Mussolini et ses chemises noires dans les rues de Rome ; la montée du monstre vers le Reich ; Pétain, le «Maréchal Duconno arnaquant le populo de France» ; Franco, Guernica, et la poudre et le sang dans les rues d’Espagne ; Salazar et la PIDE et les destins traqués dans les villes, enfermés dans les stades, déportés dans les îles lointaines et froides… Cet effroi-là, qu’importe sa trombine, désormais, impossible, improbable ? Cette haine ténébreuse, plus jamais, au grand jamais, royauté triomphante, établie, au cœur de nos sociétés ?

 

Parole vite dite, parole vite déclamée car, hélas, les démocraties sont, elles aussi, périssables, terrestres, mortelles, destructibles. Et à l’heure fatidique de l’effritement, de l’affaissement, tout va très vite. Le temps de comprendre, de saisir ce qui est à l’œuvre et il est déjà trop tard. On se réveille, le néant ayant depuis triomphé de la lumière, avec l’épouvante en cadence et la haine que l’on croyait fossilisée, hors humanité, sous terre, éteinte à jamais dans sa flamme, rallumée, réanimée et de nouveau, hystérique, le poil hérissé, la gueule farouche, les crocs dehors.

 

C’était hier. Et aujourd’hui ? Oui, quel est ce grondement en poussée, en bloc, en masse au fond de nos urnes ? (Re)-commencement ? L’air de l’époque ? La même fable contée et racontée, le présent expliqué et instruit, la gueule répugnante exhalant l’ombre du passé : la nation, les étrangers, les migrants ! La folle illusion nationale distribuée en tas, en solde à la ronde ; le nationalisme revendiqué comme lieu de renouveau, de gloire et de puissance.

 

Que l’aube ainsi de plus en plus grise, nous traînions au bas du lit, et tous ceux-là qui se présentent patriotes» et «vrai peuple-vrais gens», comme on se présente ennemi du reste de la planète, accompliront demain, si, par malheur, au sommet du pouvoir, ce qu’ils déclament aujourd’hui : ils démoliront tout. Avec ardeur, avec acharnement, avec détermination.

 

Et aucune illusion, aucune parade : chacun d’entre-nous sera affecté, éprouvé, frappé. Car les Roms et les migrants réduits, nul doute, la croisade sera étendue, déployée, élargie sans bordure. Il nous sera tous fait, ce qui aura été fait aux sans-importance, aux migrants et aux Roms. Au nom du peuple, la pluralité sera déclarée illicite, ennemie de la nation ; nos destins seront flanqués de cloisons et de barrières ; nos libertés tomberont, les unes après les autres comme tombent, ruelle après ruelle, quartier après quartier, les villes assiégées ; nos droits d’hommes et de femmes libres seront confisqués, bafoués ; nos vies de douceur et de tendresse ne seront plus ni funky ni java-jazz, ni habanera ni flamenco, ni rock ni Gainsbourg, mais enrégimentées, surveillées ; nous serons contrôlés, fouillés jusque dans notre intimité et agressés jusqu’au bris de notre mémoire. Notre histoire sera raturée, rééditée, réécrite. Il ne nous sera plus, alors plus du tout, permis d’être nous-mêmes : la démocratie aura glissé, renversée par l’idolâtrie du passé, jetée bas par le culte du sol. Les jours courbés, nous paierons au prix fort, et notre bavard aveuglement, et notre muette inertie ; nous paierons, pauvres candides hors-mémoire et libres de soucis, nous paierons d’avoir cru que les jours ne se dévoileront plus jamais ainsi.

 

Etrange saison. Notre destin collectif entrepris par deux néants : l’exigence d’Allah, portée en bombe dégoupillée et la flambée de cette vision du monde, remontée de l’intérieur, nauséabonde des vieux jours souffle de malheurs. Et à chaque bombe jetée dans les rues de Londres, de Paris, de Copenhague ou de Bruxelles, à chaque nouvel attentat commis par les fous d’Allah, l’extrême droite, qui enfle, qui gonfle, qui grouille, qui prend de plus en plus ventre dans nos urnes.

