Une fois terminée ma lettre sur la nymphe, je me suis souvenu que j’avais écrit jadis un petit texte sur Erasme à l’invitation du Monde, qui mettait en vente 20 livres de philosophie dont l’Eloge de la folie et autres textes. D’après les archives du journal, sa publication date du 19 juin 2008. Il n’avait pas de titre ; la rédaction avait mis : «Erasme, une révolution culturelle en douceur». Le voici, tel quel.

Quelle est la place d’Érasme et de son oeuvre dans votre itinéraire intellectuel ?

Il est de mon jardin secret. Constante dilection. Je pourrais dire comme Wallace Stevens, le poète américain : «Ce que j’aime chez Érasme, c’est un certain chic» («chic» en français). Depuis ma classe de quatrième – j’avais douze ans – qui m’apprit et son nom et sa gloire, je suis resté curieux de ce prodigieux touche à tout, érudit errant qui était partout chez lui en Europe, avec son petit matériel portable de lecture et d’écriture. Son principat médiatique dans la République des lettres (il régna sur l’imprimerie) fut long d’un quart de siècle. Son œuvre est «l’épitomé», l’abrégé de la culture d’Occident, son noeud, le grand réservoir où tout conflue et d’où tout procède.

Que de tours de passe-passe ! Il vire au compte de l’Europe du Nord l’héritage de la Renaissance italienne, dévalise toutes les bibliothèques de l’Antiquité, transfuse la sagesse des païens dans la chrétienté, fait copuler (copulare) la piété avec les lettres classiques, mêle joyeusement le sacré et le profane, détrône la logique scolastique pour installer à sa place l’éloquence, enseigne enfin aux élites un lifestyle inédit, des manières de table à toutes les façons de bien dire, car ce grand maître du signifiant, merveilleux rhéteur, éditeur, traducteur, jongleur de mots, est aussi le prince des semblants et l’arbitre des élégances. Bref, de la philologie il fait naître l’Homme de «l’humanisme» (le mot est du XIXème siècle), parfait homme du monde, lettré mais amateur, aussi opportuniste qu’universel.

Cette révolution culturelle toute en douceur se répandit sur l’Europe comme un parfum. Quand vint son moment violent, le patatras de la Réforme, Érasme n’en fut pas. C’est bien lui qui «avait pondu l’œuf que Luther fit éclore» (Frances Yates), mais il n’était pas de ceux qui vocifèrent : «La vérité ou la mort». Il préférait la vie, fût-elle amputée de la vérité, car il ne mettait rien au dessus de la paix (qu’il fit parler dans sa Querela Pacis).

C’est ici qu’Érasme a sa place avec Luther dans mon théâtre mental, le dialogue intime d’un psychanalyste qui fut «mao» en son jeune temps : quel est le bon usage de la vérité ? La pousser jusqu’à ses conséquences ultimes ? Ou la modérer, l’amortir, l’amadouer ? Pour le philologue, la vérité ne pouvait être qu’un effet de signifiant, un pur semblant. C’est sans doute ce que l’on appelle la sagesse. Se pourrait-il que le monde fût sans réel ?

Quel est le texte d’Érasme qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?

Nourri ? Mais comment donc ! L’œuvre d’Érasme est un immense garde-manger. Plus de 4 000 adages, par exemple, qui sont autant de «gemmulae», de petites pierres précieuses, extraites des auteurs gréco-latins. Le recueil, qui fut le best seller du temps, est conçu non pour être dévoré, mais pour qu’on y picore. Chaque sentence scintillante, ou maxime obscure, ou plat proverbe, donne matière à un essai qui pétille d’esprit, et plus leste que Montaigne, pris à la glue de son moi. «Ici, tout est substance, tout est perle», comme dit Lacan de Freud. De ce livre des Adages, on croirait volontiers que, tel l’Aleph de Borges, il est le miroir infini du monde. Il a fourni en lieux communs tous les lettrés des Temps modernes.

