Parfois on voudrait tout casser, en finir avec ce monde terriblement injuste, brûler les symboles du pouvoir et dire à ses dépositaires : stop, arrêtez ce que vous faites, cessez vos discours et vos grandes leçons, tout cela est indécent. Regardez François Fillon qui monopolise la voie publique, convoque ses supporters radicalisés au Trocadéro en plein état d’urgence, pour sauver sa peau. N’incarne-t-il pas, à lui seul, la faillite du politique ? Sous l’œil des caméras, le Sarthois s’est réclamé du Général. Puis, soudain, il a tout oublié. Exit de Gaulle ! Bonjour les faits alternatifs ! Voilà l’ancien Premier ministre subitement transformé en dangereux kamikaze. On a vu Frigide Barjot fanfaronner à ses meetings, il a fait ovationner sa femme Pénélope, a cédé au refrain populiste, a imité Trump et Poutine, a entraîné son parti dans sa chute et finalement pris tout un pays en otage. Mais au moins, il l’a fait avec style : François Fillon est le premier forcené de l’Histoire à porter la veste Barbour…

Désormais, la rue suffoque puisque les égouts débordent. Le monde est « sale et pourri », au sens où Taxi Girl, Daniel Darc et les jeunes filles sataniques du groupe Orties l’entendaient. On a envie de le dégurgiter, de le gerber violemment, ce monde, puisque les hommes ne tirent aucune leçon de l’Histoire.

Tandis que les périls montent, le cirque demeure. Les smicards s’immolent. Les employés de bureau se défenestrent. Au fond de leurs fermes, les agriculteurs se pendent. Déçus mais plus vraiment dupes, les citoyens rejettent désormais le système en bloc. Le peuple est en colère. S’il vote encore, il se dirige massivement vers le FN et s’est lancé dans une vaste entreprise « dégagiste ». Au revoir Sarkozy, Hollande, Valls, Juppé, Bayrou, Duflot, Laurent : le bulletin de vote fait désormais office de guillotine.

En toute logique, le défi des intellectuels modernes revient à capter cette colère pour s’en faire le porte-voix. Dans ce contexte, Michel Onfray joue sa carte à fond. L’homme a ses atouts. Il est vif et cultivé. Il a l’air bonhomme, le faciès bougon et bénéficie d’une stupéfiante aura médiatique. Son nouvel essai s’intitule Décoloniser les provinces. Il « propose d’en finir avec le modèle jacobin, centralisateur et parisien, parce qu’il a montré ses limites ». Pourquoi pas ? Après tout, l’exercice de pensée se doit d’être un coup de fouet. Le titre est fort. Il tire son origine d’un rapport remis par Michel Rocard en 1966, « au temps où il était encore de gauche », précise Onfray. On est curieux de lire les développements du philosophe résolu à poser des mots sur la colère populaire.

Disons-le sans ambages : si le lecteur cherche un essai qui donne à penser, il en aura pour son argent. Onfray a toujours été stimulant et ce nouvel essai ne déroge pas à la règle. Problème (de taille) : sa thèse est stupide. Les constats qu’il pose ne sont jamais vraiment les bons et les solutions proposées toujours bancales. Quant il écrit et répète qu’il envie à la Suisse sa neutralité, on ricane. Lorsqu’il se lance dans un long développement sur le terrorisme qui serait notre responsabilité, à nous Français, on est désolé. Ce ne sont que des exemples. Des tirades problématiques, des conclusions hâtives et des sauts du coq à l’âne, il y en a trop dans Décoloniser les provinces pour que l’on prenne cet ouvrage au sérieux.

D’ailleurs, les choses se compliquent dès l’entrée en matière. Première phrase du premier chapitre, Onfray écrit : « J’avais à peine vingt ans et je laisserai dire à qui le voudra, parce que c’est vrai, que c’est le plus bel âge de la vie. » Pardon, mais c’est non. Si l’on commence en contredisant Paul Nizan, on se goure complètement !

