Samedi 6 mai 2017, 14 :21

Une fois le Forum clos à minuit pile vendredi soir, je m’en fus prendre un pot en famille au Carrefour Buci, et faire pipi. Sept heures à la tribune sans dévisser une seconde et sans vider sa vessie, à 72 ans, ce n’est pas à la portée de tout le monde. C’est peut-être l’exploit que je suis le plus fier d’avoir accompli ce soir sous les yeux du public. Les vieilles personnes comme moi, percluses de maux, ce qui n’est pas mon cas, je touche du bois, me comprendront. Mais qui y aura pensé ?

 

Le pissou inexistant

Même pas moi. C’est dans la miction même que l’idée m’est venue en flash : je pisse, je n’avais pas pissé. L’action est première, la pensée seconde. La chaîne causale est constituée suivant une détermination univoque : c’est parce que je pisse, de fait, que je pense que je n’avais pas pissé. Or, à quoi renvoie l’expression «je n’avais pas pissé» ? Elle renvoie à un événement qui n’a pas eu lieu, puisque de fait je n’ai pas pissé durant tout le Forum. Il y a donc trois pissous : le pissou de Jacques-Alain avant le Forum, chez lui ; il y a le pissou après, dans les toilettes du café Le Buci ; mais il n’y a pas le pissou du Forum. C’est là le pissou inexistant, soi dit pour parodier un titre d’Italo Calvino.

 

La Monstrueuse Parade

Cependant, le pissou inexistant aurait pu exister. Son existence, ou plutôt son absence d’existence, n’est pas la même que celle du cercle carré, par exemple, qui est une impossibilité logico-mathématique, voire simplement lexico-définitionnelle (j’y penserai). Son existence qu’il n’y a pas n’est pas non plus du type «mouton à cinq pattes», impossibilité certes, mais biologique, non logique : il peut toujours se faire qu’un mouton à cinq pattes se présente dans la réalité à titre d’aberration de la nature, de monstre, etc., comme la femme à barbe et tous les autres dits phénomènes de foire réunis dans le film culte Freaks ou La Monstrueuse Parade.

 

Du pissou au cogito cartésien

Ne perdons pas le fil, car la digression chez moi ronge incessamment la narration. Nous en étions à l’opposition entre le pissou de fait ou d’existence, bel et bien uriné au Buci, et le pissou du Forum, être d’inexistence ou de néant, être de langage, de pur semblant, de pure pensée. Ces termes sont loin de s’équivaloir, mais nous sommes ici dans l’élément de la pop philosophie, qui interdit de trop s’appesantir sur les subtilités qui font les délices des amateurs. Toujours est-il que de notre méditation sur le pissou il s’ensuit la chose suivante. Pour Descartes, la conséquence est bonne de la pensée à l’existence : c’est ce qu’exprime la paire signifiante «cogito, sum». En revanche, l’expérience du pissou nous conduit du pissou d’existence au pissou de pensée, soit à une paire orientée en sens inverse.

 

Je pisse, je suis, je pense

Le ressort de cette inversion est trivial. Il était déjà en fait au principe de l’objection que fit Pierre Gassendi au Cogito cartésien, et qui fut publiée dans les Objections faites par des personnes très doctes contre les précédentes Méditations, avec les réponses de l’auteur. Descartes lui répondit comme aux autres, en dépit de l’irritation qu’il avait conçue à l’endroit de son compère, le traitant dans une lettre au père Mersenne de «pauvre homme qui n’a pas le sens commun et ne sait d’aucune façon raisonner.» Que dit Gassendi ? Il dit en somme que tout le grand tralala des deux premières Méditations, avec, par ordre d’entrée en scène, Dieu, le Malin Génie, l’hyperbole du doute, le Cogito salvateur venu de saint Augustin, que tout cet «appareil» ne sert à rien qu’à éblouir la galerie : «Vous n’aviez pas besoin d’un si grand appareil pour prouver que vous êtes ; cela peut se conclure de toute action, car le nœud de la difficulté n’est pas de savoir si l’on existe, mais ce que l’on est.» C’est à peu près ce que dit mon apologue du pissou. A savoir : pisser tout de bon comporte déjà l’existence, sous-entend un «je suis, j’existe» ; le « je pense » suit le «je pisse» et ne le précède pas ; ce «je pense» est dans l’occasion un «je pense à ceci, que je n’ai pas pissé», donc un «je pense» quoi ? un objet de pure pensée.

