« Ce ne sont pas des subterfuges pour éviter de regarder la Mort en face qui la détourneront de nous. »
Olivier Rolin, Le Monde, 19 novembre 2015

Un spectre hante l’Occident : le spectre du Chico marxisme. « Mais enfin, je vous ai vu de mes propres yeux ! », s’écrie Margaret Dumont dans une scène classique de La Soupe au canard des Marx Brothers. « Eh bien, qu’allez-vous allez croire, lui rétorque Chico Marx, moi, ou vos propres yeux ? »

Pour la gauche, c’est une affliction qui va et vient ; on ne peut pas l’éliminer de manière définitive et elle a tendance à se réveiller aux pires moments… Un peu comme l’herpès (paraît-il). Au siècle dernier, les purges camaradicides et les massacres génocidaires orchestrés par Staline ont longtemps bénéficié de la complicité criminelle des dévots atteints de Chico marxisme qui, en même temps, traitaient Orwell et autres Koestler comme des lépreux lorsqu’ils tentaient de faire part de ce que leurs propres yeux leur disaient : le roi n’était pas seulement nu, c’était également un boucher. Enfin admise, la vérité des monstruosités soviétiques n’a pas suffi à empêcher une autre éruption de Chico marxisme vers la fin des années 1970, lorsque la rumeur d’un bain de sang au Cambodge commençait à circuler et que Noam Chomsky et Edward S. Hermann, entre autres, couvraient de leur mépris tout laquais de l’impérialisme qui avalait cette propagande anti-Khmers rouges.

 

Dans les années 1990, cet activisme réfractaire aux faits a resurgi avec les sorties idiotes de plusieurs intellectuels de la gauche régressive cherchant à légitimer, voire à nier, le carnage fait au nom de la grande Serbie. Toujours retranché en première ligne, M. Hermann a qualifié le foin fait autour du « massacre de Srebrenica » – ses guillemets, bien entendu – de « plus grand triomphe de propagande à émerger des guerres des Balkans », alors que Jean Baudrillard a postulé que les USA auraient initié la guerre de 1999 afin de débarrasser l’Europe de ses Musulmans. L’OTAN bombardait, expliqua-t-il aux lecteurs de Libération, uniquement pour pousser Slobodan Milošević à faire le sale boulot à leur place, à se dépêcher de finir au Kosovo le nettoyage ethnique commencé en Bosnie (où 3 515 sorties de l’OTAN contre 338 cibles – Baudrillard n’avait peut-être pas entendu parler de cela – avaient contribué à défaire les avancées serbes en 1995 et à achever cette guerre-ci). Et comment oublier Jean Clair, alors directeur du Musée Picasso, qui établissait un lien entre ces bombardements et la destruction de Guernica par les nazis ? Ou Peter Handke et Harold Pinter qui, eux, allaient se battre bec et ongles pour leur despote fétiche jusqu’à sa mort en 2006 à La Haye et, pour Handke, jusqu’à l’enterrement même de Milošević chez lui à Požarevac.

 

Du côté des USA, j’ai l’impression que le « raisonnement » anti-factuel, bien qu’il ait toujours existé, est peut-être le plus grand défi qui se pose à la démocratie américaine aujourd’hui. La menace communiste n’a jamais réussi grand-chose dans mon pays, ayant surtout, au moment de son apogée, gaspillé énormément d’énergie et de bonté dans la poursuite d’un but inatteignable qu’un faux émancipateur et ses agents faisaient miroiter aux adeptes de la lutte finale aux États-Unis comme ailleurs. Avec le retour de bâton anti-communiste et ses chasseurs de sorcières, sans parler de la douloureuse difficulté qu’on avait à achever enfin le dernier chapitre de la longue marche vers la citoyenneté des descendants des esclaves, l’avenir du pays ne semblait pas tout à fait radieux, et le Viêtnam, l’affaire du Watergate et les années Reagan nous guettaient encore. Pourtant, nous sommes arrivés jusqu’au nouveau siècle plus ou moins intacts et nous avons même réussi à élire président un homme de couleur extraordinairement doué. Le pays a perduré, mais la technologie (Internet !) qui avait contribué à porter Barack Obama jusqu’à la Maison Blanche – la définition même d’un miracle – alimente allègrement aujourd’hui la désinformation.

Il y a toujours eu des contempteurs des faits parmi nous. Ma grand-tante Olive prétendait que Roosevelt avait « fait exprès de laisser les Japs attaquer Pearl Harbor », et j’ai le souvenir d’une babysitteuse âgée nous disant que chacun des quatre Beatles portait une perruque parce que « avec ces cheveux longs, leurs épouses ne les laisseraient jamais rentrer dans leur maison ». À l’église, tout m’a semblé fictif, mais j’ai fini par comprendre que la doctrine luthérienne était avant tout métaphorique, voire gentiment poétique à l’occasion. On ne croyait pas vraiment que le monde avait été créé en six fois vingt-quatre heures, on laissait cette fable aux fondamentalistes. Aujourd’hui, je me demande si la crise de la vérité aux États-Unis ne doit pas quelque chose au conditionnement évangélique qui a ramolli tant d’esprits américains, les préparant ainsi à avaler des hypothèses de plus en plus aberrantes.

