d’excréments et un petit ruisseau de bons sentiments, dans lequel des deux préfère plonger le Panique ?

FA – L’impur peut se transformer en croyance. Comme le montre la sublime Mila Moretti en «Sotto le stelle niente muore» [L’adieu aux dinosaures]. On passe de la précision à l’épilepsie. Je pratique l’art «microscopique» des bons sentiments seulement lorsque je danse frénétiquement…

…vous dansez avec Zarathoustra?

FA – J’ai beaucoup dansé avec Suzanne et Beckett dans leur mansarde de la rue des Favorites… (j’ai moins dansé avec lui que Peggy Guggenheim…). Je ne danse plus que par-dessus ma tête comme le poulet sans plumes de Socrate.

Maintenant votre théâtre me semble plus rigoureux, bien moins excessif, moins transgressif, pourquoi? Vous êtes, dites-vous, un peintre frustré…

FA – …comme Dario Fo, m’a-t-il dit … le destin me fait (malheureusement) jouer le rôle du bouc émissaire : une mouette sans sous-marins.

Le pouvoir culturel a-t-il un sexe?

FA – C’est pourquoi il communique sous une burqa.

L’humour occupe une place importante dans votre œuvre.

FA – Comme sentiment quasi aristocratique qui me permet de me moquer de moi-même…

…est-il prémédité ou dicté par le hasard ?

FA – …j’ai moins d’humour que par le passé… 38 fois moins…

…pas 39 fois…?

FA –longtemps je croyais être de petite taille, avoir une tête monstrueusement grosse et être pestilentiel… Désormais je sais que suis très grand, que ma tête est petite, et que je dégage des effluves de rose.

Contrairement à Breton, pensez-vous que … ?

FA – …pendant les trois ans de ma présence quotidienne au café surréaliste je ne comprenais pas lorsqu’il me parlait ou nous parlait du merveilleux et encore moins de magie, ou des visionnaires… Dali ou Allen Ginsberg étaient plus ébouriffants et Louise Bourgeois moins détaillée.

Si Cervantès revenait parmi nous et réécrivait son Don Quichotte, sous quelle forme se réincarnerait l’Homme de la Mancha ?

FA – En flamant rose. Cervantès n’était pas du tout favorable au personnage de Don Quichotte. Il le ridiculise. J’aimerais écrire «La confusa» , pièce disparue dont il était très fier.

Comme Duchamp vous pratiquez les échecs.

FA – Même de dos… en simultanée… ou aveugle. Avec lui nous préférions analyser des parties de M.Tahl. Je l’imaginais séductrice comme Rrose Sélavy.

Quelle a été l’influence des échecs sur votre œuvre ?

FA – Aucune. Parce que c’est une pratique quotidienne. Je ne peux imaginer aller me coucher sans y avoir joué.

On imagine… que pour vous c’est un plaisir formidable.

FA – Le «formos» de formidable évoque la peur. Même le militant Tristan Tzara vers la fin de sa vie, celui que j’ai connu, cherchait un ordre… un ordre dans le chaos.

N’êtes-vous pas finalement la muse de toute votre œuvre ?

FA – Une muse à pénis.

…à tout moment?

FA – Je suis une installation de ma propre circonstance.

On prétend que vous êtes une sorte de bouc émissaire

FA -… peut-être parce que mon père a fait partie du premier «peloton» des condamnés à mort…

…du premier jour de la la guerre civile.

FA – Je n’y suis strictement pour rien : le mérite…

…vous avez été emprisonné par le régime franquiste…

FA – Encore sans mérite aucun. Mille autres écrivains…

…étiez-vous le moins politique de vos collègues?

FA – Jamais eu de collègues.

Vous avez été le seul écrivain totalement interdit par l’ancien régime.

FA – Littéralement ce fut incroyable. A la mort du général (dans son lit et avec des funérailles suivies par des millions de personnes en pleurs) la personne qui achetait mes livres était déçue : je n’étais pas un redoutable Marquis de Sade doublé d’un Robespierre.

…pourquoi la seule lettre publique écrite à Franco en vie du tyran sera la vôtre ?

FA – Ma vie n’a cessé d’être ainsi: une série de surprises dictées par le dieu Pan…

Comment vivez-vous votre anarchisme ?

FA – Par hasard. A la va-vite. Sans préméditation.

Vous n’avez jamais été membre d’aucun parti politique….

FA – J’aurais aimé pouvoir être convaincu par un groupe. Je n’ai jamais voté de ma vie, cependant j’ai fait des choses bien pires… Comme, par exemple, recevoir des prix officiels et des doctorats honoris causa.

Vous avez rencontré d’innombrables artistes durant votre vie, certains sont devenus des icônes tandis que d’autres sont restés d’illustres inconnus. N’y-a-t-il pas une part de loterie dans l’accession à la reconnaissance et ceci qu’elle soit posthume ou non ?

FA – La réussite est le fruit de la rigueur mathématique de la confusion, plus que de la loterie de Babylone.