Et ce n’est pas tout : puisqu’il y a la Russie ; oui, la Russie aussi ; et Moscou, la nostalgie de puissance forte tête, toute soulevée. Mauvais réveil : le mur de Berlin en lambeaux, le rempart de la honte, poussière et ferrailles, l’azur semblait définitivement couronné de clarté. Nous rêvions : le monde libéré, le monde enfin, sans aucun retour possible, totalement émancipé du totalitarisme ! La liberté, sève en jets puissants sans frontières ! Naïveté. Quelle fut sans bornes notre naïveté !

 

 

La roue tournant, dans la coulée des jours, sur la route du retour, la descente, le glissement nocturne s’est fait doucement : Hongrie, Pologne, Russie… Le soviétisme défait face au soleil, le nationalisme russe imperturbable, les velléités toujours impériales, s’est remis au métier : annexion de la Crimée, partition de l’Ukraine, retour gagnant au Moyen Orient à l’occasion de la guerre de Syrie, alliance avec l’Iran, satellisation des mouvements populistes européens… Emergence d’un nouveau Komintern sans faucille ni marteau. Naissance d’une nouvelle et inédite ligue internationale conglomérant, main dans la main, les nationalistes de toutes factions.

 

Attelage singulier avec en grand homme Poutine et en slogan mondial : « Charbonnier maître chez soi ».

«Nationalistes de tous les pays unissez-vous» ? Pour quel coup commun donc ? Renverser, détruire, défaire l’Europe comme fut détricotée, culbutée l’Union soviétique ? Revanche post-Berlin pour le Kremlin ? Et pour les autres ? Pour toutes ces nébuleuses brandissant l’entre-soi et le repli sur soi comme direction vers l’avenir ? Retour à l’âge brut du temps passé ? Retour à l’anneau premier de la Nation des cellules, des germes et des gènes ? Alliance commune, même table, même lit, pour quelle voie lactée partagée ? L’urgence du combat contre le djihadisme ? Mais alors pourquoi en invité de pointe, l’Iran ; l’Iran, centrifugeuse de l’Islam politique et Etat-promoteur des thèses antisémites et négationnistes ? C’est qu’en vérité le nationalisme dans sa virulence n’a ni couleur ni religion.

 

Temps effrayant. Brume et brouillard. Rétrécissement de la pensée, rétréci l’imaginaire, rétrécie la conscience, rétrécie l’intelligence. Au commencement de tous les glissements vers la tyrannie, la même came décomposant à petit feu l’esprit : exaltation jusqu’à l’absurde de la nation, excitation et mobilisation de la peur de l’inconnu, haine de l’étranger érigée en programme de délivrance de la misère. Front national-socialiste. Mais oui. Car que disaient, en dressant les murs de la mise à mort à la chaine, les national-socialistes ? Qu’à la source des difficultés économiques du Reich était la conjuration orchestrée par de mystérieuses puissances financières liées à l’influence juive. Et que nous bassinent aujourd’hui, dans les jours de nos yeux, les nationalistes en dilatation tous azimuts sur le vieux continent ? Que l’étau, la détresse de la misère avec ses douleurs et ses humiliations ; que la misère et ses ténèbres et ses nuits blanches à compter chaque centime ; que la misère avec sa lugubre prophétie : demain sera pire qu’aujourd’hui ; que tout cela, et bien tout cela, serait de la faute de tous ces gens-là qui ne sont pas natif-natals d’ici ! Les immigrés ! La faute aux immigrés !

 

Les immigrés, fils du vent comme nous, les immigrés avec leurs valises fatiguées, cherchant désespérément l’espérance, les immigrés, étrangers et nos frères pourtant, les immigrés, hôtes indésirables, accusés de tout, coupables de tout : coupables du chômage, coupables du déficit de la sécurité sociale, coupables de la baisse du pouvoir d’achat, coupables de l’insécurité… Et vite des barrières infranchissables, imperméables, la nation est en danger ! Emile Zola à l’époque de l’affaire Dreyfus : «C’est un crime d’égarer l’opinion… C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions de réaction et d’intolérance… C’est un crime d’exploiter le patriotisme pour les œuvres de haine.»

 

«Les immigrés», «les immigrés», ces mots homélies quotidiennes qui font mal, ces mots de trop. La classification, la stigmatisation n’est plus biologique mais culturelle, mais confessionnelle. Les immigrés renvoyés à une identité définitivement figée, «génétique», menaçante ; les immigrés menace à nos traditions, menace à la «pureté de notre identité», menace à «la pureté de notre sang», menace à la limpieza de sangre…. Réfutée la même loi pour tous ; mis en cause le principe d’égalité de tous les hommes : préférence nationale d’abord, comme exigence première.

