La France que veut Marine Le Pen serait peut-être «insoumise», comme elle l’a suggéré mercredi soir en martelant qu’Emmanuel Macron était, lui, «soumis» à l’Allemagne ou aux banques, mais elle le serait alors au mieux comme une province reculée des Carpates qui en trois cents ans n’aurait subi aucune influence étrangère, ou comme cette île de l’Océan Indien dont les habitants, appelés «Sentinelles», prémunis de tout contact avec quelque groupe extérieur que ce soit, continuent d’accueillir quiconque s’approcherait d’eux à coups de lance.

Aux peurs légitimes d’un peuple que trouble le désordre mondial, elle lui répond qu’il n’a qu’à se retirer du monde. Aux inquiétudes d’une nation que l’histoire éprouve par son cortège de misères et d’échecs, de massacres et de défaites, elle rétorque qu’elle peut se soigner en fuyant l’histoire. «C’est trop dur, la mondialisation», a raillé Macron pour résumer. La France de Le Pen, quoi qu’elle en dise, ne s’aime pas et face au flux de la vie, elle préfère, aigrie et vaincue, baisser le chef.

Symptomatique de ce défaitisme, la ligne étatiste adoptée notamment sous l’influence du chevènementiste Florian Philippot, d’une démagogie hallucinante et à peu près aussi ringarde que le rire par lequel Le Pen accueillait mercredi chaque phrase de son adversaire (vous savez, ce rire forcé, tantôt tonitruant, à la Robert De Niro dans Les Nerfs à vif, tantôt léger ricanement d’affectation…). Remarquons au passage que le discours économique aberrant qu’on nous a servi révèle aussi la persistance de l’influence soralienne au FN : jusqu’à 2002, Jean-Marie Le Pen se disait «économiquement de droite, socialement de gauche, nationalement français», puis le temps a passé, 2007 est venu, qui a vu Soral se rapprocher de Marine Le Pen et pousser son père que l’histoire révolutionnaire intéressait jusque-là bien peu, à prononcer à Valmy un discours qui réunisse «droite des valeurs» et «gauche du travail». «Nationalement français», toujours, mais la doctrine économique subissait ainsi, elle, un singulier infléchissement. Soral parti, c’est encore cette jonction que tente Marine Le Pen en 2012 et c’est la même tactique, radicalisée, qu’elle suit en 2017.

Seulement, outre son absurdité, le collectivisme de Philippot et de Soral a montré mercredi son peu d’efficacité rhétorique face à un Emmanuel Macron : ce discours anticapitaliste n’aura servi pendant le débat qu’à faire fuir les électeurs de droite sans convaincre davantage d’ouvriers ou d’électeurs de gauche. Ceux qui devaient rejoindre Marine Le Pen l’avaient en effet déjà fait avant le premier tour.

Le soralisme du Front National s’exprimait encore il y a quelques années, alors que le processus de «dédiabolisation» était déjà lancé, dans les piques ignobles de Philippot à Manuel Valls : «Quand même !», lui lançait-il, reprenant une antienne très appréciée au Théâtre de la Main d’Or – ce que peu de monde hélas, du moins parmi les gens «normaux», pouvait alors comprendre. Rappelons qu’il fut un temps, pas si lointain, où l’on était prêt à se réconcilier avec l’islam radical sur le dos des Juifs : tout le monde a oublié la visite de Jean-Marie Le Pen au Centre Zahra, mais les témoignages filmés qui en restent – et «Marine» était alors en parfaite symbiose avec son père – sont propres à nous faire relativiser la haine de ce parti pour l’islamisme. Quant à son combat nouveau contre l’antisémitisme, je crois que le mot qu’au soir de la bataille de Waterloo un célèbre général de l’Empire lança aux Anglais qui l’encerclaient, est la seule réponse qui convienne – et je parle de la version courte bien sûr, deux traditions existant quant au fameux «mot de Cambronne», l’une un peu plus poétique que l’autre.

On aurait d’ailleurs aimé que Macron tienne mieux tête à sa rivale lorsqu’elle a commencé à se réclamer de la mythologie gaulliste : la France était à Londres ? Pourquoi pas mais au risque de me répéter il ne me semble pas que ce soit là une opinion cohérente quand on a sauté enfant sur les genoux de François Brigneau, ancien milicien de peu échappé aux armes à la Libération, fondateur du FN avec quelques autres crapules collaborationnistes. Sans parler du pétainiste et négationniste Jalkh qui, il y a quelques jours à peine, succédait à Marine Le Pen à la tête du parti… C’est l’un de mes seuls regrets : cet aplomb méritait d’être mouché avec davantage d’acuité.

Que le Front National se dise aujourd’hui gaulliste, quand on sait la haine qu’a toujours vouée Jean-Marie Le Pen à l’homme du 18 juin, montre qu’il ne se respecte pas plus qu’il ne respecte l’histoire. Il joue, il jongle avec les faits. La vérité importe peu, l’ennemi n’a pas de visage : Macron n’était plus mercredi soir un homme mais l’incarnation d’un «système» auquel, bien que l’héritière de Saint-Cloud lui doive évidemment toute sa carrière, elle prétend avoir décidé de livrer combat. Tous les coups, dès lors, étaient permis.

Le mensonge, la calomnie, l’insinuation : l’ADN de l’extrême-droite française. On poussa Salengro au suicide à force de haine et de ragots, on prétendit que Blum soupait dans de la vaisselle d’or et qu’il était né à Sofia (un Juif alsacien !), on lui inventa même un nom, Karfunkelstein, censé effrayer les bonnes âmes, on raconta qu’il avait été exclu de la rue d’Ulm « pour inconduite », rien en somme ne lui fut épargné. On voit dès lors que, pour le coup, il n’est pas besoin de parler de « fake news » comme si l’on venait d’inventer l’eau chaude : l’extrême-droite entretient depuis toujours un rapport nihiliste à la vérité et l’abandon de l’honneur le plus élémentaire ne lui a jamais paru contraire au conservatisme moral qu’elle prétend défendre.

Vous me direz qu’en politique la fin justifie parfois les moyens. Mais de quelle fin parlons-nous ? Machiavel rêvait une Italie unie, libre et conquérante, et il déplorait d’abord les guerres, le fanatisme et les intérêts sordides qui ravageaient alors la terre des Césars. Le Front National ne désire qu’une unité régressive : son principe, loin d’exalter l’énergie du peuple, est d’arracher tout ce qui dépasse. Fiction d’un tout primordial, en deçà de la raison, de la personne. C’est l’unité de la glu et du repli. C’est aussi, partant, celle du cimetière.

Simul et singulis, telle est au contraire la fière devise de la démocratie libérale ! Ensemble et soi-même : ces mots, par lesquels les héritiers de Molière établirent la Comédie-Française, veulent dire qu’on ne choisit pas entre la société et la personne, chacune fondant l’autre, les deux se fondant mutuellement. Cette unité-là, c’est celle de l’amour – bien différent de la fusion où chaque terme se perdrait – mais c’est aussi celle de la conquête. Il n’est qu’à espérer que la France, pendant les années qui viennent, réapprenne à s’aimer et étonne à nouveau le monde : qu’elle commence par lui prouver dimanche qu’en des temps où plusieurs voient vaciller leurs convictions et leurs rêves, elle est bien la première des grandes nations démocratiques.