« La mode avance par le scandale. Industrie amorale, stupéfiante, débauchée, capricieuse, cinglée, elle cultive l’opportunisme, elle adule les divas, elle se fiche de l’éthique, elle est plus capitaliste qu’un banquier. Elle adore les embrouilles, elle adore transgresser. »

Voici en trois phrases le phrasé et le style Loïc Prigent. Une écriture précise et moderne qui file qui fonce et paraît sans cesse s’échapper. Une façon de dire l’époque et de la décrypter, de la mettre en boîte, de la toiser. Une manière de mettre des mots sur une inextricable fuite en avant, pareille à une quête du Graal sans cesse réactivée. Laquelle au juste ? La sainte besogne des créateurs. Celle d’Albert Elbaz et de Karl Lagerfeld, d’Olivier Rousteing et de Jacquemus, d’Hedi Slimane et d’Isabel Marant, tous résolus à capter l’air du temps, à le retranscrire par le vêtement, parfois à le devancer.

Ce petit monde fascinant, Loïc Prigent le magnifie tout autant qu’il le ridiculise. Sa fonction ? Tailler des costards, habiller pour l’hiver… Et pour l’été. Dans ses documentaires, il raconte la vanité. Il montre la folie, le génie, la médiocrité. Le résultat ? On le connaît. Un travail salué par la critique. Des films, pour Canal+ et Arte, qui constituent autant de petits bijoux savamment montés, éclairant la beauté du travail des stylistes. De la jupe que l’on pensait anodine au désarroi qui se cache parfois derrière une ultime collection, chez Prigent, c’est simple, tout fait sens. On est au delà de la simple chronique de mode.

Depuis quelques années, notre homme twitte. Beaucoup. En cent-quarante signes, il rapporte consciencieusement tout ce qu’il entend en marge des défilés. On dirait un paparazzi, sauf que lui ne vole pas, il magnifie. L’affaire a commencé doucement. Le journaliste savait-il dans quoi il se fourrait en créant son double virtuel ? Rien n’est moins sûr… Trois années plus tard, on le retrouve, toujours aussi discret, même allure de grand dadais, même pulls à cols ronds et mêmes montures de lunettes harrypotteriennes. Prigent pas bling au dehors mais brillant au dedans… A quarante-trois ans, il est au sommet de la courbe de la hype. 200 000 followers le suivent sur Twitter, les branchés se régalent de ses mots d’esprit. L’auteur/journaliste/réalisateur a réussi un tour de force : rendre le réseau social honni par Yann Moix littéraire ! Oui, Prigent en 2016, c’est La Bruyère ! Ses tweets ? Autant de Caractères livrés en 140 caractères… Ceux-ci se retrouvent justement compilés dans un livre, J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste, publié chez Grasset. Sans aucun doute le livre le plus revigorant de cette rentrée littéraire. En introduction, le natif de la petite commune de Plouescat, en Bretagne, explique :

« La joie de la mode, c’est son aspect hors sol, on se toilette jusqu’à l’extase, on lâche toute notion de réel comme un lest inutile. Ici, le normal banal n’existe pas. Le plus artificiel le mieux. Le renouvellement passe par la négation de ce qu’on pensait il y a cinq minutes. »

Voilà. Derrière la casquette, un La Bruyère contemporain pointe le bout de son nez. L’auteur du XVIIème siècle est d’ailleurs convoqué dès la première page. On se plaît alors à replonger dans les Caractères originaux comme on le faisait à l’époque du lycée, lorsqu’il n’y avait que les lettres qui comptaient. Qu’y redécouvre-t-on ? Toute une partie, la XIIème sur la table des matières, consacrée à… La mode ! Et déjà cette forme littéraire brève et tranchante, déjà, cet exposé des travers humains et des raffinements de la haute société, tournés en ridicule. Un exemple : « N… est riche, elle mange bien, elle dort bien ; mais les coiffures changent, et lorsqu’elle y pense le moins et qu’elle se croit heureuse, la sienne est hors de mode. » C’est cruel, tellement cruel… Ca ressemble à « Elle est malade ? – Non, c’est le maquillage. » Ou encore ; « J’ai vu Catherine Deneuve fumer sa clope dans le restaurant alors j’ai allumé la mienne mais moi ils sont venus me demander de l’éteindre. » Un dernier ami lecteur germanopratin, rien que pour vous : « Elle va manger au Flore, ça lui donne l’impression de lire. »

Raconter ainsi les privilèges et les envies qui brûlent, cela tient du génie.


Du 26 septembre au vendredi 7 octobre, sur Arte, Catherine Deneuve se fera l’interprète des pépiements de Prigent.

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