Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme… Par la décision conjointe du Président et de ses proches, Simone Veil entre donc dans cette éternité que la République sait offrir à ses «grands hommes». Elle qui défendit l’honneur de son sexe, qui sauva la vie de tant de ses congénères, elle qui incarna l’Europe, elle enfin, qui porta dans toutes les écoles de France et jusqu’à l’Académie la mémoire de ces damnés dont elle avait été. «Femme guerrière» comme dit la Bible, Simone Veil fut avant tout profondément femme, choisissant pourtant, parce que ou quoique, de se tenir au milieu des hommes, de leur arracher un pouvoir auquel elle sentait qu’elle avait droit. Elle ne pleura pas face aux injures, elle ne trembla pas face à ceux qui voulaient l’humilier.

Le Panthéon – temple à tous les dieux – consacre un principe sans lequel ne se comprendraient ni la Révolution ni les institutions qui nous en viennent : celui de Dieu en l’homme, de Dieu par l’homme. La puissance de livrer combat au destin, de bouleverser les éléments. Panthéon : temple certes, mais rebâti pour la frêle divinité des humains. Laïque en ce sens bien plus profond que celui d’une pâle neutralité.

Tous ceux qui y reposent aujourd’hui furent un jour des parias, et c’est là d’abord que réside leur divinité : les dieux se révoltent, les dieux luttent et les héros ne doivent leur apothéose qu’à leur capacité à relever le chef. Hugo fut proscrit, Jean Moulin mourut sous la torture, Pierre Brossolette y échappa en se donnant la mort, Zola, conspué par les bonnes âmes, fut assassiné pour ses idées, Jaurès s’immola sur l’autel de l’universelle paix, Marie Curie fut moquée par une presse ignare, misogyne et nationaliste, l’abbé Grégoire avait mécontenté tout à la fois l’Ancien Régime, les Terroristes et les partisans de la Restauration : j’en passe bien sûr. Simone Veil elle-même, au jour de sa mort, devait encore essuyer les insultes des infâmes.

Le génie de l’institution réside dans cette capacité à identifier, ponctuellement, la part d’éternité qui se fait jour sous l’écorce de l’homme, de la femme seule, contre les vérités occurrentes, de celle, de celui qui a raison malgré l’avis de tous, malgré ses propres faiblesses. Simone Veil fut de cette trempe, «clandestine», comme l’écrit Bernard-Henri Lévy, «dans une époque qu’elle n’épousa jamais tout à fait».

Dans le touchant hommage qu’elle lui rend, Delphine Horvilleur, jeune rabbin dont la communauté juive française a la chance de pouvoir s’enorgueillir, écrit au sujet du 26 novembre 1974 qu’«en prétendant ce jour-là s’adresser aux parlementaires et leur présenter des excuses, Simone Veil nous parlait à nous, les femmes de demain, en nous disant que dorénavant aucune d’entre nous ne devrait plus présenter d’excuses pour devenir ce que nous pourrions être». Elle ajoute, et je crois que l’intéressée eût approuvé sans réserve, que «plus que le droit de concevoir ou pas, elle nous invitait à penser la possibilité de nous concevoir autrement, de nous tenir là où aucune femme ne s’était tenue avant nous».

De sensibilité libérale et sociale, admiratrice de Pierre Mendès France et d’abord proche de la gauche, Simone Veil avait néanmoins refusé les compromissions du Parti Socialiste, refus qui devait sceller son engagement auprès du centre droit : celle qui avait connu l’enfer nazi n’accepta jamais de fermer les yeux comme le faisait François Mitterrand au nom du programme commun et d’une perspective de victoire politique, devant le totalitarisme communiste. Elle choisit l’Europe plutôt que le repli national, elle défendit devant une armée de soudards en costume l’intégrité du corps féminin, la liberté de choix, le moindre mal de l’avortement médicalisé – car elle voulut toujours en parler ainsi, comparant l’interruption volontaire de grossesse à la fausse couche, douloureuse pour la mère et pourtant si différente du décès, quel que soit son âge, d’un enfant. «Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement», affirmait-elle à la tribune de l’Assemblée. «Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame.»

