J’étais samedi matin l’un des seuls membres de la synagogue que je fréquente à Manhattan à ne pas me rendre à la Marche des femmes contre Donald Trump. Le nouveau président des Etats-Unis d’Amérique, de l’encore pour un temps première puissance mondiale, a déclenché dans la communauté juive américaine une réaction de consternation assez peu perçue, je crois, en France. Même ses membres les plus à droite, la frange orthodoxe, y ont majoritairement voté contre celui qu’ils voyaient comme un danger pour leur pays et pour le monde, nonobstant la rancœur qu’ils pouvaient nourrir à l’égard de l’antisionisme, supposé ou réel, de l’administration démocrate – et sans que la conversion d’Ivanka Trump au judaïsme ne balance à leurs yeux les inqualifiables fréquentations du père. Tous les autres, ordinairement à gauche, ont tout naturellement et en masse choisi de lui « faire barrage ».

Si j’évoque ce point, c’est que les Juifs américains, que je connais bien, sont représentatifs d’un électorat urbain, éduqué, historiquement, mémoriellement lié aux grands combats du siècle écoulé : droits civiques, féminisme, sécurité sociale, éducation des masses, libération sexuelle… Pour beaucoup d’entre eux, un rêve, celui de deux, de trois, parfois de quatre ou de cinq générations (c’est qu’ils n’ont souvent rien à envier, rappelons-le, aux Irlandais ou aux Italiens en termes d’enracinement), un rêve s’est tout simplement effondré le 8 novembre dernier. Pour ces gens, l’audace nouvelle de la droite ségrégationniste n’est pas moins anti-juive, Bernard-Henri Lévy le soulignait récemment dans les colonnes du Algemeiner, par ses valeurs sinon sa politique, que les militants de BDS.

Ce rêve dont je parle, c’était celui d’une Amérique grande et fière. La Great Society de Kennedy et de Johnson. La Nouvelle Frontière : pays de conquérants qui éblouiraient le monde de leur confiance en un destin manifeste, en la paix, en la transcendance d’idéaux établis ici et maintenant, dans la concertation et l’action concrète. En 2017 il ne s’agit malheureusement plus d’éblouir le monde mais de lui tourner le dos. Loin de vouloir rendre l’Amérique aussi grande qu’elle a pu l’être du temps de ces héros, le trumpisme veut la diminuer, la ramener au provincialisme et à l’arriération de ses premières années : Make America small again !

« For our cause is just », clamaient les Confédérés sudistes, pour eux-mêmes bien sûr, mais peut-être surtout pour dire au reste de l’humanité, aux Yankees abolitionnistes et aux Européens, qu’ils se fichaient comme d’une guigne de ce qu’on pouvait penser de leur mode de vie esclavagiste. For our cause is just, ainsi braillé sans plus d’explication, n’est que l’équivalent, en plus emphatique, d’un bon On vous emmerde, et c’est ce cri, viscéral, qu’a à nouveau poussé vendredi la foule venue acclamer le président de plastique qu’elle s’est choisie. Une foule – et une foule est par nature déplorable, quoique ses membres ne le soient pas forcément dès lors qu’on les considère individuellement.

C’est d’ailleurs là l’erreur de la candidate démocrate. N’avoir pas compris qu’il y avait parmi ces gens, dans ces Etats qu’elle a, chose impardonnable, perdus en pensant que la campagne se jouerait à New York et sur les côtes, refusant de s’y rendre et laissant donc son rival lui ravir un vote qui était précédemment allé à Barack Obama – un électorat à aller chercher, avec les dents s’il le fallait, à reconquérir coûte que coûte. Une foule à convertir en peuple plutôt que d’en humilier les membres déboussolés par plusieurs décennies d’enlisement économique, un siècle de culture de masse, et parfois deux ou trois d’obscurantisme religieux.

