Carmen Sigüenza : Monsieur Arrabal je crois que vous amenez à ARCO vos poèmes plastiques ; c’est bien ça ?

Fernando Arrabal : Mes poèmes plastiques sont apparus sur un plateau de  télévision. À ma surprise. Lors de ma visite à Andreu Buenafuente. Ils avaient été copiés à la perfection. Je les publie presque tous les jours de l’année sur Twitter. Avec les dimensions. Toute ma vie j’ai été et suis un peintre compulsif. Et j’envoie des lettres et des cartes arrabalesques. Parfois elles disparaissent à la poste : c’est un hommage anonyme. Quand le démon perd les clés il saute par la fenêtre. Je n’ai jamais vendu et ne vendrai jamais ni mes « Grands Tableaux du 20e Siècle »  ni le plus petit dessin.

C.S. : En quoi consistent-ils et combien en apportez-vous ?

F.A. J’ai peu d’amis peintres. Nous sommes « hacedores », c’est le mot grec. Je fais comme eux. Notons qu’ils se sont occultés et n’ont connu accueil et couronnement que post-mortem. Comme Duchamp, Man Ray, Magritte, Warhol… La terre est ronde : l’ont-ils soulevée ?

C.S. : Qu’est-ce que la peinture pour vous?

F.A. Elle est essentielle. Depuis toujours. Et aussi une manière de prendre place dans la tradition familiale. Le compagnon « admiré » de Julio Romero de Torres était mon grand-père. Mon père a beaucoup peint en prison. Une centaine de condamnés à mort. Œuvres  que j’ai aussi publiées sur Twitter. Mon frère est un excellent portraitiste ; il peint à l’huile. Le meilleur en ce domaine ? Ils ont tous eu en outre une profession. Mon frère a réussi parallèlement l’entrée à l’école de peinture de San Fernando et celle de San Javier pour les pilotes de l’armée de l’air. La même année que le pilote-et-roi Juan Carlos. Tous se sont consacrés à la peinture et ont assumé leur vie professionnelle. Pour se réveiller ils disposaient de serpents à sonnettes.

C.S. : Est-il vrai que vous avez toujours voulu être peintre ?

F.A. Surtout à Ciudad-Rodrigo lorsque j’étais en maternelle chez les sœurs thérésiennes. Avec l’admirable mère Mercedes. Au tic-tac de la pendule elle ajoutait des tonnerres. Ma famille et mon enivrante maîtresse d’école croyaient que je serais peintre.

C.S. : Quel est le pouvoir de l’artiste aujourd’hui face à un tel culte de la laideur dans tous les domaines ?

F.A. Les artistes n’ont aucun pouvoir. Ils changent le monde en créant dans les catacombes. Avec tous ces tsunamis l’artiste invente le feu.

C.S. : Est-ce que les mots parfois… Avez-vous préféré une autre forme d’expression ?

F.A. Pour écrire je n’ai besoin que d’un ordinateur. Pour faire du cinéma seulement d’une petite caméra. Et pour peindre, de pinceaux, de la colle, et des outils. C’est un monde vraiment étonnant et brutal. Si la souris était un rat elle embrasserait le rat qu’elle est devenue. Quant au théâtre je suis en train de mettre la dernière main à mon cinquième et dernier dialogue pour le 21e siècle avec « Dali-Gala », « Dali vs Picasso » , « Staline-Wittgenstein » (le plus tordant), « Cervantès-Shakespeare », « Sarah Bernhardt-Victor Hugo » (le meilleur !) .

C.S. : Vous avez connu Dalí et Picasso ?

F.A. À mon âge et comme j’étais en France ce serait difficile de ne pas les avoir connus. J’aurais dû terminer l’oeuvre cybernétique que Dalí voulait créer avec moi. Seuls les mille-pattes snobs portent des baskets de marque.

C.S. : Comme créateur, lequel préférez-vous ?

F.A. Picasso est un peintre exceptionnel quasi monstrueux et à multiples facettes. Malheureusement pendant un tiers de sa vie il s’est affilié à la peste. Quel terrible exemple pour nous tous ! Dalí a été passionné non seulement de peinture mais aussi par les différentes branches de la science : la biologie, l’astronomie, la cosmologie, etcetera. Et il a organisé et payé de ses deniers la plus cruciale  réunion scientifique du 20e siècle. Quand la ruche devient agnostique les abeilles créent un dieu.

C.S. : Vous aimeriez diriger un musée ? Qu’aimeriez-vous y mettre ?

F.A. J’en ai la nostalgie. Ceux qui dirigent ont dirigé et dirigeront n’ont pas la moindre idée (et d’ailleurs ils n’en n’ont nul besoin). Je rêve d’un musée rassemblant les 4 avatars de la modernité. Supérieur à celui de Dalí ? Dada, surréalisme, panique, pataphysique, avec les jeunes explorateurs et originaux. Bien évidemment avec ou sans musée jamais je ne vendrai un seul des tableaux que les maîtres  m’ont offerts de leur vivant. Les cannibales de la spéculation meurent empoisonnés.

C.S. : Vous êtes très lié d’amitié avec Houellebecq et lui est très critique vis-à-vis de l’art contemporain. Et vous, comment le voyez-vous ?

F.A. L’art reflète le chaos primitif. Le meilleur et le pire. Dans les profondeurs le scaphandrier myope est visionnaire.

C.S. : Croyez-vous que le marché corrompt tout ?

F.A. Il y a toujours eu de vrais amateurs et des collectionneurs que seules les cotes du marché intéressent. Les collectionneurs fidèles ne changent jamais de signe du zodiaque.

C.S. : Comment croyez-vous que les nouvelles technologies ont changé l’art ?

F.A. Elles ont changé les supports traditionnels. Après avoir réalisé sept long-métrages professionnels maintenant, avec une caméra miniature, l’unique assistance de ma fille, et un magnifique monteur je réalise des court-métrages en 48 heures. Comme « Salinger et Oona ». Et cette année (si Pan me prête vie) je réaliserai « Orwell à Londres », « Simon Leys et le Batavia » où « Strindberg à Stockholm ». Sauf le vice rien de plus excitant que la vertu.

C.S. : Jusqu’où un créateur peut-il connaître l’étonnement ?

F.A. Comme la racine carrée de moins 1. Les perroquets au langage le plus châtié parlent l’espéranto sans accent.

C.S. : Étant donné votre parcours comment voyez-vous tout ?

F.A.- Je vais avoir 85 ans et j’espère qu’apparaîtront d’autres thérésiennes qui m’enseigneront avec la grâce, l’esprit et le savoir de la mère Mercedes.

C.S. : Vous irez à Arco ?

F.A. Oui, j’irai accompagné de ma fille et ce sera un grand plaisir, si le dieu Pan me prête vie. Malheureusement mes amis peintres resteront à Paris. J’espère que lors d’une prochaine invitation nous irons tous. À cause de la crise : le divan du ministre est un sac à dos.

« La Vanguardia » de Barcelone

Thèmes