 

Marquée, tracée ainsi la frontière entre le dedans et le dehors, condamnée également l’Europe. Discours de comptoir, discours de bazar sur l’Europe. Tout viendrait de l’Europe ; tout viendrait de l’Euro ! Si nous n’y arrivons pas, c’est à cause de l’Europe ! Vision minuscule qui prépare au confinement national. Balayé le rêve commun européen et jetées aux orties la sécurité, la paix, les libertés, la prospérité apportées par l’aventure commune. Continuer à cheminer en murissant ensemble vers une Europe encore plus fraternelle, plus aimée, plus féconde, l’esprit de curiosité, de solidarité, d’entreprise, revigoré ? Non. Fange en marrée balancée sur Bruxelles figurée en puissance entravant ! A bas Bruxelles… pour l’honneur et la grandeur des nations !

 

Mais quelle serait donc cette grandeur, cette fortune, ce trésor caché, à reconquérir dans les bois d’une Europe de nouveau fragmentée, de nouveau balkanisée avec chaque nation terrée derrière sa lignée de barbelées ? La grandeur de la boue et du sang ? La grandeur des champs de bataille et des usines nationales de l’appauvrissement ? La grandeur de la guerre économique permanente entre nations désormais concurrentes à mort ? La grandeur en dressant des retranchements et en fermant les portes au monde ? La grandeur dans la terminaison de la circulation de la vie ?

 

Désigné aussi pour l’échafaud le «mondialisme» ! La faute au cosmopolitisme ! La faute à la finance cosmopolite ! A bas la finance mondiale et vive la finance nationale, avec des pièces d’argent bien de chez nous ! Et vive le patriotisme économique ! Et vive le protectionnisme ! La libération de nos peines de vie et de survie quotidienne dans l’enfermement national ? Vaste blague. Pire, bien, au-creux de ce chemin offert en horizon, la nuit qui va avec : la liberté nulle part ! Non seulement ni libertés individuelles, ni libertés collectives, ni liberté de pensée, ni liberté de dire, ni non plus liberté économique. Car le profit de la haine condamne à vivre en réalité, l’air rationné, retranché hors des fruits du monde, enchainé aux frayeurs de la pénurie et à l’occupation qui tue d’asphyxie.

 

A tous les vents, réveil manifeste de tous les préjugés culturels, de tous les préjugés confessionnels, de tous les préjugés économiques. Hier comme aujourd’hui, la même vieille rengaine nauséabonde : la haine en extase servie en remède aux troubles de l’univers qui se fissure et aux débines du temps qui se gâte. Sombre jeu funèbre, cette mauvaise pulsation offerte en ciel bleu et soleil éclatant contre les blessures de l’angoisse des jours sans espoirs. La haine comme promesse de bonheur et comme joie promise.

 

Manipulation. Propagande. Propagation insidieuse, ancrage dans les têtes du doute sur ce qui est et ce qui n’est pas. Transformation de la réalité en vaste plaisanterie. Il s’agit de déconstruire jusqu’à l’idée de réalité ; il s’agit de fabriquer un état permanent d’enfermement de chacun dans une sorte de brouillard sans issue et de détruire du coup, les fondements même de la démocratie. Car s’il est désormais impossible de s’entendre sur la réalité des faits, si la réalité n’est en définitive qu’un phénomène relevant de la fantasmagorie personnelle, si de fait aucune information ne saurait être fiable, crédible, si la politique n’est dès lors, plus qu’une piètre scène de théâtre fallacieuse, préfabriquée, si la confiance est ainsi cadavre en décomposition, la démocratie devient tout simplement impossible.

