Mercredi dernier, Emmanuel Macron s’est rendu à Amiens, sa ville natale, et s’y est entretenu pendant près d’une heure avec les ouvriers de Whirlpool, y défendant sa «part de vérité» comme ils défendaient la leur. Cet homme, candidat à l’élection présidentielle, est venu sans se déguiser, il a parlé avec des gens dont il savait les préventions, il les a écoutés et n’a élevé le ton que pour réclamer de l’être également. Il ne leur a pas promis monts et merveilles mais les a assurés de travailler avec eux, d’organiser leur formation, de sauver dans la mesure du possible cette industrie, ce droit au travail qu’avec dignité ils réclamaient.

Ce fut là un moment unique de démocratie : sans dialogue il n’est en effet de démocratie qui vaille.

Converser veut dire bien plus que d’échanger quelques mots. Cela implique de prêter attention à la parole de l’autre, de ne pas l’interrompre, de ne pas changer de sujet inopinément, de le laisser achever son raisonnement sans craindre d’y perdre son temps, d’enfin savoir se rendre à ses arguments s’ils semblent meilleurs. L’art de conférer, comme dit Montaigne, c’est le risque de l’autre. On voit dans la vidéo de mercredi le défi relevé, petit à petit, par tous les interlocuteurs : c’est la démocratie en train de se faire, c’est une expérience, bien plus qu’une leçon.

L’unisson est le parfait opposé de cet ordre polyphonique du dialogue : celui des sites à la mode par exemple, d’Egalité et Réconciliation au bien mal nommé Osons causer, où un gourou – et l’époque a les gourous qu’elle mérite – monologue des heures durant en assenant ses raisons à un public déjà convaincu et auquel il ne donne que les moyens de l’approuver. L’art de conférer est celui de la discorde. Parce qu’à chacun sent bon sa crotte, dit encore Montaigne – citant Erasme, plus souvent drôle qu’il n’y paraît –, nécessité nous est faite, si nous recherchons la vérité, de nous décentrer : c’est une joute, et l’on n’en sort pas indemne.

Que l’on compare la prestation d’Emmanuel Macron avec les imprécations de Mélenchon mis face à un cheminot dubitatif («J’use ma vie à vous défendre !»), avec la sinistre insensibilité de Fillon devant les infirmières d’une maison de retraite lui faisant part des difficultés quotidiennes de leur tâche, avec l’attitude de Marine Le Pen surtout qui a cru le doubler en s’amusant sur le parking de l’usine auprès d’une poignée de militants et d’ouvriers gagnés à sa cause : nous ne trouvons nulle part ailleurs ce respect sans pathos de la vérité du travailleur.

Mondialisation des échanges, droit de propriété et liberté d’entreprendre d’une part, «vaincus de la mondialisation», droit au travail de l’autre. La droite raillait naguère la France qui se lève tard et qui vit d’aides : les ouvriers de Whirlpool se lèvent tôt et ne veulent que travailler mais le système leur déroberait jusqu’à cette dignité-là. Ce long échange fait droit à leurs plaintes, à leurs raisons, à leur souffrance. L’ancien ministre leur parle de risques à «prendre ensemble» et de la nécessité de sauver l’emploi en toute responsabilité. Il ne s’agit pas de serments inconsidérés, comme d’autres l’ont fait : faire croire que l’on pourrait interdire aux entreprises de délocaliser ou de licencier, ou qu’il serait possible, souhaitable, de les nationaliser, que l’on devrait fermer les frontières, se couper de l’Union Européenne, mettre fin au versement des dividendes. L’Etat n’en aurait ni les moyens ni le droit.

Le clientélisme de la candidate nationaliste n’est que «du cinéma», affirme d’ailleurs l’un des contradicteurs de Macron, un vieil ouvrier qui reconnaît bien vite que le protectionnisme n’amènerait à rien sinon à la destruction de plus d’emplois encore : le «cinéma», convenons-en, est à tout le moins partagé aussi par ceux qui ont beuglé ces derniers mois l’antienne de la lutte des classes à de pauvres gens auxquels ils n’ont pas peur de promettre la lune.

Tout au contraire donc, Macron expose sans démagogie sa volonté de baisser les cotisations afin de libérer les forces du pays et, tout en améliorant les primes pour les bas salaires, pousser ainsi à leur augmentation. Il évoque la formation continue et la responsabilité de trouver des solutions pérennes aux peurs du monde ouvrier. S’il promet une chose, il entend toujours demeurer dans la limite du raisonnable : les faux espoirs ont fait trop de mal, doit-il juger, à une classe exsangue.

Surtout, il explique combien la production et le travail français auraient à pâtir d’une privation de débouchés européens. «Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées» : le vieux rêve hugolien mérite-t-il de sombrer ? Le protectionnisme, comme Macron l’a rappelé plus tard à Arras, c’est la guerre. C’est la guerre et c’est la misère. C’est en dernier recours l’identité close, recroquevillée sur elle-même : sans commerce, point de lumières. Les produits sont faits pour s’échanger, les talents pour s’entendre.

Notre-Dame d’Amiens, cette fabuleuse bible de pierre célébrée par Ruskin et Proust, fut érigée au XIIIe siècle, en un temps où la ville dominait le commerce d’une plante alors indispensable aux teinturiers et autres coloristes : la guède, dont on tirait un pigment bleu resté longtemps fort onéreux. La façade de la cathédrale s’orne de motifs floraux lui rendant à jamais hommage : les marchands picards l’exportaient dans les Flandres voisines et en Angleterre, on vendait les draps teints sur place jusqu’en Italie. Ce chef-d’œuvre de l’architecture française témoigne ainsi de l’inscription séculaire de nos provinces dans un contexte européen et même mondial qui, loin de les écraser, a pu exalter leur génie. C’est cette foi-là qu’il est grand temps de retrouver : notre pays n’est en effet lui-même qu’en côtoyant l’univers. Son histoire, sa géographie n’en veulent pas autrement.

Mais un bien plus redoutable défi reste à relever et la rencontre de mercredi l’a montré : celui de concilier le travail et l’entreprise, d’accorder la propriété, indispensable, la créativité intellectuelle et la force des mains. Ce rêve, balayé par deux siècles de lutte des classes, fut pourtant celui des premiers socialistes : c’était l’ambition de Saint-Simon, c’était l’utopie de Fourier, ce fut toujours l’aspiration de la social-démocratie. Un certain libéralisme plus conservateur – et après tout, la France est faite des deux – s’y retrouve aussi : De Gaulle par exemple, bien malmené ces derniers temps par d’aucuns de ses épigones. Il n’est pas interdit d’espérer qu’une classe politique renouvelée, libérée de ses mesquineries claniques, y parviendra enfin. Encore faut-il, non seulement qu’elle le veuille, mais que de toutes parts l’on soit prêt à «conférer», c’est-à-dire d’abord à s’écouter.