Il y a les Colloques, scènettes charmantes où le concept se fait chair, mais aussi manuel de théologie familière. Il y a la Correspondance, où il conserva les lettres enflammées qu’il adressa adolescent à un moine de son âge : était-il homo ? tout indique en tout cas qu’il n’était pas névrosé, et qu’il ne fut jamais encombré par l’objet féminin. C’est dans une bouche de femme précisément qu’il place son Éloge de la Folie.

Comme tout le monde, c’est par là que je suis entré dans Érasme. Et c’est par là qu’il reste dans le public, comme Voltaire par Candide. D’abord je l’ai lu comme je lisais Le Neveu de Rameau. Mais Diderot distribue l’énonciation à deux mâles, le fou et le sage, tandis qu’Érasme installe folie et sagesse sur un tourniquet unique où elles échangent incessamment leurs places jusqu’à se nouer l’une à l’autre. L’Éloge a évidemment la structure de la bande de Moebius (bande tordue à un seul bord), et on ne peut l’orienter : l’envers et l’endroit ne font qu’un. La Folie n’a pas de contraire.

Faire thèse de l’universalité de la folie ne pouvait ouvrir que sur le paradoxe. Le scolastique se cassait la tête sur les sophismes. Érasme, lui, démontre en acte que le «Je mens» récusé par la logique, l’éloquence le rend parfaitement soutenable. C’est ainsi que l’Éloge de la Folie est porté par la verve d’un triomphal, d’un inexpugnable «Je déconne à pleins tuyaux».

Voilà qui du Logos révèle la vérité : le langage a été donné aux hommes pour dire des bêtises. Et si Dieu est langage, eh bien, allons jusque là : Dieu est fou. stultitia Dei. Le mot est dans Saint-Paul (Corinthiens), il est repris dans l’Éloge, il est confirmé par Érasme dans ses Annotations sur le Nouveau Testament. De garant du langage il n’y a pas. Et c’est pourquoi il est nécessaire qu’à la fin de l’éloge tout s’efface.

Pourquoi cette déclamation, petit exercice qui n’est pas sans modèle antique, fit-elle d’emblée sensation, et demeure-t-elle la plus précieuse des gemmes érasmiennes ? C’est qu’elle est bien plus qu’une satire du monde comme il va : elle passe les limites du discours universel, elle introduit un mode de dire inouï. Y voir une anticipation sensationnelle de l’association libre, est-ce excessif ? Pourtant, être en analyse, qu’est-ce d’autre que d’avoir licence de déconner ? Il s’y ajoute seulement «un auditeur qui a de la mémoire». Est-ce par hasard si Lacan parodia le Stultitia loquetur dans sa prosopopée fameuse «Moi, la vérité, je parle» ? Et si on lit dans son tout dernier écrit : «Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant» ?

Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd’hui son actualité la plus intense ?

Vous voulez rire ? Érasme est partout dans notre culture, mais à très basse intensité. Je dirais aussi bien qu’il n’est nulle part, car, de ce qui allait être le discours de la science, il n’avait pas la première idée. L’homme de l’humanisme est mort, reste son fantôme, qui hante les Académies. De temps à autre, le nom d’Érasme sert de cache-misère à nos élites européennes : elles lui font dire en général des fadaises. Non, l’actualité intense d’Érasme, il faut la chercher chez les siens, dans le peuple des érudits. À quel titre est-il dans la série de vos philosophes ? L’Éloge de la Folie, c’est de la «philosophie du Christ» ? Mais on l’a toujours lu plutôt comme de l’anti-philosophie. Était-ce subversif ? Allons donc ! Ce discours a été fait pour vacciner : c’est mardi gras, on ouvre les vannes, puis tout rentre dans l’ordre. Seulement, comme nous sommes tous beaucoup plus fous que jadis, comme c’est mardi gras tous les jours, ça ne fait plus ni chaud ni froid.

