Il y a eu le discours du président de la République au Vatican. Puis ses déclarations de Riyad. Puis telle petite phrase suggérant la possible révision de la loi de séparation de 1905 ou telle déclaration d’une conseillère sur le nécessaire assouplissement de la législation antisectaire. Alors ce n’est pas le lieu, ici, de la polémique. Mais je ne suis pas fâché, c’est vrai, que l’occasion me soit donnée de revenir au fond des choses et d’énoncer, devant vous, sans être, comme vous le savez, des vôtres, les quelques grands principes que je tiens pour les prolégomènes de toute laïcité passée, présente ou à venir.

 

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La première chose que je veux dire, c’est que la laïcité est un principe chrétien. Oui, cela peut sembler bizarre de dire cela ici. Et j’imagine que sursauteront tous ceux qu’encombrent les lieux communs sur le laïque bouffeur de curés, athée, haïsseur de toutes les religions ou, comme disait Joseph de Maistre, théophobe. Mais c’est, pourtant, la réalité. Le principe fondateur, c’est un chrétien qui l’a posé. C’est même le fondateur du christianisme. C’est Saint-Paul qui, dans un dialogue avec sa foi d’origine, dans son corps à corps avec un judaïsme où c’est le même personnage, David, qui, selon lui (je dis bien « selon lui » car je ne crois pas du tout que ce soit là ce que dit vraiment le judaïsme – mais passons…), joue le double rôle du Prince et du Prophète, lance son fameux « rendre à César ce qui est à César, rendre à Dieu ce qui est à Dieu ». Le fait, oui, est là. Le principe est celui-là. Il y a toute une part des besoins des hommes (mettons, ses besoins spirituels) dont César n’a pas à connaître. Il y a toute une part de nous-mêmes (la part qui s’en remet, pour répondre à ces besoins, à tel ou tel pourvoyeur) dont il n’a rien à nous dire et à laquelle, surtout, il n’a pas à s’adresser, jamais, nulle part, en nulle circonstance. Les religions en parlent tant qu’elles veulent. Les fidèles ont le droit de croire comme ils l’entendent et autant qu’ils le souhaitent. Le Prince lui-même a le droit, comme n’importe quel citoyen, d’avoir ses doutes, ses certitudes, ses choix. Et j’insiste sur le fait que la laïcité n’a rien à voir avec l’athéisme et n’implique aucunement le refus, le mépris, la disqualification des religions. Simplement, des choix religieux du Prince nous n’avons rien à en savoir. Il n’a, lui-même, rien à savoir de notre rapport, chacun, à la transcendance ou à la foi. Ce n’est pas l’affaire de l’État. L’affaire ne regarde, en rien, l’État. Tel est le principe, chrétien donc, de séparation des deux ordres qui est la première pierre de l’édifice laïque.

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Le deuxième principe, c’est qu’entre les différents pourvoyeurs de sens, entre ceux à qui le soin est délégué de parler aux hommes de l’au-delà, de Dieu, de l’espérance ultime, etc., bref, entre toutes ces Églises dans la vie et le discours desquelles l’État n’a pas à entrer, il a à établir – l’État – une stricte et impeccable égalité. Un État arbitre. Un État impartial. Un État qui ne doit, à aucun prix, donner le sentiment qu’il penche, institutionnellement, vers l’un ou l’autre des pourvoyeurs. Un État qui s’abstient. Un État impassible. Un État muet d’accord, vide de sens, mais qui a pour rôle, du coup, de créer les conditions où les pourvoyeurs vont coexister et, s’ils le veulent, rivaliser. Ce principe d’équidistance, il y a un pays où il est très bien respecté : ce sont les États-Unis – eh oui ! bien malin qui, lorsqu’un président américain dit Dieu, est capable de nous dire s’il s’agit du Dieu des baptistes, des catholiques, des juifs, des néo-évangélistes ou des musulmans ! Il y a des pays où il ne l’est pas du tout, ou pas assez, même s’il y a des progrès : la plupart des pays à majorité musulmane – c’est un fait qu’en Arabie Saoudite ou en Malaisie, il ne ferait pas bon être chrétien pratiquant ou juif ! Dans notre pays, en France, il est au cœur du dispositif puisqu’il constitue l’article 1 de la loi de 1905, celui qui prévoit le respect de la liberté de conscience : mais c’est lui qui est en cause, c’est cette impartialité de l’État qui se trouve menacée, quand le président nous parle des « racines chrétiennes de la France» ou quand il reprend à son compte, comme si ce pouvait être une parole d’État, la formule du cardinal Langénieux, en 1896, sur la France « fille aînée de l’Église ». Un archevêque est dans son rôle quand il baptise ainsi la France.
Un président de la République n’a pas ce droit. Il insulte, lorsqu’il s’exprime ainsi, tous ceux qui, sans être chrétiens, n’en ont pas moins fait la France : les autres religions, bien entendu ; mais aussi les agnostiques, les athées, les tenants de l’esprit des Lumières, les inventeurs des droits de l’homme de 1789, les humanistes sans la foi, les sceptiques.

