Le 11 septembre 1789, lors d’une séance de l’Assemblée constituante, tandis que les députés délibéraient pour savoir s’il fallait prolonger indéfiniment le veto royal, ils eurent, spontanément, comme sous l’effet d’une intuition visionnaire, l’idée de spatialiser leur désaccord, de l’ancrer dans la disposition topographique du lieu, de sorte que l’Assemblée épousât, par sa répartition, les divisions de ses hôtes : à droite, les partisans du roi, les monarchiens, les «aristocrates», en un mot – même si l’image est caricaturale – les contre-révolutionnaires ; à gauche leurs opposants, les patriotes, les pères d’une Révolution dont ils étaient plutôt, sans le savoir, les disciples. La droite et la gauche étaient nées sur l’idée qu’une décision politique ne contient que deux termes, deux réponses possibles. Tertium non datur : impossible, sous l’effet d’une hésitation, d’une hauteur de vue que Sartre aurait qualifiée de bourgeoise, d’une posture de désintéressement, de ne pas se ranger, de ne pas prendre place, de ne pas se situer par rapport à cette ligne, à la fois abstraite et concrète, de démarcation. Impossible, aurait dit Ricoeur, d’être un «Roi sans royaume», de se dérober à la nécessité de ce rythme fondamentalement binaire. L’âne de Buridan, en politique, n’existe pas.

C’est donc à cause de cette anecdote que notre France venait au jour, sur l’idée que toute décision politique revêt la forme d’un Y, que tout choix concernant la destinée du peuple consistait à privilégier l’une des deux branches de la lettre grecque, que tout choix était, autrement dit, consubstantiel à une binarité indépassable. Depuis, la droite et la gauche ont évolué, se sont cristallisées régulièrement (droites légitimiste, orléaniste, bonapartiste, fasciste – gauches radicale, modérée, socialiste, communiste, écologique…). L’objet de leur division a changé. Des hommes politiques sont passés de l’une à l’autre, ont traversé cette frontière sans Jourdain. Elles ont souvent, plus encore, échangé leurs idées – match de tennis politique –, adopté chacune les vues de l’autre camp ; elles se sont renvoyées leurs valeurs, ont entretenu une rivalité complice, une complémentarité combative. Ainsi la décentralisation, qui était une idée de droite – les fameux déracinés de Barrès –avant de passer à gauche, ou le principe des nationalités devenu défense d’une tradition nationale, si ce n’est nationaliste… Il n’en demeure pas moins que, par-delà leur pluralité inhérente, par-delà leur relativité, par-delà la violence de leur face-à-face, elles n’ont cessé de définir les horizons de notre vie politique. Comme un cadre qui survit à tous les renversements, comme des croches qui, dans une fugue, n’admettent pas de triolets. D’aucuns ont prétendu dépasser cet héritage, se heurtant à la consistance de cette structure, plus imprenable encore que n’importe quelle citadelle de Vauban.

Or, voilà que nous pressentions, depuis maintenant plusieurs années, que 2017 allait être le moment d’une apocalypse. D’une destruction de tout ce que notre vie politique connaissait de repères. Et d’une aube. Mais laquelle ? Nous avions anticipé du spectaculaire : retour de la peste brune, retour de ce que notre république avait conjuré, ou avènement d’une extrême-gauche ayant changé de visage mais conservé ses postulats les plus profonds. La révolution, une fois de plus, ne fut pas celle que nous attentions. Non que nous ayons changé d’orientation politique, d’idéologie, ou d’appareils institutionnels. C’est notre Y, notre Y boussole, le cadre de toutes nos réflexions, celui entre les murs duquel notre politique évoluait, que nous avons perdu. Nous pensions changer seulement de Prince, mais c’est bien notre sol qui s’est dérobé à nous. Nous avons, en somme, perdu ce que nous prenions pour notre bien le plus propre : notre sens de l’orientation. Envolées, notre droite et notre gauche ? Perdues ? Brisées, à coup de marteau, comme n’importe quelle idole ? Crépusculées ? Dépoussiérées ? Suicidées ? Ou bien revenues par la fenêtre après avoir été chassées par la porte, cachées là où nous ne les voyons pas – cachées mais bel et bien présentes ?