 

«Je me promène donc je suis»

La réponse de Descartes à Gassendi est, ou était de mon temps, un pont aux ânes de l’enseignement de la philosophie. Elle n’est démonstrative qu’à la condition d’admettre l’idéal cartésien de la certitude dite «métaphysique», ce qui est toute la question. Cependant, sous l’angle rhétorique et littéraire, la pièce est merveilleusement écrite. Je ne sais rien de plus jouissif que cette prose polémique délicieusement ouvragée. Je n’en retiens ici que ce qui intéresse la question de savoir si le «je suis» peut se déduire de «toute action» comme le soutient Gassendi. «De plus, quelle raison avez-vous de dire qu’il n’était pas besoin d’un si grand appareil pour prouver mon “existence” ? Certes je pense avoir fort bonnes raisons de conjecturer de vos paroles mêmes que l’appareil dont je me suis servi n’a pas encore été assez grand, puisque je n’ai pu faire encore que vous comprissiez bien la chose ;  car, quand vous dites que j’eusse pu conclure la même chose [à savoir “je suis”] de chacune autre de mes actions indifféremment, vous vous méprenez bien fort, parce qu’il n’y a pas une de laquelle je sois entièrement certain, j’entends de cette certitude métaphysique de laquelle seule il est ici question, excepté la pensée. Car, par exemple, cette conséquence ne serait pas bonne : Je me promène donc je suis, sinon en tant que la connaissance intérieure que j’en ai est une pensée, de laquelle seule cette conclusion est certaine, non du mouvement de mon corps, lequel parfois peut être faux, comme dans nos songes, quoiqu’il nous semble alors que nous nous promenions, de façon que de ce que je pense me promener je puis fort bien inférer l’existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promène. Il en est de même de toutes les autres.»

 

 Lacan was here

Lacan a longtemps médité le Cogito, l’a retourné dans tous les sens, ou s’est retourné dans tous les sens sur lui comme la princesse au petit pois, jusqu’à conclure qu’il n’était pas ce que pensait un vain peuple, celui des philosophes, à savoir le fondement de la conscience, mais son envers, et bien plutôt le ressort de ce que Freud a nommé Das Unbewusste. Pour Descartes, la pensée fait exception, d’être la seule de mes actions dont je puisse être métaphysiquement certain, si bien qu’il m’est loisible de conclure de la pensée à l’existence, du «je pense» au «je suis». Il n’en est rien selon Lacan, pour qui deux «je suis» sont à distinguer : le «je suis» d’existence et le «je suis» de sens ou de pensée. D’où le Cogito réécrit : «Je suis pensant : “Donc je suis”». Je vous y ai conduit pour vous faire constater que, tel Kilroy, Lacan was here before you. Division du sujet «dont la psychanalyse nous donne l’expérience quotidienne. J’ai l’angoisse de la castration en même temps que je la tiens pour impossible. Tel est l’exemple cru dont Freud illustre cette refente, reproduite à tous les niveaux de la structure subjective.»