Une rencontre avec la femme de l’un de mes cousins a tiré une sonnette d’alarme. Cette ancienne professeur d’espagnol du Minnesota m’informa sereinement qu’Obama devait son élection en 2008 au soutien financier que le Hamas lui avait accordé. Si c’était vrai, s’il était vraiment redevable aux islamistes, lui ai-je demandé, pourquoi avoir tué Ben Laden par la suite ? La réponse lui brûlait les lèvres, avant même la fin de ma question : lorsqu’Obama avait rencontré Bush pour faire le point sur la transition, m’a-t-elle affirmé, le président sortant avait « réussi à toucher le cœur » du nouvel élu. Ah…

L’alarme avait sonné, bien sûr, mais j’ai appuyé sur le bouton snooze, prolongeant ainsi mon répit, jusqu’à ce que je reprenne contact avec une amie de Los Angeles, une ancienne coiffeuse fêtarde avec laquelle la pratique de la téléphonie en état d’ivresse à trois heures du matin (ici) et dix-huit heures (chez elle) était permise. Mais là, la fêtarde m’a appris que le 11 septembre avait été un inside job, que le quatrième avion ne s’était jamais écrasé en Pennsylvanie, que ses passagers avaient été kidnappés et… Saloperie d’Internet ! Je pense me souvenir, malgré le brouillard de désespoir qui nappait alors mes sens à la fin de cette conversation révélatrice, qu’elle m’a également dit que, bien qu’elle n’ait rien contre les Juifs, Les Protocoles des Sages de Sion soulevaient des points intéressants…

Et boum, nous voilà en 2016, et le maître absolu du mensonge pour toute occasion – des craques spectaculaires qu’il crache comme il respire – écrase la compétition des primaires du Parti républicain. Donald Trump s’était fait les dents en 2011, en soutenant sans la moindre preuve qu’Obama n’était pas né aux USA, pas né citoyen américain et qu’il n’avait donc pas le droit, selon la Constitution, d’occuper la plus haute fonction de la nation. Aujourd’hui, ses affirmations insensées pleuvent de manière quasi quotidienne tandis qu’une bonne partie de son électorat semble même admettre que, de sa folie birther à sa maîtrise risible de l’histoire américaine et de détails aussi pertinents pour une campagne présidentielle que le taux de chômage – « c’est peut-être 42% maintenant » –, le candidat républicain ne fait qu’inventer des trucs. Ces gens lui font confiance plutôt qu’à leurs propres yeux simplement parce qu’ils ont envie de croire les trucs qu’il invente.

À suivre…

Un commentaire

  1. Si nous exigeons des démocrates syriens qu’ils combattent deux dragons à la fois, il est juste que, de leur côté, ils nous somment de leur en donner les moyens. Et peut-être, d’abord, quelque chose de substantiel en échange du courage, que dis-je, du consentement au sacrifice à défaut duquel la Syrie Libre ne serait qu’un tour de vice. Une récompense qui leur prouverait qu’on ne se fout pas d’eux comme, par exemple, un strapontin au Conseil de sécurité sitôt acté le renversement de toutes les tyrannies.
    «Pour ma part, je trouve tout à fait normal que nous hésitions à larguer nos Soldat Shalit en zone disculpée. En revanche, qu’est-ce qui nous empêche de neutraliser en vol les assassins d’une soldate kurde?»
    Si l’on souhaite réellement aider un petit con à couper la chaîne d’irresponsabilité au bout de la quelle il balance entre le pire et le meilleur : 1) éviter de banaliser sa rhétorique négationniste omnidirectionnelle; 2) éviter de reproduire sa rhétorique négationniste omnidirectionnelle. Des fois qu’on l’entendrait si inconséquemment magnifier le mal, une kalach dans le dos, retourner la chair compatriote contre l’encas social.
    «Mais ce ne sont pas des ordres! Ce ne sont là que quelques notes, que je vous donne bien volontiers.»
    Si, sur les quais de la croissance verte, les burkinistes ne partagent pas les mœurs des salafistes saoudiens, leur transgression équivoque n’en procède pas moins d’une seule et unique constante idéologique. Baisser la garde face aux roueries de la sainte piraterie reviendrait, pour la République, à se rendre, à tout le moins, complice d’une forme de reptation des consciences lentement acheminées vers le plongeoir d’une piscine vide.
    «Serais-je en train de me suggérer la création d’un Cap d’Agde salafiste?»
    Si, je me l’accorde, un traditionalisme tiré à quatre épingles considérerait comme une profanation au cube le fait que des femmes pures et impures aillent mêler leurs destins dans un même bain souillé par la présence d’une meute de guerriers en stand-by que leur intrusion dans le cryptoharem aurait rendus impies, la République ne saurait pour autant traiter la question du fondamentalisme religieux comme elle traite celle du naturisme qui, en principe, ne contredit en rien l’État de droit.
    «À ceci, je ne peux qu’acquiescer. À ma connaissance, il n’existe pas de contre-indication relative à l’observation des droits fondamentaux dans le plus simple appareil.»
    Si c’est tout sauf la droite, ce sera tout sans cette gauche qui court se planquer derrière la Caverne badiousienne au moindre retentissement du tocsin laïque. L’une des grandes avancées opérées par le dernier quinquennat est de nous avoir épargné une trierweilade avec le couple de l’exécutif. Et donc, éviter de laisser passer le numéro 1 du Gouvernement pour un social-traître lorsqu’il affronte, d’un côté, une Petite Bête qui monte et, de l’autre, une fabrique d’ouvre-boîtes pour quenellistes revanchards.