« La foule, écrit Hugo dans Les Misérables, est traître au peuple ». « Tueurs de la Saint-Barthélemy, égorgeurs de Septembre, massacreurs d’Avignon, assassins de Coligny, assassins de madame de Lamballe, assassins de Brune, miquelets, verdets, cadenettes, compagnons de Jéhu, chevaliers du brassard » : le poète nous désigne là pêle-mêle les foules « de gauche », révolutionnaires, et « de droite », ligueuses, cléricales ou royalistes. Ceux qui torturèrent, violèrent, dépecèrent Madame de Lamballe, princesse lesbienne ou supposée telle et haïe pour cette raison, femme surtout, victime de la furie profanatrice d’une foule obsédée par l’égalité, ceux-là ne valaient pas mieux que les monstres du 24 août 1572, que les dragons de Louis XIV, que les terroristes blancs ou, plus près de nous, que le Ku Klux Klan, que l’OAS. L’émeute est atroce, d’où qu’elle vienne : rappelons-nous qu’en russe, on l’appelle pogrom, un mot qui fait frissonner.

Le peuple peut s’insurger contre l’injustice, la foule ne connaît que l’émeute. Bien sûr, me direz-vous et vous aurez raison, ceux qui ont élu Trump, l’ont bel et bien élu, dans le respect des institutions. Mais c’est oublier que ce respect, lui n’en a cure, qu’il l’a dit et a peut-être aussi été élu pour ça. C’est oublier ces sympathisants nazis ou suprémacistes, toute cette lie de l’« Alt-Right » qui, voyant dans l’élection du 8 novembre l’accomplissement d’une promesse apocalyptique, se sent aujourd’hui pousser des ailes.

Je ne résiste pas à citer plus longuement ces lignes si vraies de Victor Hugo ; ceux qui compatissent aux souffrances de l’électorat blanc américain sans comprendre que pour souffrir, il n’en a pas moins eu tort d’écouter le Donald, devraient les apprendre par cœur, sans parler bien sûr de ceux pour qui d’avoir grandi dans une cité excuse que l’on parte asservir des populations en Syrie, que l’on y viole, que l’on y tue, que l’on y pille au nom d’un dieu sanguinaire. Les deux ne se valent aucunement, qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne pense pas et même ce contre quoi je me bats, mais les deux relèvent d’un même élan émeutier que nous devons condamner : « La Vendée, écrit Hugo, est une grande émeute catholique. […] Le branle des passions et des ignorances est autre que la secousse du progrès. Levez-vous, soit, mais pour grandir. Montrez-moi de quel côté vous allez. Il n’y a d’insurrection qu’en avant. Toute autre levée est mauvaise. Tout pas violent en arrière est émeute ; reculer est une voie de fait contre le genre humain. L’insurrection est l’accès de fureur de la vérité ; les pavés que l’insurrection remue jettent l’étincelle du droit. Ces pavés ne laissent à l’émeute que leur boue. Danton contre Louis XVI, c’est l’insurrection ; Hébert contre Danton, c’est l’émeute. » Quand Trump prétend parler au peuple, il parle en fait à la foule, mère des émeutes, ennemie du temps long du droit comme de la généreuse urgence des révolutions. Le peuple s’insurge, la foule fait des émeutes. Le peuple se choisit des juges, la foule lynche. Impardonnable le chef qui flatte la foule et oublie le peuple.

Seulement voilà, le tort, impardonnable aussi, j’y insiste, de la stratégie d’Hillary Clinton, est de n’avoir pas vu de son côté que la foule peut se transmuter, qu’il y a une alchimie de la foule, appelée démocratie, qu’on peut, qu’il faut l’élever et non lui déclarer son mépris. « Ils ne savent pas lire ; tant pis. Les abandonnerez-vous pour cela ? » interroge encore, visionnaire, l’auteur des Misérables. « Leur ferez-vous de leur détresse une malédiction ? la lumière ne peut-elle pénétrer ces masses ? » Et d’ajouter, vrai cri démocrate et le seul, aussi éloigné de la morgue aristocratique que des complaisances populistes : « Cette foule peut être sublimée. Sachons nous servir de ce vaste embrasement des principes et des vertus qui pétille, éclate et frissonne à de certaines heures. Ces pieds nus, ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres, peuvent être employés à la conquête de l’idéal. » C’est cela que Clinton a préféré ignorer. Elle l’a payé bien cher, et la démocratie peut-être plus cher encore.