 

La jument du Maréchal

Un dernier mot sur l’exploit secret et pourtant à ciel ouvert (effet «lettre volée») dont je me suis prévalu en commençant : c’est l’occasion ou jamais de placer un énoncé rare à entendre et plus encore à répéter : «Votre prostate est parfaite», dit par mon proctologue à mon dernier (et premier) examen. S’ajoutant au satisfecit de mon cardiologue, il y a là de quoi rassurer tous ces bien attentionnés qui me recommandent tous les jours de surtout penser à me ménager durant le gros temps que traverse le pays. Comment ne pas y reconnaître le vœu de mort de la bonne mère ? J’y ai préféré de toujours l’admonestation du maréchal de Turenne à sa jument : «Tu trembles, Carcasse, mais tu tremblerais bien davantage si tu savais où je vais te mener». Turenne fut tué par un boulet de canon au début de la bataille, qui était à Salzbach, devant les Impériaux de Montecuccoli. Inhumée dans la basilique royale de Saint-Denis, déplacée durant la Révolution, sa dépouille fut transférée aux Invalides en 1800 sur ordre de Bonaparte Premier Consul, qui l’admirait. L’école communale où j’allais enfant était sise rue de Turenne, à deux pas de la place des Vosges. Natif de Châteauroux, j’ai grandi à Paris, dans le Grand Siècle.

 

Un chat un chat

Admirable ascèse que de se former à fourrer un doigt dans le cul des mâles ! Il y faut un doigt humble ayant renoncé à se dresser vers le ciel comme celui du Saint Jean de Léonard pour s’enfoncer dans les profondeurs de ta guenille, un doigt sensible et délicat comme celui que Molly fait glisser dans sa chatte (j’appelle une chatte du doux nom de chatte), un doigt dont l’arachnéen du toucher ne le cède en rien à celui d’un Horowitz par exemple (François Lafon, Musikzen). Honneur aux proctologues ! Et salut aux fils de radiologues ! j’en suis un, et si je n’avais introjecté l’œil de la machine de mon père, le Dr Jean Miller, je n’aurais pas la faculté que j’ai eue ma vie durant de percer jusqu’à l’os semblants et faux-semblants. «Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom. / J’appelle un chat un chat, et Rollet un fripon.» Avec de telles dispositions, si je n’étais analyste, j’aurais fait procureur (Rollet était un procureur, «véreux», précise la note). Mais appeler un chat un chat, c’est tout bonnement impossible. La structure du langage l’interdit. Métaphores et métonymies s’y opposent, comme l’inexistence du métalangage. L’enragé devenu indulgent démontrera ici comme il s’est amendé par l’effet d’un triple A : l’analyse, l’âge, et l’amitié dont je m’honore de mon vaillant cadet qui est aussi en politique mon mentor, parrain et tuteur : Bernard-Henri Lévy.

 

Au Carrefour Buci

Il n’était pas là, l’autre soir, cet ami très cher, ni Maria, cheville ouvrière de La Règle du jeu, et ils me manquaient tous les deux. Mais il y avait ma fille et mon fils, Eve et Luc, plus Nicolas mon gendre et sa fille, ma petite-fille Sylvia, qui venait une fois de plus de se distinguer à la tribune du Forum par une démonstration impeccable. Lucile, sœur cadette de Sylvia, était au Forum, mais elle s’était excusée : «Dodo maintenant !» C’est qu’elle veut être actrice, prépare en attendant le concours d’Ulm (une Jeanne Balibar en herbe ?) et se plie à la discipline de fer qu’impose le lycée Henri IV à ses élèves d’hypokhâgne.

 

En hypokhâgne à Louis-le-Grand

J’ai fait hypokhâgne moi aussi, mais en 1962-63 et à Louis-le-Grand. La discipline y était en fer-blanc, et j’ai le souvenir d’une année bien plaisante passée avec mes copains. Nous ne formions pas une bande : chacun était mon ami, ils ne se fréquentaient pas entre eux. Seule exception, le trio que formaient «les philosophes», Robert Linhart, l’ami luxembourgeois dont le nom m’échappe à l’instant, et moi.

Robert était comme moi amateur de canulars ; j’essayais de le dégoûter de Camus ; il ne jurait que par les kibboutz, parlant de s’installer en Israël. Il fonda plus tard, étant encore à l’Ecole, l’UJCML qui inspira à Godard sa Chinoise et donna naissance après sa dissolution, à la Gauche prolétarienne. Il fut mon témoin de mariage, et moi le sien. Il est l’auteur d’un classique du XXème siècle, L’établi.

