C’est la deuxième fois qu’il m’est donné d’adresser un texte à La Règle du Jeu.

Et c’est, à nouveau, pour évoquer un sujet qui se trouve être au cœur de l’Etat de droit et concerne les libertés de chacun d’entre nous.

A l’aube du vingtième siècle, Maurice Barrès publiait un essai qui fit date : La Grande misère des églises de France.

Eh bien on pourrait, cent ans plus tard, évoquer en termes semblables « La Grande misère de la Justice française »…

Le Garde des Sceaux lui-même parle d’une Justice sinistrée, et en état d’urgence absolue. Un seul chiffre : chaque Français consacre soixante euros d’impôts à la Justice de son pays, les Allemands le double, les Suisses trois fois plus. L’institution a mauvaise presse : lenteur des actions en justice, Greffes et prétoires submergés.

Les avocats – sauf le sien, pour ceux qui en ont un… – ne recueillent guère davantage de suffrages. On n’en est pas tout à fait revenu aux temps de Daumier et de ses caricatures féroces d’hommes de robe aux allures balzaciennes. Mais la profession est décriée. Et les ténors du barreau de la génération précédente qui firent, après tant d’autres, la gloire de la profession font figure de souvenir.

Signe des temps : il y avait jadis, au Palais de Justice de Paris, à l’ombre de la Sainte Chapelle, une Buvette pour les avocats, comme il y en a une à l’Assemblée Nationale. Elle a été supprimée.

Restait un Vestiaire où ils revêtaient la robe, échangeaient entre confrères, recevaient leur courrier : dans le nouveau Tribunal de Grande Instance qui s’élève, majestueux, solitaire, dans le quartier des Batignolles, il n’y a plus de Vestiaire. Tout un symbole.

Hier considérés comme de précieux auxiliaires de justice, ils sont aujourd’hui traités comme des usagers ou des fournisseurs.

Le droit français qui, avec le Code civil, rayonna en Europe et qu’adoptèrent les jeunes nations, jusqu’à la Chine contemporaine, est partout en bute au droit anglo-saxon, de plus en plus souverain dans la sphère des affaires.

Les sites de conseil et de technique juridiques les plus divers, les opérateurs privés, se multiplient sur Internet avec leurs logiciels de prédiction qui offrent analyses toutes faites, jurisprudence sur mesure. Souvent, à l’heure de la fracture numérique, il devient plus simple, et plus avantageux, de se faire le conseil et le défenseur de soi-même. Quand Google se fait avocat, la réponse de l’avocat est associée à celle d’un algorithme.

Et, en même temps, ce paradoxe : la profession d’avocat, si elle traverse une crise morale, si elle s’inscrit dans la crise générale d’un Droit qui est de moins en moins compris comme un instrument de civilisation et de paix sociale, attire toujours : en vingt-cinq ans, en France, le nombre d’avocats a doublé, pour atteindre soixante mille.

C’est cette profession en croissance en même temps qu’en péril, c’est ce beau métier que je pratique et exerce depuis trente ans, que j’ai entrepris de défendre aujourd’hui en me portant candidat aux élections au Batonnât de l’ordre des avocats du barreau de Paris.

Cette élection professionnelle entre gens de bonne compagnie prend, aujourd’hui, un tour politique, tandis qu’avec l’état d’urgence indéfiniment reconduit et le projet de fichage généralisé de tous les Français, l’Etat de droit, les libertés individuelles et publiques reculent devant le tout-sécuritaire ambiant.

Le fichier S s’enrichit chaque jour sans qu’un juge judiciaire, seul garant des libertés individuelles, puisse en connaître et en débattre.

Assimilé à un instrument de dissimulation et de fraude, le secret professionnel est de plus en plus battu en brèche et les échanges téléphoniques entre un client et son Conseil ou défenseur sont, à l’occasion, écoutés.

De même, le conseil en optimisation fiscale est universellement suspecté de frôler l’infraction pénale.

Et ne parlons même pas du scandale de l’aide juridictionnelle gratuite que les avocats – et c’est l’honneur de notre Ordre – assurent avec compétence auprès des justiciables démunis : elle prend, par les temps qui courent, une allure de pure aumône.

Les avocats doivent s’engager dans les débats républicains et témoigner de leur utilité publique. Ils l’ont fait par exemple cette année, avec « Avocats Debout » qui, place de la République, dispensait des consultations militantes aux organisateurs spontanés de cette prise de parole collective. Ils sont intervenus sur la question des licenciements, des saisies ou des droits d’auteur, sur le droit fiscal, sur la coupure par YouTube des diffusions de Nuit Debout. Eh bien la démarche était belle. Il y avait là, par-delà les options politiques des uns et des autres, une façon de renouer avec la grandeur de la Profession. Et c’est dans cette direction qu’il faut aller.

La Justice est une priorité démocratique, et les avocats sont, avec les magistrats, ses meilleurs garants. Le Bâtonnat est une des petites digues qui, dans une société en voie de radicalisation et d’intolérance, font barrage au délitement des libertés, et viennent en défense du bien commun : l’égalité d’accès à la Justice, la sécurité juridique et la force du Droit au service de tous. C’est pourquoi cette élection est, à mes yeux, si importante.

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