C’est l’histoire d’un crime; c’est l’histoire d’un grand crime commis au levant du siècle – cadran 20; c’est l’histoire d’un peuple massacré.

Le siècle faisait ses premiers pas, l’équilibre tâtonnant et funambule et, Berlin aspirant routier du monde, glorifiait l’expansion et la conquête comme signes extérieurs de puissance. Et tout au bout de l’Afrique, un territoire portait déjà un nom sonnant comme une étrange extension: le Sud-ouest allemand. C’est que la terre des Hereros n’était plus la terre des Hereros; c’est que la terre des Namas n’était plus la terre des Namas; c’est que la terre de Samuel Maharero et Josef Frederiks était désormais la terre du IIème Reich.

C’est l’histoire d’un crime; c’est l’histoire d’un peuple massacré.

Et ce qui devait arriver arriva. A force d’être broyés, écrasés, piétinés jusque dans leurs cimetières, voilà les Hereros, l’existence poussière, tout-à-coup incandescents de révoltes et, les Namas, eux-aussi, le cri audace en insurrection. Finie l’obéissance ! Terminée la soumission et ses rites! Et à Berlin, colère tellurique, colère surchauffée de braise enragée, et Berlin, la menace sur les lèvres : « Comment peuvent-ils oser ? Qu’est-ce que c’est que ces gens qui n’acceptent pas d’être colonisés ? Comment peuvent-ils oser se mesurer à notre puissance, à la puissance allemande ? »

Sur les routes et sur les mers des bataillons, des troupes du Reich, la marche guerrière, dépêchés en renfort. A l’horizon, débris de chair dispersé; à l’horizon, des nappes de sang dans le sable. Car dans le regard métallique des officiers allemands, l’enjeu de la bataille est clairement entendu : le lebensraum! Oui, le lebensraum, l’espace vital! La préservation de l’espace vital allemand! Oui, déjà!

C’est l’histoire d’un crime; c’est l’histoire d’un crime commis au levant du siècle – cadran 20.

L’heure. L’heure du carnage. Des jours et des jours d’encerclement méthodique d’abord. Les Hereros encerclés. Et le général Von Trotha, la foi bombée: «Du bois dont les Hereros se servent pour construire leurs abris, ils feraient mieux de préparer des croix pour leurs dernières demeures. Moi, le grand général du puissant empereur d’Allemagne, j’envoie ce message au peuple Herero: à l’intérieur des frontières allemandes, tout homme Herero avec ou sans fusil, avec ou sans bétail, sera abattu. Je n’accepte non plus ni femmes ni enfants. Qu’ils s’en aillent ou je laisserai mes hommes leur tirer dessus. Telles sont mes paroles au peuple herero.» Ordre d’extermination daté du 2 octobre 1904, ordre rédigé à la main, commandement signé par la plus haute autorité militaire de la colonie.

La suite? La mort, rien d’autre que la mort en écho. Témoignage de Kurd Schwabe, soldat allemand présent lors des massacres: «De tous côtés de terribles scènes s’offraient à nos yeux. En dessous de rochers suspendus reposaient les cadavres de sept Witbooi qui, dans leur agonie, avaient rampé jusqu’au renfoncement, leurs corps pressés les uns contre les autres. Ailleurs, le corps d’une femme Bergdamara bloquait le chemin tandis que des enfants de trois ou quatre ans, assis en silence, jouaient à côté de son corps. C’était une vision effrayante: des huttes en flammes, des corps humains et des restes d’animaux, des fusils détruits et inutilisables, telle était l’image qui se présentait à nous.»

C’est l’histoire d’un crime; c’est l’histoire d’un grand crime commis au levant du siècle – cadran 20.

Le sort des rescapés? Tout aussi effroyable: chaines au cou comme des bêtes, pendentifs colliers de la défaite, pendentifs numérotés pour toute pièce d’identité autour du cou, les voilà jetés dans des camps de concentration. Beaucoup mourront d’épuisement; beaucoup d’autres de malnutrition. La ration alimentaire quotidienne à Swakopmund, le camp de la mort lente? Une poignée de riz cru. Témoignage d’un ancien employé du camp, publié par le Cape Argus, en septembre 1905: «Les femmes qui sont capturées et qui ne sont pas exécutées sont mises au travail en tant que prisonnières pour les militaires… Vu leur nombre, elles sont mises au travail le plus dur et si affamées qu’il ne reste plus que la peau et les os (…) On ne leur donne presque rien à manger et je les ai très souvent vues ramasser des restants de nourriture jetés par les transporteurs. Si elles sont prises en le faisant elles sont fouettées.»