Raphaël Sorin, neveu d’Elias Canetti qui devait recevoir le prix Nobel en 1981, était dessalé, dandy, et grand liseur de littérature ; il n’en fichait pas une rame et me pompait avec mon accord. Il fut, je crois, le découvreur de Houellebecq et/ou l’un de ses managers.

Un Luxembourgeois grand et maigre nous épatait à lire Kant en allemand au petit-déjeuner ; il nous entraîna Robert et moi dans une virée à travers le Grand-Duché.

Michel Cazenave enfin, aristo-bourgeois toulousain, ne fumait que des Craven A comme le Général. Il devait inventer un peu plus tard l’Union des Jeunes pour le Progrès, mouvement des jeunes gaullistes. Gaulliste de gauche, il se fit piquer l’orga par un gaulliste de droite, un Alsacien, et se lança peu après dans une longue et brillante carrière à la radio, avant de devenir un jungien de premier plan. En prépa, il écrivait déjà des romans aux héroïnes toujours hiératiques. Au concours, je me souviens encore que Foucault lui mit une meilleure note de philo qu’à moi, alors que Michel, la philo, ce n’était pas son fort. Mais il écrivait bien, dans un style échevelé. «Je vous ai trouvé trop sage à l’écrit», me dit à l’oral l’auteur de l’Histoire de la Folie. Pour sûr : la «dissert» dont il avait donné le thème portait sur le slogan nietzschéen «Dieu est mort», et j’avais traité le sujet dans la manière rigoureuse et austère dont Jules Vuillemin avait écrit son maître-livre, L’héritage kantien et la révolution copernicienne.

Année plaisante, oui, et je ne dis rien des rencontres que favorisait, surtout aux beaux jours, le Jardin du Luxembourg.

 

Bognar et Cremniter

Attablé au café Buci, il n’y avait d’extérieur aux Miller-Rose que ma chère Rose-Marie Bognar. Mais en un sens elle est plus que famille : elle est ma tête chercheuse, un lobe de mon cerveau, comme le disait le président Kennedy de Ted Sorensen, le jeune Mormon qui écrivait ses discours, chefs-d’œuvre de rhétorique républicaine, et fut à la Maison Blanche son conseiller spécial. Rose-Marie fut bientôt rejointe par son époux, le Dr Didier Cremniter. Celui-ci se trouve être, tout en majuscules, le Psychiatre Référent National des Cellules d’Urgence Médico-Psychologiques. Il a eu beaucoup à faire au moment de Charlie, de l’HyperCacher, du Bataclan, de Nice, etc. L’avoir à votre table vous garantit qu’en cas de pépin, vous serez traité par quelqu’un qui s’y connaît.

 

Profiles in Courage

Avoir évoqué Ted Sorensen me remet en mémoire l’histoire qui empoisonna les débuts de la carrière de John Kennedy : il avait obtenu le Prix Pulitzer, le plus prestigieux de la presse américaine pour un livre qui célébrait douze parlementaires américains, indifféremment républicains et démocrates, qui avaient fait preuve de courage en s’opposant à leur parti, en mettant plus haut l’honneur, la vérité que l’appartenance partisane. Et voilà qu’on l’accusait de n’être que le prête-nom de son nègre, qui aurait été, lui, l’auteur véritable. Si mon souvenir est bon, Kennedy dut produire ses brouillons. C’est une belle idée que celle des Profiles in Courage, et pourquoi ne pas le faire ici en France ? Qui seraient mes douze à moi ?

Je nomme NKM, pour les raisons que j’ai dites au Forum, son livre avant tout, anti-FN, qui lui coûta beaucoup d’inimitiés dans sa famille politique. Et pour le soin jaloux avec lequel elle protège son autonomie de pensée, ce qui est l’essence des Lumières.

Je pense aussi à Manuel Valls et à l’épisode Dieudonné, où le Premier ministre tint bon en dépit des cris de tous côtés l’invitant à plier devant l’amuseur antisémite.