Je me souviens de l’avoir entendue, adolescent, défendre au micro de mon père l’austérité du droit contre l’exaltation de la philosophie. Si cette dernière tue parfois, le droit protège toujours, disait-elle en substance. La Shoah put se justifier, on le sait assez, de diverses conceptions métaphysiques ou morales, le goulag en découle aussi tout entier, mais le droit, lui, nous garda ou nous eût gardés de tels crimes : Dieu merci, eût-elle en somme pu ajouter, il n’y a pas de philosophes-rois ! Cette sobriété est sainte. Quoique j’aie mis bien longtemps à le comprendre, je crois que c’est l’une des paroles qui m’ont fondé.

Le droit protège parce que, en dépit même de son abstraction, il fait entrer un certain contenu dans les formes qu’il propose. Simone Veil citait ainsi Montesquieu et son Esprit des lois devant les députés : «La nature des lois humaines est d’être soumise à tous les accidents qui arrivent, et de varier à mesure que les volontés des hommes changent : au contraire, la nature des lois de la religion est de ne varier jamais. Les lois humaines statuent sur le bien, la religion sur le meilleur.» C’est que le meilleur n’est pas de ce monde et qu’il y a pour nous «plusieurs biens». Saine et austère maxime, oui, il n’est pour l’humanité d’éternité qui vaille dans l’immobile – et aimer les hommes, c’est donc aussi prendre soin de leur inhérente imperfection. Simone Veil eut cette générosité-là.

Juive, elle avait écrit : «De cet héritage, il ne m’est pas possible de dissocier le souvenir sans cesse présent, obsédant même, des six millions de Juifs exterminés pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Six millions dont furent mes parents, mon frère et nombre de mes proches. Je ne peux me séparer d’eux. Cela suffit pour que jusqu’à ma mort, ma judéité soit imprescriptible. Le Kaddish sera dit sur ma tombe.» Je songe à Philip Roth, qui écrit dans La Tache que la plupart des gens «ne savent pas ce que veulent dire» les mots de cette prière, mais que «presque tout le monde reconnaît leur message réfrigérant : un Juif est mort. Encore un. Comme si la mort n’était pas une conséquence de la vie mais de la judéité».

Le Kaddish n’est pas la prière des morts : ses paroles de glorification scandent avant tout l’office synagogal, sans qu’aucune référence au trépas y soit faite. Seulement, les orphelins ayant aussi pour loi de le réciter à la fin de chaque office – en commençant à le faire au cimetière –, ces quelques paragraphes, écrits en araméen, sont devenus le symbole du deuil juif. Il ne s’agit pas d’un quelconque sens qui serait le même pour tous, mais comme le dit merveilleusement Frédérique Ildefonse dans Il y a des dieux, il n’est aucun mal à vouloir aussi s’affranchir de la tyrannie du sens : le rite nous donne cette chance, en nous unissant à la fois à plus haut et à plus bas que nous. Simone Veil, c’est bien aussi cette fidélité à ce que la Tradition juive nomme magnifiquement le «faisceau des vivants», à cette vie qui commence si longtemps avant nous et finira si longtemps après.

Un mot sur les funérailles religieuses de mercredi. Ses fils, voulant respecter la volonté qu’elle avait ainsi formulée d’être enterrée en Juive, sœur à tout jamais de ces millions de filles et de fils d’Israël privés de sépulture, ont fait suivre l’hommage national d’un symbole auquel d’aucuns auront été sensibles : à leur demande, le Grand Rabbin de France Haïm Korsia conduisit les obsèques mais accompagné du rabbin Horvilleur et ces deux personnalités, le premier parce qu’il incarne la continuité d’un judaïsme français établi dans et par les idéaux révolutionnaires, la seconde ce désir de renouveau, de vérité et de liberté de la jeune génération juive, dirent le Kaddish aux côtés de Jean et Pierre-François Veil.