On dit que votre rêve serait de réunir chez vous dans une de vos fameuses «tertulias», avec vos amis Houellebecq, Kundera, Thieri Foulc, Simon Leys, etc. les plus grands hommes de sciences du monde

FA – Je leur demanderais justement de trouver les règles de la confusion.

Si vous aviez un pouvoir illimité dans l’art, quelle est la première chose que vous feriez?

FA – L’éliminer. Le pouvoir comme échec est une réussite.

…l’incertitude quantique…

FA- …nous enfièvre-t-elle d’une telle fougue qu’elle crée des devoirs? Le cyclope aveugle se distingue mal du borgne.

Êtes-vous la mauvaise conscience de l’art de notre temps…?

FA – Tout ce qui est explosif, obviously, met en danger le monde.

Votre âme…?

F A- Elle vaque dans les nues avec les étoiles.

Que penserait l’enfant que vous avez été s’il voyait l’homme que vous êtes devenu?

FA – Tous les matins sont sans retour.

Pourquoi… la célébrité… ?

FA – …La célébrité est l’opium des triomphateurs. Parce qu’elle donjuanise les artistes.

Et dans votre propre cas?

FA – Je suis un tout petit peu célèbre et complètement inconnu, comme mes noeuds papillons.

Quel personnage historique évoqueriez-vous dans un prochain…

FA – Aucun. Pas même Attila amoureux sur ses vieux jours. Quand le don des larmes lui a fait le cadeau de pleurer toutes celles de son corps.

Une période où vous auriez aimé vivre?

FA – Lors du big-bang. Ou à l’époque du Staline adolescent surdoué et fervent séminariste à Tiflis.

Seriez-vous inquiet de retourner en Espagne après presque soixante ans d’exil…?

FA – …de destierro!!! Après une période d’obscurantisme, est-ce que nous traversons les sentiers des mystifications lumineuses ?

Quelle est votre patrie…. ?

FA – Nous nous sommes habitués pendant des décennies à l’obstination des inquisiteurs. La colère est comme un cheval emballé.

Pourquoi les jeunes sont intéressés par vos pièces, par exemple «Fando et Lis»…?

FA – Dans mon adolescence j’ai connu des surdoués (très semblables à ceux de notre époque); ils voulaient un ministère ou rien: ils ont eu les deux.

Changeriez-vous quelque chose à votre esthétique de la négation?

FA – La Samaritaine panique a dit à Job : Celui à qui Dieu n’a rien donné, Dieu ne peut rien lui ôter.

Votre film «L’arbre de Guernica»… votre ami Picasso…

FA – Dans les ménageries et les musées, n’y-a-t-il rien d’aussi aphrodisiaque que l’innocence?

Ce que vous appelez «révolution» est-il possible dans un pays civilisé et riche?

FA – Les banlieues les ghettos (los arrabales)… perdent-elles leurs fêtes et leurs arrabalesques?

Vos barbares sont-ils vraiment moins civilisés ?

FA – Ils sont moins riches.

Ce qui disparaît de vos modes de vie… dans la peinture et la sculpture…

FA – Devient à la mode, et ce qui se démode ressuscite-t-il avec nos modes de vie?

Le pouvoir de la culture?

FA – …çà et là, a-t-elle de moins en moins de pouvoir? C’est pourquoi elle se sert des statistiques comme de songes du désir?

La Bourse a-t-elle une influence…?

FA – Est-elle un sanctuaire ? Elle célèbre le miracle de faire de l’argent avec de l’argent.

A quel genre appartient l’actuel art mondial?

FA – L’art actuel est catastrophique, bestial, confus et génial. Lui et la science forment-ils les deux avatars du savoir actuel?

Avez-vous, «comme artiste frustré», repensé aux Titans?

FA – Les affreuses et terrifiantes bêtes nommées chimères sont le produit des manœuvres prométhéennes de l’homme nouveau.

Avez vous une théorie sur l’artiste?

FA – Nous pouvons tous théoriser quant à la part maudite des Terriens parce que nous faisons tous partie de la malédiction.

Pourquoi l’extrémisme?

FA – Quand les extrémismes se combattent, la raison leur fournit des arguments.

Beaucoup vous considèrent déjà comme un classique. N’est-ce pas un danger ?

FA – Le danger se dissipe-t-il avec la considération? Il demeure comme le sourire du chat du Cheshire. L’éléphant a dû se couper la trompe, sa petite queue en était jalouse .

Pourquoi, écrit «The Village Voice», êtes-vous en avance sur votre époque?

FA – Grâce à son omniscience le dieu Pan a placé les commencements avant les fins.

Avez-vous réinventé la provocation comme l’a écrit bizarrement aussi «The Village Voice»?

FA – La provocation est infantile, centripète et aléatoire. On ne poignarde pas avec la foudre d’un nuage.

Mais alors : pourquoi vous accuse-t-on d’être un provocateur?

FA – On a entendu des choses plus étranges. Les cannibales diabétiques ne mangent pas les fabricants de sucre.

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire?

