Le décor de rêve dans lequel se déroule Bloodline est la propriété de la famille Rayburn. Située sur l’archipel des Keys en Floride, elle est le symbole de la réussite de Robert Rayburn dont l’immense mérite est d’avoir créé un lieu de villégiature paradisiaque donnant sur l’eau turquoise du Golfe du Mexique. Comme dans Le Parrain et nombre de drames familiaux, la nouvelle fiction des frères Kessler et de Daniel Zelman, les créateurs de Damages, s’ouvre sur une fête célébrant le triomphe du patriarche dont l’objet est moins de montrer l’apothéose de la famille que les prémices de sa débâcle. C’est que ces festivités marquent le retour de Danny (Ben Mendelsohn), le fils maudit. Sa vie a basculé il y a bien longtemps, le jour où sa sœur cadette s’est noyée alors qu’elle était sous sa responsabilité. Bien qu’âgé d’une dizaine d’années, il fut alors rejeté par l’ensemble de sa famille. Non seulement par son père qui lui infligea une sévère correction mais également par ses trois frères et sœur – John, Kevin et Meg – qui, à la demande de leur mère, mentirent à la police sur les origines des blessures occasionnées par le père. Son exclusion est le péché originel du clan Rayburn. Rien ne peut faire que cette famille ne paie le prix de cette trahison.

La matière de Bloodline en dit long sur l’intérêt que portent les frères Kessler à la question de la rivalité fratricide. Celle-ci oppose Danny, le fils indigne déshérité par son père, au fils bien-aimé, John Rayburn (Kyle Chandler), qui a toujours veillé sur ses frères et sœur et dont les fonctions de policier lui confèrent une autorité morale indiscutable. L’événement qui contribue à donner un tour tragique à leur rivalité est le nouveau rejet que Danny essuie de la part de son père, une nouvelle humiliation qui le pousse à se venger et à trahir à son tour les siens en utilisant l’établissement familial comme couverture pour un trafic de stupéfiants. Entre le frère déterminé à détruire la famille et celui chargé de la protéger s’engage une lutte sans merci dont l’issue porte la marque de la répétition : poussé à bout par son aîné, John, qui avait fait des efforts surhumains pour garder le contrôle de soi-même, explose et, dans un soudain accès de fureur, noie son frère dans les eaux boueuses d’une crique déserte. Appelés à la rescousse, ses cadets lui permettent d’échapper aux griffes de la police en l’aidant à maquiller son crime. Tout se passe comme si, du meurtre symbolique qui lui a été infligé à la mort violente qu’il vient de subir, Danny était la victime émissaire autour de laquelle se nouait la relation des membres de cette fratrie.

Faisant office de narrateur, John est le personnage central de cette fiction. A l’exemple de Walter White et de Tony Soprano, il est de ces héros dont les actions sont de plus en plus condamnables. Jusqu’où peut-on s’identifier à ce personnage dont la part sombre finit par l’emporter ? L’aspect le plus dérangeant de sa personnalité n’est pas tant son accès de violence meurtrière, qui évoque un crime passionnel, que son caractère machiavélique. Sous des dehors rassurants se cache un froid manipulateur qui n’hésite pas à envoyer un innocent en prison ou à abandonner son frère aux mains d’un tueur à gages afin qu’il accomplisse sa besogne. C’est en fait un homme de pouvoir qui, sous prétexte de veiller sur les siens, n’a d’autre objet que de les tenir sous son contrôle. Sa psychologie ne diffère en rien sur ce point avec celle d’un personnage comme Michael Corleone. Comme lui, il trahira la promesse qu’il s’était faite de protéger sa famille.

On ne sait si le chef d’œuvre de Coppola a constitué une source d’inspiration pour les auteurs. Toujours est-il que le personnage de Kevin (servi par un formidable Norbert Leo Butz) offre de nombreux traits de ressemblance avec celui de Fredo Corleone. C’est un être faible, immature, qui vit dans l’ombre de son frère John. Son problème est que, à force de multiplier les addictions pour fuir son mal-être, il a perdu le fil de sa propre existence. Passe encore qu’il soit une tête brûlée incapable de se contrôler mais le pire est son incapacité à assumer les conséquences de ses erreurs. Habitué à compter sur son frère policier pour le sortir des mauvais pas où il se fourre, il vit dans l’illusion d’être maître de son destin. Jusqu’où le mène sa fuite en avant, on le mesure le jour où, privé de son protecteur, il se trouve livré à lui-même : comprenant que le policier chargé de l’enquête sur la mort de Danny avait découvert la vérité, il l’assomme dans un geste de panique et, pris d’une rage meurtrière, s’acharne sur sa victime. La violence portée ici à l’écran a ceci d’intéressant qu’elle n’émane ni de psychopathes ni de pervers mais d’hommes ordinaires : son mode de représentation est marqué du sceau du réalisme en ce qu’elle résulte de la somme de frustrations et d’humiliations subies tout au long d’une vie. Cette vision humaniste de la violence, dont les romans de Russel Banks se font l’écho, repose sur l’idée qu’il y a en tout homme un point de rupture au-delà duquel il sombre dans les ténèbres. Au regard du mépris que n’a cessé d’essuyer Kevin de la part de ses frères aînés, la conclusion qu’il est tentant de tirer est que la source de la violence réside, selon les auteurs de Bloodline, moins dans l’injustice sociale que dans les humiliations familiales.