 

(Re)-commencement. Du boucan dans l’air du temps. Bourdonnement, vacarme, confusion, fureur. Au commencement de ce recommencement, quelques groupuscules bruyants, la rhétorique lyncheuse, brute, brutale, primitive, expectorant la passion haineuse en sapin de la miséricorde. A la germination de ce recommencement, des phalanges qui s’agitent et s’animent : «Aube Dorée», Jobbik, Svoboda, Vlaams Belang, FPÖ autrichien, le Front National avec les Léon Gauthier, ancien Waffen SS, les André Dufraisse, ancien de la LVF, les Victor Barthélemy, les Pierre Bousquets, ancien de la Division Charlemagne des Waffen SS, les François Brigneau, ancien du Rassemblement national populaire, parti collaborationniste…

 

L’ombre revenue de la porte par laquelle elle était venue ; l’ombre non pas comme une chose nouvelle mais comme une chose qui était là, toujours là. Et la réaction? Indifférence tranquille quasi-générale : «Ces groupuscules ? Faits insignifiants. Ces fachos portent, certes, la litière de notre sombre passé mais ce n’est que du verbe au vol rattrapé d’un cauchemar lointain. Et du reste, ils ne comptent pas ; ils sont sans écho. Aucune vague houleuse en démence à l’horizon ! Aucun mouvement de masse s’élançant à l’infini, aucun molosse se jouant de la démocratie, tel Hitler, tel Mussolini, tel Franco, tel Salazar… C’est calme, c’est paisible.»

 

Mais pressez, pressez la haine et il en giclera toujours la laideur, la fureur et le bruit. Et les mâts qui se brisent, vague après vague, campagne après campagne ; l’esprit de l’époque, lentement mais sûrement, transformé, infecté, contaminé, envouté par l’imbécile poison de la phobie de celui qui vit d’une autre respiration. La passion haineuse, dose après dose, instillée, injectée, la langue mutante, métamorphosée, la présentation plus soignée, l’alphabet, plus policé, les exécrations et les excommunications articulées calmement. Oui, cette rage fétide, morbide, répandue, désormais succès du jour et courant transversal dominant l’opinion. Et la posture voix du peuple, ces nationalistes manipulant sans scrupules les tourments et le désarroi de ceux à l’angoisse de l’époque livrés, le pied de plus en plus massif dans nos urnes.

 

Passés les matins, passés les jours, passés les années, comme résignés, comme abasourdis, on ne fronde même plus, on ne s’insurge pas ; au gré du vent et de l’actualité, on se contente de hausser les épaules, et, du bout des lèvres, l’inquiétude inavouable, ravalée, la gorge sèche, on se rassure dans ses chaussons : «Tout cela n’est pas si bien grave que ça ! Il s’agit d’un vote protestataire. Il s’agit d’une crise de croissance de nos sociétés. Leur truc ne prendra pas. Ils ne nous surprendront plus jamais dans nos libertés. Ils ne nous voleront plus nos jours, nos vies, nos libertés.»

 

Et les nouvelles, les mauvaises nouvelles qui se suivent et se ressemblent : le Jobbik passé de 2,2% aux législatives de 2006 à 20,2%, en 2014 ; l’Alternative für Deutschland en deuxième position aux législatives dans la région du Mecklembourg-Poméranie occidentale avec 22% des voix ; le «Perussuomalaiset» (Parti des Vrais Finlandais) au gouvernement ; le Ukip qui monte et le Brexit, le Fidesz du Premier ministre hongrois… Et récemment, le candidat de l’extrême droite à l’élection présidentielle autrichienne qui frôle les 50 % de voix ! Inondés de sueurs, on pousse un ouf de soulagement, on sort tambours et trompettes, on célèbre ; on se félicite comme il se doit, n’est-ce pas, de la victoire du candidat de la démocratie sauvée ! La catastrophe remise à plus tard. Vaincu le mauvais. Mais le mal … ? Le mal vraiment vaincu ? Le mal n’est-il, d’ailleurs, déjà pas trop avancé ?

 

En vérité, en vérité, on n’a pas voulu voir et on ne veut pas voir ce que l’on voit. Entêtement et refus de (re)-voir le mal dans ses re-commencements ? Dans ses survivances ? Dans ses résurgences ? Dans ses re-nouveaux ? Dans ses re-naissances ? Mémoire collective de plus en plus trouée ? En vérité, en vérité, on peut mourir de défaut de mémoire. Nous sommes déjà au sol, en attendant, à la prochaine descente de l’histoire, que nous demeurions sans sursaut, le coup de grâce et le sous-sol. Oui, le gris masque déjà l’horizon ; oui, les démocraties sont, elles aussi, hélas, périssables, mortelles. Il est temps de se ressaisir!