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Troisième principe. Si ce qui précède est exact, si l’on consent à prendre au sérieux la loi de séparation d’une part, la loi d’équidistance d’autre part, alors il faut cesser de faire comme s’il y avait, d’un côté, les laïques et, de l’autre, ceux qui ne le sont pas. « Laïque » n’est pas une croyance, mais un cadre. Ce n’est pas une des croyances en compétition, mais c’est la non-croyance qui rend, entre les croyances, la compétition possible, loyale et, surtout, pacifique. C’est le nom d’un espace, juste d’un espace, pas de ce qui se distribue à l’intérieur dudit espace. C’est le nom d’un principe, juste d’un principe, qui a pour seule et unique vertu de contenir les religions dans les limites, non de la simple raison, mais de la conscience. Il n’existe pas, en conséquence, de « parti » laïque: on ne peut pas dire les «laïques» comme on dit les « catholiques », ou les «juifs », ou les « agnostiques » ; on peut être catholique et laïque ; on peut être protestant et laïque ; on peut être (je le suis, moi, par exemple) juif et laïque, profondément attaché au judaïsme et, néanmoins, profondément laïque ; et c’est même là l’unique façon, en république, d’être catholique, protestant, juif. Il n’existe pas non plus – autre conséquence – d’« intégrisme laïque » : on ne peut pas parler d’un « intégrisme laïque » comme on parle d’un intégrisme catholique, juif, musulman ; on ne peut pas dire « fondamentalisme laïque », la formule même n’a pas de sens, attendu que « laïque » n’est rien d’autre que l’autre nom de la belle et bonne machine à refroidir, amoindrir, pulvériser, toutes les prétentions de toutes les religions à imposer leur hégémonie, briser la loi d’équidistance et faire fond sur leur fond propre pour disqualifier les religions rivales ; ou alors oui, d’accord, on le peut ; mais c’est confondre l’espace et ce qui est dedans, la loi et ce qu’elle règle, les catégories de l’entendement et les énoncés qu’elles permettent de formuler; erreur de débutant, confusion.

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Cela dit, équidistance, vraiment ? La laïcité est-elle, vraiment, cette balance égale entre toutes les croyances sans exception ? Oui et non. On ne peut pas, non plus, dire les choses exactement comme cela. Car voici le quatrième principe. Cet État qui s’est déchargé du soin des âmes a la charge, en revanche, des corps (veiller à ce qu’il ne soit pas porté atteinte à leur intégrité) et des consciences (encourager le déploiement de consciences libres, dotées de jugement et autorisées à s’en servir). Or on est bien obligé de constater que, si les religions ont aidé à la définition de ce corps intègre (cf. la naissance, sur une base chrétienne, de l ’habeas corpus lockien), si elles ont contribué à la constitution de cette conscience libre et autonome (on n’insistera jamais assez sur le rôle, dans la constitution du sujet moderne, de l’idée juive et chrétienne de « créature faite à l’image de Dieu »), elles ont aussi travaillé, et elles travaillent hélas encore, à ruiner ce dont elles ont accouché. Pensez, hier à l’inquisition ainsi qu’aux blasphémateurs et parjures condamnés, avec la bénédiction des prêtres, au supplice de la roue. Pensez, aujourd’hui, en islam, aux néo-inquisiteurs qui pensent qu’il est juste, soit d’exciser les petites filles, soit de punir de mort les apostats. La laïcité refuse cela. La laïcité refuse d’accueillir, au nom de l’équivalence des croyances, celles de ces croyances qui attentent à la sécurité des corps et à la liberté des consciences. L’État laïque, autrement dit, tient la balance égale entre toutes les religions – à l’exception de celles qui, soit essentiellement (les sectes), soit accidentellement, à travers certaines de leurs pratiques (l’islam), mortifient ou humilient le sujet. La laïcité n’est pas la tolérance. C’est la tolérance qui fait dire : « Rien à dire d’un imam, d’un docteur, d’une autorité religieuse, qui lance une fatwa contre le Français Robert Redeker ou la Néerlandaise Ayaan Hirsi Ali – il y a là une expression et la liberté d’expression est un principe sacré. » Mais, à la laïcité, il revient d’objecter : « La liberté d’expression est sacrée, oui ; sauf quand elle a la torture, le meurtre, l’abaissement des hommes et des femmes pour corrélat – auquel cas il devient juste d’y opposer la loi. » Herbert Marcuse, en 1969, publiait un petit texte intitulé Critique de la tolérance pure. Nous y sommes. Cette soumission de la tolérance pure au transcendantal des droits de l’homme, c’est la laïcité.