Mais puisque nous nous sommes lancés dans une critique en bonne et due forme, poursuivons. Le livre commence ainsi : alors en classe de terminale, le jeune Michel Onfray, en quête d’idées fortes, découvre Proudhon. Il lit Qu’est-ce que la propriété ? dans la collection de poche Garnier Flammarion. Son cerveau bouillonne. C’est une vraie révélation ! Du fond de ses souvenirs, le philosophe quinqua exhume le lycéen touchant qu’il était jadis. Il lui laisse la plume. Le procédé est charmant mais à vrai dire, on aurait aimé lire des développements plus conséquents que ceux d’un ado enragé. Décoloniser les provinces pèche car Onfray, auto-déclaré « socialiste libertaire », pense le monde tel qu’il voudrait qu’il soit plutôt que tel qu’il est. À plusieurs reprises, sans qu’on se l’explique vraiment, il s’embourbe dans d’étranges règlements de comptes d’anciens combattants, pointant notamment du doigt les anciens trotskistes et autres maoïstes. Impasse évidente. Onfray échoue car il badiouïse sa pensée. Comment expliquer le monde en utilisant une grille de lecture avariée ? Résultat logique : à 58 ans, Onfray semble déjà avoir atteint sa date de péremption…

Docteur ès buzz, spécialiste du tweet et de la petite formule, le créateur de l’Université populaire de Caen aime à penser qu’il bâtit patiemment une œuvre. Pour écrire plus et mieux, il promettait récemment de lâcher les réseaux sociaux et de délaisser les plateaux télé. Promesse non tenue. À maintes reprises au cours des derniers mois, on a repris le philosophe la main dans le sac. Onfray se voudrait sage, il est en vérité comme Icare : il aime trop la lumière… Cette attitude humaine, trop humaine, a des conséquences inévitables. À force de développements souvent irréalistes et caricaturaux, Décoloniser les provinces prend la forme d’une longue suite d’inepties rageantes. À l’arrivée, l’essai que l’on aurait souhaité vivifiant se révèle donc inopérant. Pire : s’il profite d’un souffle indéniable, le livre est dépourvu d’originalité. De ses propos sur la Révolution française à sa critique de la classe politique suite au référendum de 2005 établissant une constitution pour l’Europe, en passant par sa farouche volonté décentralisatrice, ce qu’Onfray présente dans son livre comme des révélations a déjà été lu ailleurs mille fois.

Pourtant, dans un élan de bienveillance, l’auteur de ces lignes a voulu faire fi du torrent de critiques qui s’est récemment abattu (à raison) sur Michel Onfray. Il a voulu lui laisser le bénéfice du doute et repartir d’une page blanche. Après tout, il y a assez de cerveaux malades, de Soral, de Dieudonné, de Zemmour dans le débat public pour en créer artificiellement. On voudrait tous collectivement s’élever. Se remettre à penser. Mais Onfray empêche cela. Il nous sidère en convoquant systématiquement dans ses écrits des références suspectes pour qui sait lire entre les lignes. Les exemples sont légion. Page 97, il nous rejoue au détour d’une phrase terrifiante « le bruit et l’odeur ». On est affligé. Page 94, il tape sur Joey Starr invité par Hollande, joue au vieux con réac quand ça l’arrange, puis se lance dans un étrange éloge de l’abstention puis du vote blanc. Cela ne s’arrête pas là. Tout au long de son livre et même s’il s’en défend, Onfray reprend le vocabulaire de la droite extrême. Ultraconnoté, le mot « européiste », que l’on retrouve sans cesse dans les pages les plus dures du Figaro, de Valeurs actuelles et des ténors du FN, est utilisé à plusieurs reprises. Sans être cité, Pétain et son fameux éloge de « la terre qui ne ment pas » est omniprésent.

Peuplée de gens formidables, la province devient ainsi au fil des pages une sorte de paradis perdu, combattu par les élites. Ces mêmes élites sont traînées dans la boue par Michel Onfray. Saint-Germain-des-Prés est diabolisé, accusé de tous les maux. Paris est honnie. Lisons d’ailleurs, pour en avoir le cœur net, ce que l’auteur écrit sur la capitale : « Je n’aime pas Paris, je n’aime pas les grandes villes qui, avec leur anonymat, déshumanisent, déresponsabilisent, nihilisent, animalisent, amoralisent, criminalisent, perfidisent. » Soit la ville, siège du cosmopolitisme, décrite comme un quasi camp de concentration. Sacré retournement… Le texte se poursuit : « J’aime les régions de France – La France qui n’est pas une Idée, ce qui est la pire des idées, mais une géologie devenue accueillante par la géographie et vivante par l’histoire. Elle est donc une chair animée d’un souffle, une vie tangible et vibrante, une énergie sans cesse bruissante, une force active et puissante. Elle est aussi et surtout la terre de ceux qui l’aiment et y habitent. » Si ces lignes ne déclenchent pas une vaste et ferme réprobation, alors Onfray et sa rhétorique puante auront gagné. Et nous autres, progressistes à l’arbre généalogique parfois incertain, seront menacés.