Cela ne m’empêche pas d’élire Marion en troisième. Ostracisée à l’Assemblée par des butors refusant de la saluer, mais impavide under pressure, ferme sans jamais se départir de son calme ni de son sourire, elle donne l’exemple d’un courage qu’on voudrait au service d’une meilleure cause.

Philippe Douste-Blazy me revient en mémoire, qui eut le courage de retirer du site du ministère de la Santé une étude biaisée, inane, piétinant la psychanalyse, mais signée de je ne sais plus quel Institut faisant la pluie et le beau temps dans son ministère.

Je n’aurai garde d’oublier François Fillon, et je n’ai pas un mot à retirer du texte que je lui ai consacré. Je l’admire encore plus depuis que je l’ai vu à 20 heures appeler sur le champ à voter pour un rival honni, par souci du bien public.

Juppé mérite aussi le tableau d’honneur, non pour ses tentatives récentes qui ne furent pas très heureuses, mais pour avoir jadis protégé son père en politique, conformément à la morale de Confucius.

Qui eut plus à souffrir des trahisons de sa «famille» politique que Ségolène Royal ? Et elle résista au loup jusqu’au bout de la nuit. Elle voulut, la première, rendre les trois couleurs à la gauche.

François Bayrou ne fut pas très courageux le soir où elle l’attendait pour toper-là, mais comment oublier le combat de cet homme pour ouvrir un espace entre la Montagne de droite et la Montagne de gauche, et au moment où elles croulent, c’est un autre qui empoche la mise. Et Bayrou s’incline, et Bayrou s’allie.

Copé, Jean-François, se fit lyncher par ses pairs. On le jeta bas de son piédestal, on le piétina, on lui promit les galères. Il a tenu bon, et il est toujours là, peut-être plus philosophe. Comme Fillon, il n’a pas mégotté son vote.

D’un seul élan j’en suis à neuf. Restent trois. Beaucoup se sont défilés, qui avaient promis de venir à nos Forums. Jean-Pierre Raffarin était là, et c’est lui qui, le soir des résultats du premier tour, parla le premier et fut le plus inspiré en évoquant l’intérêt du pays. Je le compte parmi les douze.

Mme Aubry a du cœur, je n’oublie pas qu’elle vint nous soutenir en personne quand nous défendions la cause de notre collègue Rafah Nached emprisonnée à Bagdad. Cependant, elle fut trop constante à faire défendre par d’autres (les frondeurs) les positions qui étaient les siennes pour qu’on lui épingle la médaille du courage. Je parie sur Aurélie Filippeti, qui n’a pas encore donné toute sa mesure, mais qui a du nerf, de l’allant, l’esprit de décision.

Et enfin, comment ne pas admettre pour faire le douzième et dernier Jean-Luc Mélenchon, qui continue son combat pour désorienter la jeunesse de ce pays avec une constance qui force l’admiration quand on sait le nombre de cadavres dont ses placards sont pleins, et qu’ils finiront, ces placards, par s’ouvrir un jour ? Je ne veux pas dire qu’il a tué des gens, mais qu’il a des casseroles qui remontent à très loin dans l’histoire. Il a vérolé au lepénisme une bonne partie de la gauche contestataire. Il faudra du temps pour que le virus s’élimine. En attendant, heureusement qu’il y a Front républicain.

Il y a là un petit livre à écrire. Je le ferai si on m’en passe commande. Eve, ma fille, entends-tu ? je donnerai la préférence aux éditions Navarin.

 

Samedi matin

Réveillé à 11 heures par mon horloge interne, je commençai la journée en sirotant un café allongé tout en devisant avec Judith, heureuse comme moi de la tournure que prenaient les événements auxquels elle déplorait néanmoins de ne pouvoir participer en raison de la maladie qui la retenait à la maison. Mon idée était de passer la journée en sa compagnie, et de lire alternativement les deux livres que je m’étais fait offrir par mes enfants pour mon anniversaire. J’avais dû les remiser quand un «instant-de-voir» inopiné s’était présenté. Ce fut ensuite un «temps-pour-comprendre» accéléré par l’opinion combative de mon amie Carole et l’engagement immédiat de Christiane Alberti, la présidente de l’Ecole de la Cause freudienne. Celle-ci fut suivie par un Conseil d’administration unanime, lui-même rejoint par le Conseil d’administration d’UFORCA (Union pour la formation en clinique analytique). Le tout me précipita vers le «moment-de-conclure» qu’il fallait foncer tête baissée dans la campagne présidentielle sans se laisser inhiber par la supposée tradition psychanalytique de bouche cousue, galimatias et poudre de perlimpinpin.

