Pour mémoire, et pour raison garder. Il y a beau temps qu’on s’excite, sur la scène qu’on disait intellectuelle, et que la confusion des temps a fait une bouillie mêlée de journalisme, de sociologisme, de psychologisme, et plus sérieusement de commentarisme – par quoi il faut entendre la spécialité où, par erreur, certains identifient le parler-sur à l’art du commentaire ou de la glose, celui, que sais-je, des maîtres talmudiques, ou bien d’un Jean de la Croix, dans sa montée au Carmel (ou d’un Nietzsche jouant de son poème en aphorismes multiples et contradictoires.)

Ainsi, le journal « Le Monde »[1] nous avertit, par la voie de l’interview d’un « professeur de communication », Jayson Harsin, qui « travaille sur ce sujet depuis dix ans », de l’entrée dans un nouvel âge, qui avait déjà été annoncé par le philosophe américain Harry Frankfurt, auteur d’une fameuse doctrine – en l’espèce, de l’assomption du terme de bullshit au rang béni du concept. « Déconner » en est la traduction française ; et déconner consiste à introduire dans nos vies la post-vérité. Il n’est que de voir, d’ailleurs, la quantité de mots que consacre à ce terme l’encyclopédie Wikipedia (révélant par là, pour parler comme nos politiques[2], que le monde a été « impacté » par Internet), pour se convaincre que Wikipedia est une encyclopédie beaucoup plus intéressée par la post-vérité que par Jean de la Croix. Le bruit, censé vérifier la catastrophe de la post-vérité, est aussi assourdissant quand on parle de la post-vérité, au point qu’on en vient à se poser une question : « Si dire quelque chose sur quelque chose vise a priori à faire taire les questions sur cette chose – non par autoritarisme, mais pour se dégager des questions inutiles, tout simplement – pourquoi l’introduction du concept de post-vérité génère-t-elle un tel grouillement de considérations sociologiques, psychologiques, philosophiques, biologiques, esthétiques, j’en passe et des meilleures ?

Touchant, d’ailleurs, de voir le journal Le Monde proposer, en guise de remède, sa nouvelle grille de vérification des fake news. Il est temps, alors, de rappeler à soi-même et à ses frères humains que, par moments, la première et l’unique urgence est de s’arracher à ces êtres ni chair, ni poisson qui ondulent dans les tuyaux implacables de l’opinion, et de redevenir pour soi-même et ses amis primitif et radical.

Il n’y a pas de post-vérité parce que jamais il n’y eut, où on prétendit qu’il y en eut, la moindre vérité, ni même le moindre souci de la vérité. Confondre la vérité et les faits, et les procédures journalistiques de vérification, est en matière de pensée une bévue d’analphabète. C’est très bien, d’être journaliste, et de vérifier les faits tant qu’on veut, nous n’avons rien à dire contre ces gens. Mais tout de même.

Vérité se dit d’un effort, d’un effort d’arrachement à la symbiose intersubjective que le « nuage » que nous formons avec nos semblables, décrit par Nietzsche bien avant que quelques affolés ne s’effraient du réseau mondial, alimente à chaque instant entre nous tous, parce que nous sommes à la fois grégaires et paresseux. Dès lors, la vérité survient toujours par effraction, et n’a jamais concerné que quelques hommes qui, au moment de leur effraction, espéraient que la sortie tentée hors du nuage (ou du mycélium, qui nous cloue tous et chacun à la solidarité mortelle des opinions ; car tout de même, nous sommes plus terreux que nuageux) soit rémanente, et que de son bienfait d’autres bienfaits procèdent. Vérité se dit d’un morceau de vie où s’est élaborée un morceau de tentative. Les hommes n’ont jamais été capables d’autre chose.

Faut pas déconner.


[1] Edition du 2 mars 2017.

[2] Nouvel avatar de nos illettrés du temps jadis.

Un commentaire

  1. Évitons les procès d’intention : la page wikipedia consacrée à Jean de la Croix est aussi fournie que celle consacrée à la post-vérité. Quant à la question « pourquoi l’introduction du concept de post-vérité génère-t-elle un tel grouillement de considérations sociologiques, psychologiques, philosophiques », on peut la formuler plus simplement : « comment un hurluberlu qui balance connerie sur connerie sur Twitter peut-il aujourd’hui occuper la Maison Blanche » ? Et si l’on veut bien considérer que cette seconde question est de la prime importance pour la destinée de la planète, alors on conviendra que la page wikipedia apporte un ensemble de réponses qui, certes, valent ce qu’elles valent mais qui ont au moins le mérite d’exister.