En avril dernier, le site de La Règle du Jeu a publié une magistrale tribune de David Gakunzi concernant le rôle d’Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères durant le génocide des Tutsi perpétré d’avril à juillet 1994 au Rwanda ; un génocide qui fit un million de victimes découpées à la machette en 3 mois, avec la complicité de l’État français, ce qu’Alain Juppé dément avec constance depuis 22 ans.
Au-delà de ses déclarations sur le Rwanda, il est bon de se pencher également sur les positions passées du candidat Juppé concernant un autre génocide – impuni et toujours nié – celui qui a visé en 1915 les Arméniens dans l’actuelle Turquie en faisant un million et demi de victimes, soit les deux-tiers de la population arménienne.

En décembre 2011, Alain Juppé, alors chef de la diplomatie de Nicolas Sarkozy, avait reçu au Quai d’Orsay une délégation de l’État turc – avec la présence de l’ « historien » négationniste Yusuf Halaçoglu, membre du MHP (parti ultra-nationaliste turc) – délégation venue faire pression sur le gouvernement français pour bloquer le vote au Sénat de la loi destinée à poursuivre les négationnistes du génocide arménien.

Une loi qui – et c’est un euphémisme – ne remportait pas l’adhésion d’Alain Juppé. N’est-ce pas lui qui, le 14 Janvier 2012, déclarait dans Marianne à propos de cette proposition de loi votée en décembre 2011 à l’Assemblée nationale :

« Je me dois de dire que si ce texte devait passer, ce ne serait pas sans conséquences économiques et diplomatiques avec les Turcs. Il ne faut pas oublier que les Turcs viennent de commander 100 Airbus, qu’il y a 1000 entreprises françaises en Turquie dont Axa. J’aurai prévenu tout le monde sur les graves conséquences que cela peut avoir. Personne ne pourra dire qu’il n’avait pas été informé. »

À propos d’information, faut-il rappeler qu’Alain Juppé est à l’heure actuelle toujours membre du Comité scientifique de l’Institut du Bosphore, think tank financé par la TUSIAD (le MEDEF turc), dont les actions les plus marquantes consistent à empêcher que le négationnisme frappant le génocide arménien ne soit pénalisé dans notre République ?

Fin 2011 et début 2012, cet Institut du Bosphore avait mené en France un lobbying intense auprès des parlementaires français pour que ces derniers saisissent le Conseil Constitutionnel et que la loi votée au Parlement et au Sénat pour poursuivre les négationnistes soit invalidée avant sa promulgation. Mission accomplie en février 2012.

Auparavant, en novembre 2011, Alain Juppé avait déclaré à Ankara :

« Concernant les événements de 1915 – ce que le Parlement français a reconnu comme le génocide contre les Arméniens –, c’est une question extrêmement difficile, j’en ai bien conscience. (…) Nous savons que cette période est très douloureuse pour la Turquie, pour les Turcs, mais aussi pour les Arméniens. »

Notons tout d’abord la gêne évidente d’Alain Juppé qui se cachait derrière la décision du parlement français de 2001 pour qualifier de génocide les événements de 1915.

Mais surtout, celui qui était en 2011 le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Fillon avait donc estimé que cette « période » [1915] avait été, en priorité, très douloureuse pour la Turquie et pour les Turcs…

C’est là une révélation pour tous ceux qui n’avaient pas perçu à quel point il était atroce pour l’État héritier de ce triple génocide (arménien, assyro-chaldéen, grec pontique), de persister à le nier depuis 100 ans, non seulement dans les frontières de la République de Turquie mais aussi au sein de toutes les instances internationales, de continuer à jouir du fruit des confiscations colossales, de s’acharner à faire des Arméniens la cible de la haine raciste la plus abjecte, de continuer à vénérer Talaat Pacha, le « Hitler » turc dont le mausolée qui trône à Istanbul exprime si bien la douleur que « 1915 » cause à la Turquie…

Que l’on se rassure cependant, dans sa grande compassion, Alain Juppé avait conclu sa phrase en concédant que « cette période » avait également été douloureuse « pour les Arméniens ». Aurait-il imaginé proférer des assertions du type : « La Shoah a été très douloureuse pour les Allemands. Mais aussi pour les Juifs » ? Ou dans un registre de droit commun : « Ce viol est très douloureux pour le violeur. Mais aussi pour la victime »; « Cet assassinat est très douloureux pour le meurtrier. Mais aussi pour les orphelins que laisse la jeune mère assassinée » ? Il est vrai que – pour les Arméniens – il ne s’agissait « que » de l’effacement d’une nation entière sur ses terres historiques. Visiblement, ça change la donne, mais pas dans le bon sens. Les affaires sont les affaires.