L’heure n’est pas encore aux apologies ou aux critiques. Et encore moins aux jugements tranchés, aux points d’exclamation. La question a du bon, en philosophie comme en politique. La Révolution – invoquée par Macron –, ainsi que les grands changements politiques, sont le plus souvent impénétrables à ceux qui les portent, les soutiennent, les font advenir. D’autant que nous sommes confrontés, ici, à un véritable défi. Non plus «Macron va-t-il tenir ses promesses ?» ou le traditionnel «sera-t-il populaire ?», non plus la question de savoir comment Macron va recomposer le jeu politique après l’avoir décomposé, mais à présent un problème plus profond, plus structurel quant à l’avenir de notre orientation politique. C’est, spectateur d’un tel défi, que j’aimerais esquisser plusieurs hypothèses. Comme des questions ouvertes.

Nous serions tentés de commencer par écouter ce qu’en dit Macron lui-même. Est-il de droite? De gauche ? Centriste ? Gaulliste ? Hélas, ce serait en vain, puisque c’est précisément sur ce point que Macron est le plus flou – qu’il est, dirait Verlaine, vague et soluble dans l’air. Nous l’avons d’abord entendu dire qu’il n’était ni de droite ni de gauche, puis et de droite et de gauche, ensuite qu’il était personnellement de gauche mais rassemblait aussi les hommes de droite, et enfin qu’il venait de la gauche mais n’était pas, stricto sensu, un homme de gauche. Tourbillon de concepts. A la fois gaulliste – par la reprise du «Je vous ai compris» –et centriste, par Bayrou. A la fois héritier du socialisme et compatible avec un premier ministre de droite. Devant cette obscurité, nombreux furent les Cassandre qui, dès le début de la campagne, ont vu en Macron une bulle, sinon une poupée gonflable : toujours cette métaphore du gonflement destiné à l’éclatement prochain, toujours cette image d’un envol dangereux susceptible de s’écraser, telle une bulle de savon, sur la buée d’un miroir. Etranges Cassandre qui, ne cessant d’annoncer sa chute, furent d’autant plus aveuglés par sa victoire. Je n’adopterai pas leur posture, mais tenterai de partir de ces contradictions macroniennes pour proposer trois hypothèses.

Première hypothèse. La plus simple. Celle des détracteurs de Macron aussi bien que de ses partisans. Il s’agit ici de penser que la disparition de la binarité droite-gauche n’est pas la disparition de toute binarité politique. Que, finalement, la droite et la gauche, à force de se succéder de quinquennat en quinquennat devenaient le même écho répété par mille sentinelles. C’est la ritournelle de l’UMPS. Et que donc, la vraie binarité, le vrai choix, le vrai Y, se situent désormais entre la société ouverte et la société fermée. Bergson revisité pour devenir le nouvel aiguilleur de notre vie politique. Si la droite et la gauche ne sont plus des lignes de démarcation, c’est qu’elles ont été remplacées par les enjeux de l’époque, par la mondialisation, de libéralisme, le principe national. Macron contre Le Pen (éventuellement contre Mélenchon), le dit «système» (si tant est que le mot ait un sens, ce dont je doute…) contre le populisme. Mais cette hypothèse, en un sens, ne change rien à l’affaire : car que vont faire les kyrielles de députés de la majorité présidentielle ? Que va devenir cette majorité ? Le désir d’une société ouverte ne saurait être son seul élément de fusion, son unique socle. Impossible, donc, de passer à côté de la multiplicité inhérente aux idées de Macron, à son programme, à ses partisans, à ses députés ou ministres.

D’où une deuxième hypothèse. Plus prudente. Plus avisée. Une hypothèse qui pourrait être formulée par des vieux loups de mer, par des piliers de la vie politique, par des personnes dont l’expérience est le meilleur rempart contre l’illusion du changement. Macron, pâtre d’une nouvelle politique ? D’une politique sans partis, sans divisions, sans binarité, sans dualité ? Impossible, diraient-ils, qu’En Marche ne finisse autrement qu’écartelée. Impossible que son mouvement demeure cohérent. Impossible que ne se profile pas, parmi ses propres partisans, l’équivalent d’une nouvelle droite et d’une nouvelle gauche. Comment Bruno Lemaire et Nicolas Hulot pourraient-ils s’entendre, ou travailler ensemble ? Macron n’a-t-il pas dit lui-même qu’il avait peur d’avoir trop, ou «presque trop», de députés ? Comme s’il était inévitable qu’une fronde naisse parmi les quelque quatre cents députés qui seront les siens. Sans parler des risques relatifs à la concentration des pouvoirs exécutif et législatif – risques de l’exercice d’une autorité trop large, insuffisamment équilibrée, manquant d’horizontalité. Pour reprendre ma métaphore calligraphique, d’une politique non plus en Y, mais en I : une seule branche, une seule direction.