La mort de Danny Rayburn à la fin de la première saison marque dans le récit une rupture significative. Non seulement parce les créateurs n’ont jamais véritablement réussi à pallier la disparition de ce personnage aussi attirant qu’inquiétant mais également parce que, à partir de la saison 2, l’univers de Bloodline est empreint d’une noirceur suffocante. Dévorée de remords, la fratrie Rayburn est la proie d’obsessions morbides : conduite autodestructrice, tentative de suicide, troubles mentaux, nombreux sont les tourments qui jalonnent leur déchéance morale. Il est clair que Bloodline participe de la morale traditionnelle qui prévaut dans la production hollywoodienne selon laquelle il est naturel que la justice morale vienne suppléer les défaillances de la justice institutionnelle. A la culpabilité qui les assaille s’ajoute la peur d’être démasqués. S’ils vivent dans le mensonge, ils ne sont toutefois pas les seuls à avoir le sentiment d’être des imposteurs. Il n’est pas un personnage dans cette série qui affiche un air de respectabilité qui n’ait commis un acte condamnable. Qu’elle soit professionnelle ou familiale, la réussite dans cette fiction est frappée de suspicion.

Bloodline plonge ses racines dans la tradition littéraire sudiste. En témoigne la forte charge symbolique dont est investie la résidence de style planteur des Rayburn. Elle offre une illustration emblématique de l’ambivalence des propriétaires en ce qu’elle est à la fois un objet d’admiration et la proie des ténèbres : si sa façade est l’emblème de la prospérité familiale, son espace domestique est un antre qui abrite les fantômes du passé. Comme dans les romans sudistes, les habitants de cette demeure vivent sous l’emprise du passé. Les flash-forwards qui annoncent dans la première saison le drame à venir, le récit en flash-back dans lequel le narrateur raconte, dans la tradition du film noir, comment il est devenu un meurtrier, la fâcheuse tendance des personnages à reproduire les mêmes erreurs : tout cela instaure un pesant sentiment de fatalisme. Celui-ci est marqué du sceau de l’hérédité. La technique narrative consistant à révéler par touches successives d’une part que le patriarche, avant de rouer de coups son fils, a subi la violence de son propre père et, d’autre part, que la noyade de la petite Sarah et la rivalité fratricide qui s’en est suivie résultent surtout de la fuite de la mère du domicile conjugal a pour objet de montrer, outre que les apparences sont trompeuses, que, dans cette famille, les enfants paient pour les fautes des parents. Le poids de l’héritage familial compte pour beaucoup dans la dérive meurtrière des frères Rayburn.

Cette fiction bat au rythme du climat tropical de la Floride. Remarquable est la façon dont les conditions climatiques propres à l’archipel des Keys ont été intégrées à la dramaturgie : de même que les pluies diluviennes fréquentes en Floride concourent à renforcer la tension des épisodes les plus dramatiques, la moiteur étouffante qui prévaut dans cette région, rendue palpable par la transpiration des acteurs, accroît le sentiment d’oppression qui étreint l’ensemble des membres de cette famille. Une des causes de leur malheur tient à leur attachement viscéral à leur terre natale : alors qu’ils ne se bercent d’aucune illusion sur ce «paradis terrestre» dont ils connaissent la face cachée, aucun ne parvient, à l’exception de Meg, à quitter cette prison dorée. Dans le contraste entre l’image idyllique à laquelle est associée la Floride dans l’imaginaire américain et la tragédie familiale qui s’y déroule, entre cet univers touristique paradisiaque et la malédiction dont il est le théâtre, réside une des idées fortes de la mise en scène.

Dans le droit fil de la tradition littéraire du Sud des Etats-Unis, la société dont les auteurs brossent le tableau a un caractère aristocratique. C’est un univers où, entre les puissants et les classes inférieures, il n’y a aucune commune mesure. Entre l’influent clan Rayburn et la famille de petit blanc, O’Bannon, engagées dans un sombre conflit, les inégalités de traitement sont choquantes dans quelque domaine que ce soit. En matière professionnelle tout d’abord : alors que, dans le cadre de ses fonctions de policier, John Rayburn se rend coupable en toute impunité de multiples violations du règlement passibles de sanctions pénales, Chelsea O’Bannon, après une carrière d’infirmière sans tache, est licenciée pour le vol d’un seul médicament. Ou pire encore, en matière judiciaire : terrible destin que celui de son frère Eric qui, faute de pouvoir démontrer son innocence dans le meurtre que les frères Rayburn entendent lui faire endosser, n’a d’autre choix que de plaider coupable pour un crime qu’il n’a pas commis. C’est dire l’injustice qui frappe les plus modestes dans cette terre aux confins des Etats-Unis.

La série s’achève sur l’image de John Rayburn se dirigeant vers le fils de son frère défunt avec l’intention de confesser son crime. Va-t-il, cédant à son penchant pour la manipulation, inventer un nouveau mensonge ou tenter de se racheter en avouant ses fautes ? Cette fin ouverte laisse la place à l’espoir : si ses frères n’ont pas réussi à s’émanciper de l’identité familiale qui leur avait été assignée, si Danny est resté un paria et Kevin un raté, peut-être sera-t-il en mesure de se libérer de l’image du fils parfait dont il est prisonnier. Il en est de John comme des héros tragiques grecs : sa seule chance de recouvrer la liberté est d’avoir suffisamment de courage pour regarder la vérité en face. Non, comme Œdipe, en se crevant les yeux mais en brisant l’image idéale de soi. C’est au prix de cette blessure narcissique qu’il pourra affronter son image dans le miroir.