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 Supposons réglée cette question et exclues, donc, de l’espace laïque, ces pratiques meurtrières ou délétères. Le problème est-il réglé ? Les autres pratiques, les pratiques religieuses ordinaires, les signes attestant de l’appartenance des libres sujets à telle libre confession, ont-ils le droit, vraiment, de se manifester partout et à volonté ? Oui et non. Car, là aussi, il faut distinguer. Dans la sphère privée, oui, bien sûr. Dans les lieux de culte, oui, par définition. Dans l’espace public, la rue par exemple, dans les lieux où les libres sujets vaquent à leurs libres occupations, naturellement aussi. Mais attention ! Il y a, en démocratie, un quatrième type d’espace où je suis à la fois moins et plus que cet être-là, déjà subjectifié, déjà doté du droit de vaquer et déjà fondé à exiger de l’État qu’il veille au respect de ce droit – il y a, en démocratie, un espace spécial, intermédiaire en quelque sorte, où ces êtres-là eux-mêmes sont en voie d’être formés (l’école), en train d’être reconnus comme tels (les administrations) ou confrontés à cet État dont il leur appartient de valider ou non la légitimité (l’isoloir, les jours d’élection). Je ne sais comment le qualifier, cet espace. Je le nomme, pour simplifier, l’espace « plus que public ». Mais je suis sûr de trois choses.
Primo : le propre de cet espace, c’est qu’il suppose, sollicite, mobilise une région de l’âme qui lui est adéquate et qui s’appelle la citoyenneté. Secundo : cette part citoyenne en chacun, cette qualité additionnelle sur laquelle l’âme prend appui pour justifier que les sujets soient traités en équité et se voient reconnaître, en particulier, un droit égal à jouir de leurs droits religieux, est une qualité fragile, abstraite, presque inconsistante et invisible. Tertio : elle est si fragile, cette qualité, si ténue, si prompte à s’évaporer, qu’il faut, dans les lieux et moments où elle se produit, suspendre toutes les « grosses » qualités premières, toutes les appartenances visibles et, parfois, aveuglantes dont l’effet sera de faire obstacle à sa manifestation – origine, couleur de peau, métier et, naturellement, confession. J’appelle laïcité ce principe de suspension. J’appelle laïcité l’obligation, dans l’espace plus que public, d’oublier ce qui particularise. J’appelle laïcité le principe selon lequel il faut, dans une administration, un isoloir, une école, vaquer à visage découvert.