Reste enfin l’ultime possibilité. La plus grandiloquente. La plus bienveillante à l’égard de Macron. La plus révolutionnaire, en un sens. Celle que Macron lui-même n’a sans doute pas formulée. Je n’en serai, pour ma part, que le traducteur et non l’idéologue. Et si le syndrome «mais en même temps», ou le symptôme «je suis d’accord avec vous» signalaient, plutôt qu’une tentative de synthèse opportuniste, l’émergence d’un nouveau paradigme de la décision politique ? D’une nouvelle manière d’agir en politique, et donc de gouverner ? Macron remarquait lui-même, dans un entretien, que «toute la difficulté du politique aujourd’hui réside dans ce paradoxe entre la demande permanente de délibération, qui s’inscrit dans un temps long, et l’urgence de la décision.» Quand il était ministre, il fit la découverte, soldée par quelques échecs, d’une alliance entre horizontalité et verticalité. C’est-à-dire qu’il apprit à refuser la présence, écrasante, accablante, intimidante, d’une yes/no question, et de problèmes à deux tranchants. Il forgea, en secret, cet art d’une dialectique qui enrichit tout projet de ses contradictions. Hollande, disaient ses détracteurs, délibérait après avoir agi, ce qui le plongeait dans toutes sortes d’hésitations, de rétractations. C’est déjà tout un modèle de la décision politique qui s’écroule ici. Il ne faut pas oublier que le programme de Macron s’est élaboré au contact même de certains citoyens, dans cette Grande Marche destinée à proposer la synthèse des opinions du peuple. Il ne faut pas perdre de vue, de fait, cette idée sans doute macronienne que la délibération, loin de verrouiller l’action, élargit au contraire son champ de possibilités. Il faut noter, en outre, que le Y est, en grec, la majuscule de la lettre U qui, quant à elle, loin de proposer une scission inexorable, s’attache à réunir ses deux branches en une sorte de berceau, de courbe originelle. Non plus l’intersection, le croisement, la fracture, mais désormais la continuité, ou la conciliation par la courbe. Ingres plutôt que Masaccio, Kandinsky plutôt que Ingres.

Si tel est le vrai visage du macronisme, si le phénomène «fourre-tout» désigne en réalité l’invention d’une nouvelle verticalité, d’une nouvelle manière de trancher, si la troisième hypothèse s’avère la meilleure, peut-être devrions-nous alors nous armer de quelques exemples, de quelques situations concrètes au sujet desquelles nous aurons l’oeil attentif. Prenons l’exemple de Notre-Dame des Landes, qui est un bon exemple parce qu’il ne concerne pas un problème urgent, central, relatif à l’intérêt général. Au sujet de ce projet, que disait le programme de Macron ? Il nous annonçait d’une part qu’il fallait être soucieux de l’écologie, et de l’autre qu’il fallait construire des aéroports, des routes, des infrastructures. Mais prenons Macron à la lettre. Comprenons que, contre les tentations de la démagogie, il n’a jamais été un idolâtre des programmes. Comprenons que c’est sur le terrain de la décision qu’il faudra le juger. Que donnera donc la «médiation» qu’il annonce ? En attendant, sourions à l’idée que la médiation est justement, chez Hegel, le socle discret de la dialectique…

Macron incarne-t-il une troisième voie ? Est-il centriste, ou central ? Ni l’un ni l’autre. S’il parvient à relever son défi, s’il parvient à faire triompher l’esprit du U sur celui du Y, il sera celui qui, non content de bouleverser la politique, transforme le politique. Pour l’heure, reste à savoir, et c’est le principal, si cette hypothèse épouse les transformations les plus profondes de l’histoire de France. Aussi dois-je terminer ces quelques lignes sur un aveu d’ignorance d’un genre spécifique : non seulement «Je ne sais pas», mais aussi, car ce n’est pas tout à fait la même chose, «L’avenir nous le dira».