Il y aurait mille autres choses à reprocher à l’auteur de Décoloniser les provinces. Sa timide condamnation petite-bourgeoise du Front National, réduit à un parti relativement inoffensif et coutumier des faits divers, en fait partie. Ici, Michel Onfray ressemble à ces pyromanes fascinés par les flammes qui, en jouant avec le feu, détruisent la maison qui les abrite. Suspectes, ses pulsions anarchistes sont également terriblement mesquines. Car plus la France s’enfonce, plus le philosophe caennais publie. Et plus il publie, plus il touche des à-valoir… Onfray s’enrichit donc généreusement en profitant du désarroi citoyen. On a connu meilleur ami du peuple, plus franc, plus désintéressé et moins vautour. Moins donneur de leçons, également. Car tacler à tout va, clamer haut et fort sa détestation de tout et de tous, soit. Mais se comporter en cynique, comme ceux que l’on dénonce si vertement, cela ne fonctionne plus. Rappelons que le milieu germanopratin tellement décrié par Michel Onfray se trouve être celui qui le nourrit grassement. Or, si ce dernier avait un tant soit peu de courage, s’il conformait ses actes à ses discours, il ne signerait pas ses essais chez l’éditeur rive gauche de Nicolas Sarkozy, de Jean-Luc Mélenchon et de François Bayrou. Il irait ailleurs, fonctionnerait en auto-éditeur comme le désolant mais cohérent Marc-Édouard Nabe. Il faut croire que les intérêts d’Onfray sont ailleurs…

Une fois son livre refermé, hormis l’écume, l’hystérie, les bons mots et les petites formules, on est en droit de se demander ce qui subsistera de l’œuvre du philosophe. Certainement son éloge immodéré de la province. L’auteur y habite et nous rabâche son implantation terrienne comme s’il s’agissait d’un motif de fierté. Pas un chapitre sans qu’il ne cite Argentan, Caen, les douces campagnes françaises peuplées de braves gens formidables armés de la plus précieuse des qualités : leur bon sens paysan. Pourtant, plutôt que d’idéaliser la figure du provincial, Onfray l’infantilise. Tout au long de son livre, il fait du non-parisien un véritable ahuri, incapable de prendre son destin politique en main. Un bon sauvage à sauver d’urgence. Un faible par essence… Vivre en Normandie est devenu si déterminant dans l’œuvre d’Onfray le recroquevillé qu’il s’agit désormais de son principal apport au débat. Un horizon qui dépasse tout. Aujourd’hui, Onfray c’est Caen. Et finalement, quoi d’autre ?

 


Michel Onfray. Décoloniser les provinces. Éditions de l’Observatoire, 149 pages. 15 €

5 Commentaires

  1. Votre question finale est aussi malheureuse que les propos convenus et sans intérêt d’Onfray sur Paris.
    Une caennaise, rien d’autre.

  2. Lu chez ma sœur il y a dix ans du « Traité d’athéologie » les 50 premières pages puis je l’ai refermé pour ne plus jamais ouvrir un seul de ses livres depuis car ce « philosophe » ne donne pas à penser mais il se fait plaisir.

  3. mon pauvre…Typique de la critique formatée de la bien-pensance de  » gôche »…. Aucun argument sur le fond ( dites et vous seriez plus crédible en quoi et sur quel sujet, de façon argumentée, MO a tort…On reste sur sa faim! ); de ne pas clouer Marine Le Pen au piloris avec suffisamment de conviction, voilà la preuve suprême! Ce que vous représentez est en totale déliquescence, et ce que vous déplorez avec tant de dignité effarouchée ( le vote FN), ce sont vous et vos amis qui en êtes à l’origine…

  4. Excellent commentaire.
    Finalement Onfray fait du populisme : il crée une entité « peuple » des campagnes en lui proposant un bouc émissaire, en l’occurence les élites des villes. Il y ajoute une dimension identitaire, l’appartenance à un terroir. Comme le FN…
    Le plus drôle, c’est que les lecteurs de Onfray ne sont pas majoritairement dans ce « peuple » des campagnes dont il parle sans vraiment le connaître dans toutes ses composantes, mais les élites intellectuelles gauchistes citadines (les « bobos », pour employer ce vocable méprisant mais dont la précision laisse à désirer… )