 

L’acte d’un seul

Les deux livres. D’abord, Martin Luther, Renegade and Prophet, par Lyndal Roper, chez The Bodley Head, London. La lecture de l’introduction et des deux premiers chapitres m’avait déjà convaincu que c’était bel et bien le chef d’œuvre annoncé par les critiques que j’avais lues, la perle du monceau de livres que suscitait l’anniversaire des 500 ans de la Réforme luthérienne. En fait, c’était l’acte, l’acte vrai et solitaire de Luther que l’on commémorait, un acte qui avait changé pour déjà cinq siècles le cours de l’histoire de l’humanité, s’il y en a une, disons plutôt qu’il avait modifié le discours universel. Plus fort, bien plus fort que Richelieu ou Cavour ou Bismarck ou Lénine. Je ne vois que saint Paul ou Freud qui puissent lui être comparés. Et encore ! L’avenir du truc freudien est entre nos mains, c’est dire qu’il n’est pas à l’abri. Il a heureusement un dynamisme qui lui est propre et qui est capable de survivre aux efforts des psychanalystes pour le noyer. «C’est trop tôt pour savoir», comme aurait dit Zhou Enlai de l’impact de la Révolution française (l’anecdote est fausse).

 

L’aspiration des peuples

Le second livre est aussi foisonnant que le premier est ciblé. C’est la somme de Carlos M. N. Eire, un Cubain devenu professeur à Yale, qui détaille comme autant de petites Réformes les innombrables inventions, innovations idéologiques suscitées par la Réforme proprement luthérienne : Reformations. The Early Modern World, 1450-1650, peut-être ma période préférée. Je me réjouissais à l’avance de voir la Contre-Réforme, si décisive dans la formation de l’Eglise catholique contemporaine, traitée comme une Réforme de plein exercice.

J’ai particulièrement apprécié le chapitre 3 qui montre la montée du dissent pendant le Moyen Âge et le Moyen Âge tardif : ce sont les Albigeois, c’est Waldo, de Lyon, et ses «Pauvres», qui ne reconnaissent comme grand Autre que la Bible, non le pape, c’est aussi saint François d’Assise, dont le vœu de pauvreté ressortit de la même sensibilité même s’il est au service de l’establishment et non un dissenter, c’est John Wycliffe à Oxford dont l’enseignement lui gagne une large audience en Angleterre (les Lollards) avant d’essaimer en Bohème où il allume un autre universitaire, Jan Hus, d’où révolte des Hussites. C’était aussi le temps du Grand Schisme. En dépit de Hus brûlé vif le 6 juillet 1415, le hussisme ne disparaît pas, il se fragmente. Etc.

En 1495, Savonarole règne sur Florence, il avertit les prélats que la colère divine va s’abattre sur eux. Il sera brûlé, mais le feu du ciel a déjà trouvé son instrument : Luther vit, pense, travaille. A Rome, courrait, dit Eire, un pun en latin, un jeu de mots (Comment ! Pas seulement au Forum des psys ? Ces lacaniens sont partout dans l’histoire) : ROMA est l’acronyme de Radix Omnium Malorum Avaritia, «L’avarice est la racine de tous les maux».