Seulement voilà, à l’instar de certains fanatiques et autres misogynes – tels l’évêque de Bayonne déjà connu pour sa sinistre papelardise, l’affreux Hani Ramadan, l’innommable Lesquen ou ces élus du FN qui n’ont pas voulu honorer sa mémoire d’une minute de silence –, il y eut hélas au sein de la communauté juive, du Consistoire même, quelques voix pour gâcher le désir d’harmonie qu’avaient exprimé les fils de la défunte. C’est qu’il y aura toujours des Juifs pour réciter Eshet Hayil, cet éloge de la femme vaillante auquel je faisais allusion plus haut et dont Simone Veil représentait si parfaitement l’idéal, pour le réciter sans comprendre ce qu’il veut dire ; si l’histoire a bien pour eux quelque place de rebut, qu’ils sachent que l’éternité, elle, les réprouve, avec tous les Ramadan de la terre.

Sur la tombe de Simone Veil, on récita El Male Rahamim, complainte funèbre de la liturgie ashkénaze, dans la version consacrée aux martyrs du nazisme. Il les fera demeurer ainsi, retirés au secret de Ses ailes, à tout jamais, il liera leurs âmes au faisceau des vivants… On peut espérer qu’une femme chantera un jour ces syllabes que nul Juif n’entend sans frémir, et ne suscitera plus en le faisant les protestations des ignorants. En attendant, un rabbin de sexe féminin a bien participé à ces obsèques, geste qui couronne en un sens la vie de cette guerrière.

Simone Veil ne renia jamais rien. Ni les siens, ni sa culture, ni son sexe. Femme, belle parce que la grâce si propre à la chair des femmes devrait être au cœur de tout féminisme, érudite et sage en même temps parce que la beauté sans âme est en effet mensonge, française et européenne, par humanisme, l’héritage de ses parents martyrs.

Les morts intercèdent, les morts prient pour nous. Les morts nous hantent, mais pour notre bien. Que sa mémoire nous soit bénédiction.

Un commentaire

  1. quand j’étais gosse une idée communément admise parmi les juifs de France était que : « un juif, ne peut qu’être de gauche ». C’était là sans doute une idée un peu excessive, si l’on considère que les juifs sont des gens comme les autres, et qu’ils ont droit à la même diversité d’opinions que les autres, mais cette idée s’appuyait sur une réalité : la victoire des idées-de-droite a toujours constitué une victoire pour l’antisémitisme, même s’il y a des Klarsfeld qui sont assez bêtes pour ne pas le comprendre ou… faire semblant de ne pas le comprendre, au nom du père et au nom du fils. Quoi qu’il en soit : ceux des juifs qui disaient cela le disaient en rigolant et le disaient presque en chuchotant, tant ils auraient eu honte de se livrer à un obscène trafic-de-judéité, dans le cadre du débat politique.
    Mais : rien de tel, avec les… juifs-à-Giscard !
    Ah que, mais c’est qu’ils n’y alèrent pas avec le dos de la cuiller, y compris et surtout ceux qui avaient été déportés, pour mettre en avant leur « origine » (et même, leur propre passé) avex l’espoir de rendre « respectable » ce qui ne l’était pas -et notamment Giscard, dont seuls les imbéciles ou les gens de mauvaise foi pourraient oser soutenir que son régime était la grande revanche, même à bas-bruit, de celui du régime de Vichy… Et même que l’infecte politicarde Simone Veil -dont tout respect la concernant devrait s’arrêter à son courageux combat pour la loi qui porte son nom- trouva soudain les ex-nazillons Longuet Madelin et autres, très fréquentables, sitôt qu’ils firent partie de ses amis politiques ! Et elle et son mari se vautrèrent ensuite de même, du côté du nauséabond Sarkozy…
    Et c’est cette personne, qu’il faudrait que l’on respecte ?
    Je crains fort, de ne jamais rien comprendre au respect, tel que le conçoit David Isaac Haziza.

    PS. être issu d’un peuple qui connut un sort tragique n’a jamais donné aucun droit à personne (laissons ici de côté le droit à l’impossible réparation). Cela donne tout au plus le devoir de lutter, deux fois plus qu’autrui, contre l’oppression sous toutes ses formes. C’est du moins ainsi que le concevaient celles et ceux des survivants de la déportation que j’ai connus, et dont je garde le souvenir ému