Nigra sum sed formosa, filiae Jerusalem. Je suis noire mais je suis belle, filles de Jérusalem. Ainsi lisait-on, apprenait-on pour ses études littéraires, le Cantique des cantiques, ce livre énigmatique de la Bible. Tout était dans le «sed», dans le «mais», un peu comme l’«ergo» du Cogito. Les modulations du verbe être… Ce passage du Cantique est sans doute le plus fameux, repris par allusion à maintes reprises. Pour ne donner qu’un exemple : l’incipit de Gaspard, Melchior et Balthazar de Michel Tournier, «Je suis noir mais je suis roi.» Le Cantique des cantiques fait partie de la culture commune, il n’est pas nécessaire d’avoir suivi des études de théologie pour en avoir eu vent, c’est là sans doute un des secrets des textes bibliques. Au même titre qu’Adam et Eve, le passage de la mer rouge, les cheveux de Samson, les cavaliers de l’Apocalypse, et bien d’autres épisodes encore, le Cantique des cantiques est de ces motifs civilisationnels que nous portons en nous, sans le savoir, comme ces chansons que nous pouvons fredonner sans avoir le moindre souvenir de les avoir apprises, ni même entendues.

Le Cantique des cantiques, texte érotique. Mais – toujours ce «mais» –symbolique. Les étreintes et allusions sensuelles ne sont que des métaphores, attention ! Et le texte entier une allégorie. Comment aurait-on pu justifier autrement la présence de ce livre dans le canon biblique ?

«Viens mon chéri, sortons dans les champs, couchons sous les cyprès !

Nous nous lèverons matin aux vignes, verrons si s’épanouit le cep, si éclatent les pousses, si bourgeonnent les grenadiers. Là donnerai mes caresses : à toi.»

Pourtant, Le Cantique des cantiques, texte érotique. Et politique.

David Isaac Haziza s’attèle au Cantique, et en donne sa propre traduction. Avant de comprendre le déroulé de l’histoire du texte, il faut revenir à la source. Car ce texte a une histoire, histoire de rejet et de reconnaissance, et histoire de son interprétation : la Sulamite a-t-elle un amant, ou deux ? Salomon y tient-il le rôle principal ? Sommes-nous face à un poème pastoral – au sens bucolique du terme – ou réellement aux prises avec une allégorie des plus subtiles ? Haziza prend position dès les premières pages de son essai, rejoignant quelques conclusions solides, d’Abraham Ibn Ezra à Ernest Renan : deux amoureux. Et Salomon n’y tient pas le beau rôle : «il l’a enlevée pour la placer parmi les odalisques de son harem, mais elle se refuse à ses étreintes.»

Talisman sur ton cœur est un essai contemporain. Immédiatement contemporain. Dans lequel la voix de l’auteur se fait entendre, non pour étaler un quelconque égocentrisme, mais pour expliquer une démarche particulière. Les grands textes, et qui plus est les textes fondateurs, cachent en eux un secret d’évidence : ils nous parlent, et parlent de nous. Quelle que soit l’époque, quel que soit le contexte. Ils sont, en cela, universels bien entendu, mais surtout re-fondateurs. On vient s’y abreuver, et y chercher du sens :

«J’ai commencé à relire le Cantique quelques semaines après le massacre de Charlie Hebdo. Rien à voir me direz-vous ? Erreur, il y a tout à voir. Tout.

Le fait peut-être d’abord que je l’avais lu attentivement à l’époque du martyre d’Ilan Halimi.»

Il y a là une façon moderne – ou post-moderne, je ne sais pas –, en tous cas une façon nouvelle, et diablement intéressante, de poser les bases de sa réflexion. De fixer sans ambages non seulement le lieu d’ «où» l’on parle, mais aussi de «quand» l’on parle. Pour David Isaac Haziza, l’essai théologique rejoint l’actualité, et ouvre sur des réflexions politiques qui n’ont rien de politiciennes. L’analyse du texte n’est pas passée au filtre de l’actualité immédiate, elle n’est pas soumise à l’ici et maintenant : elle en tient compte, ce qui est tout à fait différent. C’est une démarche intellectuellement, et humainement, honnête.

L’érudition dont fait preuve Haziza à propos du Cantique et de son exégèse ne nuit en rien à la lecture de cet essai brillant. Les références historiques et théologiques appuient un propos résolument contemporain et éclairent notre actualité, nous poussant à notre tour à la réflexion. Cette Marianne aux seins nus qui représente notre République n’est-elle qu’une allégorie ? Nous sommes, là aussi, là encore, dans l’érotique… «L’allégorie ne fonctionne vraiment que si le signifiant compte autant que le signifié.» En citant Proust autant que le Talmud, en renvoyant à Dieu autant qu’à nos transcendances particulières, personnelles et collectives, en évoquant Magritte et le Midrach, en rappelant le parallèle entre «connaître» et «aimer», David Isaac Haziza ouvre pour nous de nouveaux chemins de résonances. Le Cantique des cantiques, ce livre-mystère fondateur, allégorico-érotique, devient ainsi motif à réflexion contemporaine.