 

Back to Twiter

Avant d’entrer dans le chapitre III du Martin Luther, je décidai de faire une petite virée par Twiter. Là, tweet de Raphaëlle Bacqué, que je suis, à titre de «follower», comme ses consœurs Ariane Chemin et Vanessa Schneider : je vois qu’elle présente le Forum de la veille comme une soirée d’entre-soi. Un clic, et je lis un article du Monde signé Marie-Béatrice Baudet. Adieu, le XVIème siècle ! Me voici ramené au jour d’aujourd’hui.

Je «réagis» à cet article par un petit message qui figure toujours, je viens de m’en assurer, parmi les commentaires : «Merci au Monde d’avoir délégué Mme Marie-Béatrice BAUDET pour faire de l’esprit aux dépens de lacaniens amateurs de jeux de mots. Mais “Timeo Danaos et dona ferentes”. Je n’en abuserai pas. Mes hommages à Mme Bacqué, qui en remet sur « la petite soirée entre soi contre le FN ». Mmes MM les journalistes, dès lors que vous êtes là, c’en est fini de l’entre-soi. Cette soirée est partout sur les écrans, le net, les réseaux. Et en effet la résistance du mélenchonisme va s’effondrer d’ici demain. JAM».

Texto à BHL : «Que faisons-nous maintenant ? Quels méfaits de bobos et bibis allons-nous inventer ?» Il m’appelle : il s’avère que la couverture médiatique a été très bonne. J’évoque l’article du Monde, je le vois par les yeux de l’esprit qui hausse les épaules. Il a le calme des vieilles troupes. Il estime qu’il n’y a plus qu’à attendre.

 

Marie-Béatrice reporter

Je ne voudrais pas que Marie-Béatrice Baudet puisse penser que nous prenons son travail à la légère. Le Monde est notre quotidien de référence, rien ni personne qui est du Monde n’est reçu ici avec indifférence. Vous avez été lue, madame, je m’en porte garant.

Dès la seconde phrase de votre texte, vous tirez le bilan de l’événement. : «Au final, écrivez-vous, une bonne soirée entre amis.» On comprend que tout ce que vous écrirez ensuite sera pour illustrer le diagnostic posé d’emblée. Cependant, il y a à la tribune qui ? pour l’essentiel, des psys et des politiques. Se connaissaient-ils avant ? Non. Il y avait heureusement BHL pour faire le passeur, car il est à l’aise dans ces deux mondes.

Vous signalez ensuite que Jack Lang n’est pas là. Si, Marie-Béatrice, il était là, au milieu de la salle, tout le monde l’a vu. Seulement, victime d’une mauvaise chute la veille au soir comme en témoignait son visage tuméfié, il avait renoncé à s’exprimer depuis la tribune tout en témoignant de son soutien par sa présence. Vous auriez eu tous les détails si seulement vous vous étiez adressé à Carole qui vous avait accueillie à votre arrivée.

Vous parlez ensuite des «centaines de personnes venues participer au Forum». Marie-Béatrice, dans une salle il y a des sièges ; ces sièges sont des unités qui sont comptées, on n’est pas dans une manifestation de rue où les chiffrages sont toujours contestés. Carole, psychiatre, psychanalyste, préposée aux contacts avec la presse, ne demandait qu’à vous apprendre qu’il y a très précisément 450 sièges dans la salle, et qu’avec les strapontins 516 personnes peuvent être assises. Carole n’aurait fait aucune difficulté à reconnaître que le nombre des présents était supérieur à 450 et inférieur à 500. Elle aurait même pu vous préciser que la partie supérieure de la salle était vide, alors que nous pensions la remplir, mais que cette déception était compensée par le fait que le nombre des médias accrédités, télévisions et presse écrite, compris presse étrangère, était très supérieur à nos attentes : 37. Avant la fin de la soirée, la liste de ces accréditations était mise à la disposition de la presse par la rédaction de La Règle du jeu.