Et dans le camp de Shark island, l’île aux requins, un médecin de la mort pique et dissèque quotidiennement les vivants et les cadavres. Expérience médicale, recherche scientifique! Et calvaire pour les détenus mis à contribution: obligation de faire bouillir les têtes coupées, qui d’un ami, qui, d’un parent; ensuite grattage des têtes bouillies avec des bouts de verre. Et il faut gratter, gratter, gratter les restes de peau, gratter, gratter les yeux, gratter, gratter les crânes avant de les nettoyer. Et ultime étape : mise en bocal des têtes nettoyées et direction Berlin; notamment le département d’«Anthropologie et Races» de l’Institut de la Charité. Message à ce sujet daté du 22 juin 1905, écrit par l’anthropologue Felix von Luschan et adressé à Ralph Zürn, un officier stationné en Namibie: «Connaissez-vous un moyen d’acquérir un plus grand nombre de crânes Hereros? Le crâne que vous nous avez donné correspond si peu aux images faites jusqu’ici réalisées à partir d’un matériel problématique et inférieur qu’il me semble nécessaire d’obtenir une plus grande collection de crânes pour la recherche scientifique et assez rapidement si possible.»

C’est l’histoire d’un crime; c’est l’histoire d’un crime commis au levant du siècle – cadran 20.

Etudes raciales. Trafic macabre et études raciales. Les crânes sont pesés et sous-pesés, mesurés et comparés. Il s’agit d’ancrer, de planter dans la pensée de l’époque, l’idée de races, l’idée de races inférieures et supérieures. Etudes raciales assumées: un certain Docteur Eugen Fischer, ébloui de ténèbres, rend public, avec une certaine fierté, le fil de ses recherches funèbres d’obscurité: «La musculature du visage du hottentot le place sur un échelon inférieur de l’évolution de l’espèce humaine. Il y a sans doute des différences de races.»

Le cours du temps de plus en plus obscur, Fischer publie dans la foulée, un ouvrage, au titre évocateur, «Les Bâtards de Rehoboth et le problème de la bâtardisation chez l’homme». Le peuple allemand, affirme le Docteur, est menacé de dégénérescence à cause des «méfaits» de la mixité raciale. Les théories effroyables de Fischer sur les spécificités raciales et l’hygiène raciale feront école et seront expérimentées sur les Roms et les Africains conduisant à la stérilisation forcée de centaines de milliers d’individus qualifiés de «racialement déficients.» Et en mai 1936, Fischer, en extase, rendra même publiquement grâce à Hitler qui, «en promulguant les lois de Nuremberg, a permis aux chercheurs sur l’hérédité de mettre d’une manière pratique les résultats de leur recherche au service du peuple».

C’est l’histoire d’un crime; c’est l’histoire d’un crime commis au levant du siècle – cadran 20; c’est l’histoire d’un peuple massacré.

Entre 1904 et 1908, environ 80 % des Hereros et 50 % des Namas exterminés. Et un siècle plus tard, un jour de l’an 2004, Heidemarie Wieczorek-Zeul, ministre allemande de la coopération, en visite en Namibie, manifestement émue, qui demande, à titre personnel, pardon aux Hereros et parle de génocide. Et le 30 septembre 2011, l’Institut de la Charité allemand qui remet, à une délégation de Hereros, vingt crânes de victimes conservées par le musée. Et en juillet 2015, suite à un débat sur le génocide arménien au Bundestag, le Ministère des Affaires étrangères allemand qualifie enfin de génocide les massacres commis. Et, un siècle plus tard, Shark Island, l’île de la mort, Shark Island, l’un des lieux du crime devenu, hélas, un camping touristique proposant aux visiteurs, loisirs, insouciance, bons moments et repos.

Mais au souffle du vent traversant les dunes, la voix des morts, grains de sable dispersés, fragments de mémoire, tourbillon de douleur tourmentée comme par un soleil de plomb, la voix des morts, la gorge déployée au-devant du monde, qui réclame encore et encore, de Windhoeck à Berlin, la reconnaissance officielle et solennelle du crime commis.

C’est l’histoire d’un crime; c’est l’histoire d’un grand crime commis au levant du siècle – cadran 20; c’est l’histoire d’un peuple massacré, exterminé. C’est l’histoire d’un génocide oublié.

 


Exposition sur l’extermination des Hereros et des Namas à visiter au mémorial de la Shoah jusqu’au 12 mars 2017.

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Parmi les photos et objets présentés dans l'exposition au Mémorial de la Shoah, on peut voir ce panneau d'école allemand montrant la vie des autochtones dans la colonie. (Photo : France 24)
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Une collecte de restes humaines a été réalisée par des scientifiques voulant prouver la différence hiérarchique entre Européens et Africains. (Photo : France 24)