Lors de cette conférence de presse, Alain Juppé avait également repris « à son compte, comme si elle allait de soi, une des propositions les plus pernicieuses du négationnisme turc », en annonçant que Paris serait prêt à abriter une commission historique arméno-turque, chargée de déterminer la réalité du génocide arménien…

Par ailleurs, et pour en revenir au think tank turc que le candidat Juppé n’a toujours pas quitté, une question se pose : un homme politique qui brigue un mandat présidentiel peut-il être membre d’un organisme financé par les hommes d’affaires d’un État étranger, non-membre de l’Union européenne? Qui plus est aujourd’hui, quand cet État, la Turquie, se révèle – encore une fois dans l’Histoire – sous son jour le plus noir ?
La dictature policière et répressive d’Erdogan – qui bâillonne les médias indépendants, emprisonne les opposants, les journalistes, les écrivains, opprime les défenseurs des droits des minorités ethniques et sexuelles, kurde, arménienne, alévi et LGBTQ, alimente l’antisémitisme et le racisme envers les minorités non-turques, bombarde et rase les villes kurdes du sud-est anatolien dans une effroyable politique d’épuration ethnique, en prétendant lutter contre Daech (allié objectif de la Turquie contre les Kurdes) – est-elle moins odieuse que celles de Poutine et d’Assad que M. Juppé se félicite de critiquer ouvertement ?

Le deuxième cheval de bataille de l’Institut du Bosphore cher à Alain Juppé est le lobbying en faveur de l’adhésion turque à l’Union européenne.
Après avoir affirmé qu’il ne partageait pas le souhait du think tank turc de voir intégrer la Turquie dans l’Union européenne, Alain Juppé répond en ces termes à la question « Êtes-vous pour l’adhésion de la Turquie à l’UE ? », posée ce mois-ci par les NAM (Nouvelles d’Arménie Magazine) : « Non, clairement non, et je n’ai jamais varié ».

Vraiment ? Faut-il rappeler qu’Alain Juppé et Jacques Chirac avaient fait de cette adhésion turque un axe de l’action diplomatique de la France ? Qu’ils étaient devenus les principaux avocats de la cause turque en Europe ? En tant que ministre des Affaires étrangères du gouvernement Balladur, Alain Juppé avait même été l’artisan du Traité d’union douanière signé début 1995 entre l’Europe et la Turquie, un traité qu’il avait imposé à la Grèce et à une partie des députés européens et des socialistes français. Il n’a « varié » sur ce thème qu’en avril 2004.

Dans le même entretien donné aux NAM, Alain Juppé explique sa présence au sein de l’Institut du Bosphore par son désir de « préserver des instances de dialogue avec les Turcs de bonne volonté ». « Je pense en particulier au Prix Nobel Orhan Pamuk » explique-t-il.

Présenter un organisme du patronat turc, en pointe dans la négation du génocide arménien, comme une « instance de dialogue » avec l’écrivain Orhan Pamuk qui a été poursuivi en Turquie pour « insulte à la nation turque » après avoir déclaré en février 2005 dans un hebdomadaire suisse « Un million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d’autre que moi n’ose le dire », relève d’une contorsion acrobatique de haute voltige. Chapeau l’artiste.

Une performance qu’Alain Juppé vient de renouveler à quatre jours du second tour des Primaires de la droite et du centre, en adressant une lettre officielle au Primat du Diocèse de France de l’Église apostolique arménienne, pour lui présenter sa (dernière ?) « position sur les sujets qui occupent les Français d’origine arménienne ». Faut-il préciser que ses soudains « engagements de coeur » et ses promesses tardives et justifications laborieuses, peinent à convaincre les nouveaux « amis » qu’il se cherche ?

Fort de ses accointances avec les cercles du pouvoir turc, et pour illustrer ses « pensées particulières » pour les écrivains turcs, Monsieur Juppé serait mieux inspiré et plus crédible, en s’engageant dès aujourd’hui en faveur de la libération de la célèbre romancière turque, Asli Erdogan (qui n’a aucun lien familial avec son triste homonyme), maintenue en prison depuis août 2016 : Asli – comme de nombreux autres intellectuels de Turquie – risque la perpétuité du fait de sa soi-disant « appartenance à une organisation terroriste », accusation que lui vaut le fait d’avoir collaboré avec le journal prokurde, Ozgür Günden.

À tout le moins, pour parfaire sa récente et plaisante posture progressiste, Alain Juppé devrait signer la pétition multilingue, Free Asli Erdogan, que chacun devrait rejoindre sur Change.org.

Au vu de ses relations passées avec les génocidaires hutu et les réseaux diligentés par l’État turc, on comprend que laisser les négationnistes pan-turcs s’exprimer en toute liberté n’ait pas, jusqu’à présent, posé de problème de conscience à Alain Juppé.
Le candidat à la Primaire de la droite et du centre aime à se présenter comme un homme consensuel et tolérant. Souhaitons que sous son éventuelle présidence, le négationnisme ne soit ni consensuel ni toléré.

Un commentaire

  1. Superbe article…on ne construit rien de bon sur les ossements de peuples innocents…et si Juppé pense que les intérêts Economiques de la turquie dépassent les valeurs humaines,qu’il ne s’étonne pas d’être répudié par son peuple… !!!