Il était unique. Et il aura incarné son époque à l’égal de ses plus hauts représentants un demi-siècle durant : ses modes, ses causes, sa langue, son parfum, jusqu’à une parcelle de l’air du temps.

Ce jeune homme ambitieux, fils d’institutrice, monté des Charentes dans le Paris de l’après-guerre et qui voulait tout embrasser (l’engagement pour un monde meilleur, l’amour, les arts, la gloire) aura rempli, et au-delà, le programme de vie qu’il s’était fixé, avec pour phare, toujours, la liberté.

Comme tant de ceux qui l’ont connu, qu’il a honorés de son attention et de sa bienveillance, j’ai mille souvenirs de cet ami du genre humain, qui jouait sa vie sur tous les fronts de la culture et du progrès des mœurs. Il vous récitait des pages de Guerre et paix, connaissait par cœur dix mille vers de la poésie française, de Clément Marot à Jules Supervielle, avait vu toutes les expositions de peinture, s’intéressait à tout, avec un enthousiasme et un culte du beau jamais démentis.

Pêle-mêle, cet insatiable découvreur pour happy few aura mis sur orbite Bernard Buffet, Yves Saint Laurent, tant d’autres moins célèbres. Amant des Lettres non moins que des hommes, il se sera fait, de Zola en sauvant la maison de Médan, de Cocteau à Milly la Forêt, de Mac Orlan, de Giono dont il fut le secrétaire, l’activiste sans compter de leur mémoire. Le Prix Décembre, c’est lui. Il aura donné un Goya au Louvre, légué des manuscrits et des éditions originales des génies de la langue française à la Bibliothèque Nationale, dix-neuvième siècle en tête. Homme de gauche affiché, imperméable aux sarcasmes, il aura soutenu Globe, ce mensuel fondé dans les années Mitterrand par Georges-Marc Benamou et Bernard-Henri Lévy, leur aura permis d’organiser un grand colloque à l’Assemblée nationale contre la répression des homosexuels à Cuba où vinrent témoigner de toute l’Amérique latine les victimes et les déçus du castrisme. Il tomba amoureux du Mitterrand écrivain, partageant avec lui le côté de chez Chardonne, aida Danielle Mitterrand à France Liberté. Amoureux du beau, il aura sauvé le restaurant Prunier, les Jardins Majorelle à Marrakech, réinventé le caviar de Gironde, créé la Fondation Saint-Laurent-Bergé où il fit naître ou renaître tant de créateurs inconnus ou oubliés, comme, dernièrement, Jacques-Emile Blanche et Jean-Michel Franck. Pierre Bergé n’était pas un créateur lui-même. Mais il fut et restera comme un de leurs plus grands bienfaiteurs contemporains.

Pierre Bergé, qui n’était pas physiquement l’homme ni non plus l’écrivain qu’il aurait rêvé d’être, s’est fait beau de tout ce et ceux qu’il approchait, et lui-même portait beau, dans l’esprit et sur soi (il aura réhabilité le kaki, le gris, le rèche). Il avait de l’orgueil, était d’un tempérament joueur. Il n’était pas, à l’occasion, dépourvu d’un zeste de mauvaise foi, teintée même parfois de cruauté. Il s’inventait son propre jeu de société. Il était un de ces rois de Paris sans couronne. Il était une institution à lui seul, et dans le même temps, l’ homme le plus ouvert qui soit. Il faisait bon accueil à l’intelligence nouvelle, au talent, aux idées.

Aimant les hommes, il admirait les femmes. Charlotte Aillaud, Irène Silvani, Clara Saint, Catherine Deneuve, bien d’autres, lui auront fait une escorte éternellement fidèle. Il a chéri sa mère jusqu’à ce qu’elle s’éteigne à cent quatre ans.

Quel protecteur de l’intelligence et des arts lui succédera un jour ? Mais succède-t-on à pareil homme, à pareil touche-à-tout moderniste ? Il fallait être Pierre Bergé en son temps, car il fut tout autant que lui-même le produit de son époque. La nôtre, par infortune, est post-moderne…