FA – Dans mon enfance, lorsque j’ai gagné le concours des surdoués…. On aurait dû me congeler.

Qu’est-ce qui pourrait justifier la trahison dans l’art?

FA – Rien. C’est un compromis inutile avec notre propre colère suicidaire.

Croyez-vous réellement que, enfin l’être humain va vers un terme inéluctable, la fin des idées et le triomphe de la violence?

FA – Vivons-nous une époque de belle myopie? Tuer pour le plaisir semble pis que de le faire par idéal.

Comment aimeriez-vous mourir?

FA – Évidemment en dormant, en pleine pollution nocturne.

Vous êtes un adepte de la confusion…

FA – …bien au contraire: je suis presque un fanatique de l’exactitude, des échecs et de la science.

Quelle est votre voie?

FA – Les hirondelles parisiennes et les pigeons de Melilla ignorent la manie démente de toujours emprunter la ligne droite.

…à la mort de Franco vous avez formé avec Carrillo, la Pasionaria, Lister et le Campesino le quintette de ceux qui ne pouvaient pas revenir en Espagne…«parce que vous étiez les plus dan-ge-reux»?

FA – Au bruit de bottes succède toujours le silence des pantoufles.

«Sotto le stelle niente muore» [L’adieu aux dinosaures]. Pourquoi les universités les plus importantes étudient-elles cette pièce?

FA – De la plus surprenante manière, voire même risquée.

Votre message a été interdit longtemps chez vous.

FA – La gale intelligente préfère les taureaux rouges.

Vous ne dites pas émigré mais «desterrado»

FA – Je n’ai pas de racines: j’ai des jambes. Je suis de Desterrolandia (Exilande)

Que pensez-vous du temps?

FA – Le monde est rotatoire. Mais nous voyagerons dans le Temps. Ce n’est qu’une question de budget (K.Gödel ou Lévy-Leblond dixit).

Comment voyez-vous l’avenir?

FA – Sauf les devins, tout le monde peut prévoir l’avenir.

La complexité actuelle…

FA – Fait que les problèmes changent de nature pour que les solutions paraissent rationnelles.

Écrirez-vous un essai sur l’art d’aujourd’hui?

FA – Est-il plus facile de passer par l’achat d’une anguille que de chasser ce sein que je ne saurais boire?

Quelle est votre meilleure contribution à l’art?

FA – Aucune puisque mes «oeuvres», nichées en moi, dictent mes pièces?

Et vice-versa?

FA – Quand j’ai cessé de croire au Père Noël, lorsque j’avais trois ans, je me suis rendu compte que lui n’avait jamais cru en moi.

Qu’est-ce que le surréalisme aujourd’hui?

FA – Si la course à la réussite n’était pas si compréhensible et ennuyeuse il n’y aurait ni poètes maudits ni soldats inconnus.

L’écrivain est-il …?

FA – …comme j’écris à double sens, ce serait un triomphe si on me comprenait à demi.

Si vous aviez moins de neurones et plus de beauté?

FA – Je suis si spécial que je ne réussis même pas à me ressembler, pauvre de moi!

Aimeriez vous forniquer avec un homme?

FA – La femme panique a des ailes; qui l’embrasse plane.

Les mathématiques pour un «dramaturge frustré»….

FA – …grâce au calcul infinitésimal l’éternité est-elle de plus en plus longue?

Est-elle pour vous un défi avec ses dilemmes?

FA – Les hérissons de mer volent quand il pleut des apocalypses.

Pour certains vous êtes un écrivain «culte».

FA – Parce que l’on m’attaque par ouï-dire, est-ce qu’on me loue aveuglément et me plagie sans me voir?

Le millénarisme, l’âge d’or…?

FA – …c’est étonnant : ni la panne de courant n’impressionne l’aveugle, ni la sottise le crétin, ni le duvet le canard, ni l’éternité l’instant.

Votre devise?

FA – Elle change d’une minute à l’autre. J’écris en jouant à être Dieu et, parfois, je réussis.

Voudriez-vous nous parler du sexe dans l’art ?

FA – Je ne sais qu’une chose , c’est que je ne sais rien.(comme de presque tout).

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«Sotto le stelle niente muore» [L’adieu aux dinosaures]

de Fernando Arrabal («Au crayon qui tue», éditeur)

Avec : Mila Moretti

Mise en scène : Sergio Aguirre

Festival de théâtre de San Gimignano : «…il Comune di San Gimignano e la Compagnia Giardino Chiuso sono lieti di invitar Fernando Arrabal alla prima edizione del Festival di teatro… «Orizzonti Verticali – Arti sceniche in cantiere… sul tema «Generazioni a confronto: storia, presente e scenari futuri»», dal 3 al 7 luglio 2013… il spettacolo de FERNANDO ARRABAL «Sotto le Stelle Niente Muore»; per questo saremmo lieti di aver… FERNANDO ARRABAL presente…»

L’auteur assistera à la représentation de «Sotto le stelle niente muore», si le dieu Pan le veut.