Aujourd’hui

Si j’avais à reprendre le sujet d’Erasme (et rien ne m’empêche de le faire sur le champ que le manque de temps), j’examinerais qui de lui ou de Luther est le véritable hérétique selon mon cœur ? Je livre la réponse : c’est lui.

Luther est l’homme d’un acte dont les conséquences sont encore avec nous, plus actives que jamais, 500 ans plus tard. On ne peut en dire autant de Lénine que Lacan jadis me donnait pour modèle si je voulais persévérer dans mon gauchisme. Luther est l’homme d’une cause, souligne Zweig dans son livre toujours si prenant qui nous peint par contraste un Erasme «prudent» (non pas au sens d’Aristote, mais au sens commun), timoré, jaloux toujours de tirer son épingle du jeu («se compromettre ne fut jamais le fait du prudent Erasme») et qui évite de «répondre clairement par un oui ou un non.» Il est pâlichon auprès d’un Luther furieux, révolutionnaire à l’audace dantonienne (digne d’un Danton).

Je m’inscris en faux contre la construction du Viennois. La mienne serait toute différente : Luther est l’hérétique devenu hérésiarque, c’est donc un renégat de l’hérésie, le suppôt d’une orthodoxie nouvelle, plus féroce que l’ancienne, tandis qu’Erasme est l’hérétique fidèle à l’hérésie, l’hérétique inflexible. Puisque je retourne à Turin pour un «séminaire de politique lacanienne» le 8 juillet prochain, peut-être aurai-je le loisir d’étayer mon propos.

Varia

– J’ai omis hier le nom de l’auteur de A Social History of Truth : c’est Steven Shapin.

– J’ai envie de signaler sur Erasme deux articles mémorables de Jean-Claude Margolin, «Erasme et la psychologie des peuples», qui mentionne son antisémitisme, et «Erasme et la France» in Erasme : Une abeille laborieuse, un témoin engagé, éd. Paradigme, Caen, 1993.

– Alexandre Adler m’a téléphoné pour me dire que Blandine avait décidé de donner son soutien à la pétition Pasolini, Nora Gründler pour m’assurer que Georges-Marc Benamou signait «des deux mains». Voici donc d’anciens féaux de Mitterrand, Chirac et Sarkozy ralliés à la farouche indépendance de la République des Lettres nouvelle édition. Bonne fille, elle vous accueille à bras ouverts. Je plaisante.

– Je remercie Alexandre de m’avoir donné le téléphone de Marc Fumaroli. Mais il est sur répondeur. Qui peut m’aider à contacter le Prince ?

– J’ai pu joindre ce matin un certain nombre d’amis dont la plupart étaient partants sur le champ pour réunir et animer des sociétés sœurs des Conversations du Jardin du Luxembourg. Ce sera à Turin l’Accademia torinese, animée par Rosa-Elena Manzetti. A Rome, nous aurons, à l’exemple des Tusculanes, les Romanae Disputationes sur lesquelles veillera Antonio Di Ciaccia. Milan sera stendhalien : Cristallizzazione milanese, de Marco Focchi. Attendons Bologne. Barcelone aura son Ateneo catalan, avec Miquel Bassols. Madrid médite. Genève et Gand consultent. Bruxelles a choisi La Compagnie d’Erasme, dirigée par Alexandre Stevens. A Vienne, ce sera Humanismus an der Wien, animé par Gil Caroz et Avi Rybnicki. En Allemagne : néant ?

– Retour en France : à Marseille, avec Hervé Castanet, ce seront Les Rencontres de la Corniche. Castanet fait déjà ça depuis longtemps dans la région, dernièrement avec Daniel Mesguich autour du livre des Estuaires que celui-ci vient de publier chez Gallimard.

– Amérique latine. J’ai écrit à Jorge Forbes pour São Paulo. Il me répond, «de confiance» : Conversas de São Paulo. German Garcia pour Buenos Aires sera-t-il d’accord ? Tout cela démarre sur les chapeaux de roue. Donc c’est un peu jeune (un jour !), et il nous reste à faire nos preuves. Nous ne parlerons pas encore de «République des Lettres», mais du Canal du 1, avenue de l’Observatoire. Bien entendu, il serait vain de penser que demain notre République des Lettres sera le genre humain, comme dans «L’Internationale» ou dans le conte de Borges, «Le Congrès». Tout cela reste affaire de goût, et dans le goût, la guerre fait rage. Sollers plus vrai que Kant.