Trump est le fils d’une culture massifiée, aussi éloignée de l’authenticité du peuple que de l’exigence élitaire. Le grand critique musical Alex Ross exposait en décembre dernier dans le New Yorker, reprenant avec profit l’analyse de l’Ecole de Francfort, les liens de ce populisme réactionnaire et de la culture industry. C’est la télé bien sûr, et le nouveau président s’est d’abord fait connaître dans l’un de ces programmes idiots et insultant à toute dignité. Mais c’est aussi la culture internet des mèmes et des intox, du conspirationnisme et du piratage. Et d’ailleurs l’élite car c’en est une, naïve ou cynique, de la Silicon Valley, Ross relève à raison qu’elle n’aura pas peu contribué pendant ces années de l’ère Napster au désarmement de la Culture face à la Barbarie, et donc de la démocratie face au populisme : « Traffic trumps ethics », conclut-il énergiquement.

Alain Finkielkraut a récemment souligné que Trump n’était pas seulement « un gros con » comme il a pu le dire, mais le visage encore, « en guise de civilisation occidentale », du « culte de l’avidité, la passion fatale pour les richesses soudaines, la destruction de toutes les autres valeurs que celles de l’argent. » « La nation, ajoutait-il, ce n’est pas seulement l’égoïsme sacré, c’est aussi une certaine forme de responsabilité pour le monde, et il ne veut pas l’exercer dans la mesure où il nie l’existence du changement climatique. Il est l’incarnation du rêve américain dans sa forme la plus sommaire, la plus bête et la plus vile. » Oui, cette idée de monde où se rejoignent les plus beaux élans de l’idéal socialiste et l’instinct conservateur en ce qu’il peut avoir de noble, cette idée-là, Trump et sa culture prémâchée en sont la négation en acte.

En même temps, cette ère effroyable qui s’ouvre sous nos yeux n’eût évidemment pas été possible, envisageable même, sans la faillite idéologique de la gauche américaine. Je dis américaine, mais une partie au moins de notre gauche Made in France en est très proche. J’admire Obama, sa vision, sa sensibilité littéraire, son élégance aussi, son humour. J’aurais voté pour lui les deux fois où il lui a été donné de se présenter, et deux, trois autres fois si cela avait été possible et si j’avais été citoyen américain. Il n’empêche que le monde n’est pas, loin s’en faut, un lieu plus sûr depuis que le Comité Nobel a jugé bon de lui attribuer sa récompense en 2009. Il n’empêche aussi que sous ses deux mandats une idéologie venue de l’extrême-gauche identitaire, celle des campus universitaires, originellement hostile au Parti Démocrate, aura gagné ses rangs, son discours, contaminant sa stratégie électorale, soit pour « purifier » le langage d’une élite qui s’est dès lors coupée de ceux qu’elle prétendait représenter tout en troquant la vigueur qui eût dû la caractériser contre une ridicule pusillanimité, soit, dans le pire des cas, pour armer de mots et d’images la haine de l’Occident et, paradoxalement, du libéralisme lui-même. Le politiquement correct et la radicalité la plus crue se tiennent par la main.

Ca n’est pas la faute de Barack Obama, ça n’est pas la faute d’Hillary Clinton ou de Bernie Sanders, c’est un éthos qui est désormais là et contre lequel on ne peut plus grand-chose, c’est l’air, tout simplement, que cette gauche respire.

Cela est arrivé petit à petit, au point que pour les membres de la communauté juive progressiste que je fréquente, il est par exemple normal de se battre pour le droit des femmes juives à refuser l’autorité masculine tout en manifestant à côté de pancartes où une femme voilée prête son visage à l’Amérique : Caroline Fourest et Waleed Al Husseini ont très justement dénoncé cette image odieuse. Aux Etats-Unis, leur dénonciation est inaudible, à gauche du moins. N’est-ce pas un comble ?

En vérité, cette gauche juive ne fait que refléter les contradictions du libéralisme américain auquel elle s’identifie si intensément. Elle en partage la grandeur d’âme et aussi la naïveté, les bonnes intentions comme les sauts logiques. Elle est en dernier recours solidaire de ses échecs. Songez qu’Obama se rendit l’an passé dans une mosquée de Baltimore proche de l’idéologie frériste, que des femmes manifestèrent même alors, entre autres choses, contre cet assentiment donné à leur ségrégation – alors que les pasteurs et les rabbins (ou rabbines) qu’il s’est toujours plu à fréquenter étaient comme il se devait libéraux, modernes, pro-choix et, pourquoi pas, favorables au mariage gay ! Pourquoi ce double standard ? Nulle malice, soyons-en sûrs, mais en l’espèce une certaine bêtise – et il m’en coûte, ô combien, de le dire, comme il m’étonne qu’un homme si fin par ailleurs ait pu se laisser aller à ce genre de complaisances.