Vous soulignez qu’un prix est demandé à l’entrée, qui est moitié moindre pour les jeunes et les chômeurs. Vous semblez trouver la chose bizarre, exorbitante. Béatrice, voyons, nous avons tenu 20 Forums à travers la France sans un centime de subvention. Les salles, les sièges, les hôtesses, et jusqu’aux petits fours que la presse a si gaillardement sifflés que cela faisait plaisir à voir, tout cela ne pousse pas sur les arbres. Cela se paye. Il est parfaitement normal que la presse qui remplit une mission essentielle d’information du public dans une démocratie bénéficie de subventions, et nous non, mais cela nous oblige à demander au public une participation aux frais. Je vois bien qu’il faudra que tout ça soit publié. Nous ferons diligence. Maintenant que nous avons eu une certaine incidence sur la campagne présidentielle, il est normal que nous soyons scrutés.

Vous écrivez dans votre style fleuri : «L’amphithéâtre regorge de psychanalystes, de patients et d’érudits» Ne pensez-vous pas que le lecteur se demandera, Béatrice, comment vous distinguez dans la foule d’aujourd’hui un analyste, un patient, un érudit. Ah ! ça, je dois dire, «l’érudit», c’est une trouvaille. Nous accueillons des érudits. Des érudits veulent nous entendre. Ce sont des personnes avec des lunettes, des livres pleins les poches et de grands gestes enthousiastes style Umberto Eco ? Dites-moi, Marie-Béatrice, dites-moi comment reconnaître et surtout comment attirer des érudits, alors que, faisant cours, je dis toujours «Emmanuel Kant, philosophe allemand de la fin du XVIIIème siècle».

Il y a quelque chose qui vous chiffonne dans l’évocation par BHL de l’idée de «Front républicain». Cela vous semble exagéré, grandiloquent, vous vous moquez. Mais votre journal tous les jours, le lisez-vous ? il parle de Front républicain, et cela ressemble en effet, à ce qui s’est esquissé l’autre soir au Forum : des gens de droite, de gauche et du centre qui se rassemblent contre l’extrême droite.

«Quelques jeux de mots, régal des Lacaniens, fusent.» Le cliché ! Obsolète. Lacan adorait les jeux de mots. Nous, beaucoup moins. On croirait que vous avez écrit votre article sans quitter votre lit, car personne n’a entendu plus de deux ou trois jeux de mots. Le «caucheMarine» s’est trouvé dans la bouche du président de l’Association Mondiale de Psychanalyse, un Catalan, mon ami Miquel Bassols, qui croyait sans doute rendre hommage à notre langue. Il ne pensait sans doute pas être descendu en flammes par le quotidien de référence pour ça.

Vous attendez, dites-vous, le débat, et il ne vient pas. Mais un Forum, Béatrice, ce n’est pas un débat contradictoire, c’est un effort de mobilisation. Là, je ne sais pas, vous étiez fatiguée, vous racontez n’importe quoi. Vous n’avez pas fait par hasard une chute la veille au soir, comme Jack Lang ?

Vous dites que je me prends pour un général. Oui, d’accord, il y a de ça. Mais l’idée que nous allions enfoncer les défenses mélenchoniennes jeudi soir et qu’ensuite le temps sera venu de bousculer les troupes en déroute, ce qui se fera au sein des familles, des réunions de copains-copines, dans les débats de la vie quotidienne, cette idée, je l’ai écrite il y a deux jours noir sur blanc dans un texto à Anna Mouglalis, et je n’étais alors galvanisé par rien, sinon peut-être par son charme et sa beauté.

J’en suis arrivé au dernier paragraphe, où BHL se réjouit que le Forum soit tendance dans les réseaux sociaux.

Béatrice, je vous laisse. Vous aussi, vous avez du charme. Et quel beau prénom ! Lacan a sur la Béatrice de Dante une phrase énigmatique : «Un regard, celui de Béatrice, soit trois fois rien, un battement de paupières, et le déchet exquis qui en résulte.» Votre regard sur nous, trois fois rien, et puis cet article. Est-il déchet ? Est-il exquis ? C’est selon.

Comme dit le Pseudo-La Fontaine, «Selon ses goûts juge la bête !»

Oh ! Macron élu ! Et bien élu. Bannissons toute grandiloquence. Eh bien, c’est une nouvelle qu’elle est bonne.