– Sollers justement. Après Marc Fumaroli sur la République des Lettres, je verrai bien une Conversation avec Philippe Sollers sur la Guerre du Goût. Il a doctriné de tant de choses qu’il faudra réunir bien des compétences pour lui tenir tête, de Dante à Joyce, et avant et après. Jacques Aubert voudra être de la partie, je l’espère. En troisième, un homme de science : Cédric Villani ? Arnold Munnich ?

– J’ai donné à lire ma sorte de sotie sur Erasme. J’ai bien envie de livrer demain une «Politique de la conversation» due à un érudit français, qui m’est revenue en mémoire cet après-midi. Est-ce encore la République des Lettres les salons du XVIIIe ? Fumaroli, si je le comprends bien, dit : certainement pas. Conversation n’est pas érudition, il a raison. Mais l’érudition sans la conversation, ce n’est souvent que «micrologie», il le sait fort bien. Donc, qu’on ne compte pas sur moi pour lui reprocher de dédier à Liliane de Rothschild Quand l’Europe parlait français. Pour un érudit, fréquenter les barons et les duchesses, c’est vital. Sur la micrologie, voir de Pascale Hummel, Mœurs érudites. Étude sur la micrologie littéraire (Allemagne, XVIe – XVIIIe siècles), Genève, Droz, 2002. J’ai jadis évoqué ce livre lors d’un colloque du site Œdipe sur les Séminaires de Lacan.

– Pourquoi ne pas continuer à donner ici des textes propres à instruire les hérétiques, pour autant que cette noble ambition ait un sens ? «A Library for Heretics» Puisque j’ai renoncé à Turin à donner une essence à l’hérétique, je me dois de donner à la place des exemples, voire des paradigmes.

– «A Library for Heretics». Pourquoi cette expression m’est-elle venue, et en anglais ?… J’y suis. Il y a, derrière, The School for Scandal, de Sheridan, lue au lycée. Et aussi A School for Scoundrels, le film de Robert Hamer, vu jadis en Angleterre, L’Académie des coquins. Voilà qui promet !

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2 Commentaires

  1. Comment ignorer le féodalisme moderne auquel nous condamnerait une reproduction sociale perpétuelle? Et, en même temps, comment déprécier l’attitude de ce père qui, voyant sa progéniture se débattre dans la mare aux caïmans, refuse d’attendre les bras croisés que Mère Indigne rende son verdict atroce? Vous suggérez que, derrière l’acharnement dont sont victimes les candidats coupables de népotisme républicain, l’on puisse percer un soupçon de mauvaise jalousie? Non. Je vous le répète, loin de moi de balayer d’un revers de main la dénonciation d’une imposture caractérisée, mais je crois bien consommer ces temps-ci un relent d’amertume, de rage consumante à l’égard de ces pères qui ne se sont jamais saigné les quatre veines au-delà du péremptoire et ont, admettons-le, toujours veillé à ce que leurs petits ne devinssent pas trop grands de leur vivant, autrement dit, plus grands qu’eux-mêmes, en sorte qu’ils pussent régner sur eux jusqu’à l’annonce, que du reste ils n’auraient pas à endurer, de ladite mort du roi. C’est à se demander s’il n’y aurait pas davantage de traces résiduelles de l’absolutisme royal chez le boulanger qui se vanterait d’héberger son chômeur de fils que chez celui qui aurait rapidement projeté d’en faire son associé?

    • Psss… psss… : Public ou privé, l’argent est un hypnotique pour ceux qui en veulent plus comme pour ceux qui leur en veulent. Entre les deux, nous tentons misérablement d’éviter de sombrer.