Ces contradictions ne sont nulle part aussi fortes que dans le monde universitaire et estudiantin. Parfois jusqu’à l’abject. Une vidéo a beaucoup circulé il y a quelques semaines, où des étudiantes de Columbia expliquaient être favorables au remboursement de l’excision par la sécurité sociale au nom de la liberté de choix et de l’égalité des pratiques culturelles. Que la vidéo ait été conçue par des sympathisants de Trump, loin de diminuer la gravité de ces propos et leur stupidité, les souligne au contraire : ils existent bel et bien, j’en ai d’ailleurs entendu de pires. Cela révèle à quel point le phénomène Trump est aussi, au moins partiellement, une réaction face aux délires de plus en plus flagrants de l’élite « cultivée ». C’est au fond, consciemment ou non, la fin du libéralisme identitaire qui est réclamée. Dans un article qui lui a valu les réponses hargneuses d’une gauche piquée au vif, Mark Lilla, philosophe et historien qui enseigne justement à Columbia, a exposé comment le Parti Démocrate avait ces dernières années substitué au peuple une multitude d’entités, au grand rêve rooseveltien une juxtaposition de communautés qui sont finalement autant d’avatars de la foule dont parle Hugo. Les grands oubliés de cette exhaustivité mensongère, les prolétaires blancs, n’ont-ils pas alors beau jeu de se choisir en réaction, aussi bestial soit-il, celui qu’ils considèrent peut-être faute de mieux comme « l’un des leurs » ? Que nos socialistes, sociaux-démocrates et autres centristes prennent garde de ne pas imiter une stratégie à la fois perdante et immorale ! Mais j’ai bien peur hélas, au vu du résultat de ces primaires de la gauche française, qu’ils tomberont une fois encore dans le panneau.

Entre d’une part la droite dure évangélique, hostile à l’avortement et à la contraception, Betsy DeVos, Secrétaire à l’Education qui déteste l’école publique et veut laisser les fanatiques de la Bible Belt enseigner les pires billevesées à leurs gamins, Trump lui-même qui ne sait que piétiner tout ce qui élève l’esprit et le cœur, d’autre part cette gauche qui sacrifierait des libertés si durement conquises aux exigences et à la mauvaise foi d’une communauté dont elle préfère ignorer l’esprit de conquête, ce sont les minorités, les femmes surtout, nul doute, qui pâtiront en tout premier lieu du délire généralisé. Avec l’opposition de forces à ce point ineptes, les droits qu’elles auront mis deux siècles à obtenir n’en ont peut-être plus que pour quelques décennies avant de rejoindre, dans la première démocratie du monde, les utopies du passé. On peut imaginer qu’alors la nôtre, ou la suivra dans le gouffre, ou l’y aura précédée.

Le président qui fit abolir l’esclavage n’était pas démocrate mais républicain, et il fallut de longues décennies à l’électorat blanc détrôné, dévoré par le ressentiment, pour qu’il quitte le Parti de Jefferson Davis et rejoigne celui, durablement transformé, de Lincoln. Le processus est aujourd’hui achevé, Trump est le Davis de cette Amérique amère, frustrée par un système qui l’exploite et l’atomise, et qui croit devoir pour cela haïr le premier président noir de son histoire et les cercles cosmopolites de ses grandes villes. Le 8 novembre, la Confédération a vaincu l’Union.

D’un autre côté, chez ceux qui devraient lui tenir tête, qui avaient le devoir de faire gagner le rêve qu’il a mis à bas, c’est le spectre de Malcolm X qui l’a emporté sur celui de Martin Luther King. « Gold help my country », me disait les larmes aux yeux l’un de ces Juifs à la fois profondément religieux et sincèrement progressistes qu’il m’est donné de côtoyer à New York. Comme toute sa génération, cet homme vibra aux syllabes prophétiques du pasteur noir le 28 août 1963. On ne peut, à voir le désastre face auquel nous nous trouvons, que se joindre à sa prière et espérer en effet quelque secours surnaturel : il n’en faudra pas moins, je crois, pour que se relève le pays si grand jadis des Quatre Libertés.