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 Supposons réglés les deux problèmes précédents. Supposons, comme c’est le cas avec les juifs et les catholiques, et comme ce le sera, j’espère, très bientôt avec l’islam, que les pratiques mortifères soient tombées en déshérence et qu’il soit admis par tous qu’on entre nu dans l’espace de citoyenneté. Cet État impartial, cet État qui n’a rien à nous dire de ce qui est du ressort des religions et qui, dans les limites susdites, leur laisse libre carrière, n’a-t-il pas, néanmoins, à traiter avec elles, voire à s’appuyer sur elles, pour fabriquer de la société ? Oui et non, là encore. Oui, parce qu’il doit assurer l’équidistance ; veiller à l’équité ; définir leur régime fiscal ; faire, surtout, que la loi y soit respectée. Mais attention ! Il ne doit pas traiter avec elles. Il ne doit pas contracter avec les Églises. Elles ne sont pas, les Églises, ses interlocuteurs, ni principaux ni secondaires, lorsqu’il s’agit de ficeler les nœuds du lien social. L’erreur, la grande erreur, c’est de croire qu’on va intégrer, par exemple, les Français d’origine musulmane en organisant l’islam de France ou que, lorsque l’émeute gronde, comme en novembre 2005, dans les banlieues, il suffit de se mettre d’accord avec les imams et de les envoyer, en lieu et place des travailleurs sociaux et de la police, restaurer la loi et l’ordre. L’erreur, la grande erreur, c’est de prétendre, comme l’a fait Sarkozy, que les prêtres sont mieux placés que les instituteurs pour fabriquer de l’espérance, des semonces et du vivre ensemble. Et si je dis que c’est une erreur, c’est pour une première raison très simple, qui se déduit de ce qui précède : s’il est vrai que le sujet devient citoyen en suspendant, entre autres, son appartenance confessionnelle, s’il est exact qu’il n’entre en démocratie qu’à partir de l’instant où il fait un pas, ce pas, hors du rang de ses paroissiens, si les juifs, pour ne prendre que ce cas, doivent leur émancipation au geste qui leur donna, jadis, et selon la formule consacrée, tous les droits comme individus et aucun comme communauté, eh bien traiter avec les paroisses, aller chercher les hommes dans les églises, les synagogues, les mosquées afin de les mettre en société, organiser l’islam de France, par exemple, en pensant intégrer ainsi les Français issus de l’immigration ou s’adresser au curé pour diffuser la morale civique, c’est, apparemment, du temps gagné (on traite en bloc, par masses, au lieu de traiter un à un) mais c’est, en réalité, la définition même du temps perdu, du gâchis (on efface le geste, on suspend la suspension, on fait un pas, mais en arrière, en direction de la communauté que la citoyenneté a fait sortir – quelle misère !). Cette erreur a un nom : le communautarisme. Cette façon de jouer la religion sans y croire, cette conception utilitaire de la religion, a, en France, un autre nom : le maurrassisme. Ils sont, ce communautarisme et ce maurrassisme, les ennemis numéro un de l’esprit laïque.

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Il y a une deuxième raison de ne pas traiter avec les Églises au-delà de ce qui est strictement requis par le principe d’équidistance, de neutralité et de respect de la loi. Une raison plus simple encore. Évidente. À savoir le fait qu’il y a des foules de gens qui n’ont pas fait seulement un pas, mais plusieurs pas, tous les pas, hors du rang de leurs paroissiens – il y a une communauté de sujets qui ne sont plus des sujets religieux du tout, qui sont sortis pour de bon du cercle des Églises et qu’une laïcité digne de ce nom se doit, non seulement de représenter, mais de défendre. Voyez, aux États-Unis, ces gens, de plus en plus nombreux, qui n’osent se dire athées face à un État, certes neutre et équidistant, mais – c’est la limite du modèle laïque américain – qui n’est jamais si bien lui-même que lorsqu’il traite avec les paroisses. Voyez, en France, ces centaines de milliers de jeunes gens que l’on continue, par habitude, paresse, racisme, de qualifier de musulmans alors qu’ils n’ont, depuis belle lurette, plus rien à voir avec l’islam. Voyez, aux Pays-Bas, le cas d’Ayaan Hirsi Ali, cette jeune femme condamnée à mort parce qu’elle a juste dit qu’elle ne se reconnaissait plus dans la religion de ses ancêtres et qu’elle voulait en sortir. Laïque, l’État qui fait droit aux nouveaux athées américains. Laïque, la société qui donne un horizon à tous les jeunes Français issus de l’islam mais à qui l’islam ne dit plus rien. Laïque, la culture qui met le respect de la vie d’Ayaan Hirsi Ali au-dessus du respect dû aux croyances de ceux qu’elle a offensés et qui, pour cela, veulent la tuer. Quelle est la place des incroyants dans le lien social nouveau, demandent les précurseurs des Lumières ? Nulle, dit l’inventeur de la laïcité à l’anglaise, John Locke – car les mécréants sont des méchants et vont instiller dans la société le mauvais venin de leur méchanceté. Considérable, répond l’inventeur de la laïcité à la française, Pierre Bayle – car, justement parce qu’ils ne croient plus en aucun Dieu, ils vont reporter leur reste de foi sur la société et faire de bons citoyens. C’est Bayle, naturellement, qui a raison. La pierre de touche de la laïcité, c’est cette question de l’incroyance. On mesure la qualité d’une laïcité à la qualité de sa défense, non pas de la liberté de culte, mais de la liberté de pensée et, s’il le faut, de blasphémer. En quoi le concept d’islamophobie par exemple, la criminalisation du geste qui fait se moquer d’un imam comme on se moque d’un abbé ou d’un rabbin, signe la défaite de l’esprit laïque.

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 Que cet esprit laïque requière de l’État qu’il n’ait avec les religions qu’un lien ténu, minimal, certes. Mais quid, alors, de l’État lui-même ? Ne va-t-il pas être, du coup, et en tant que tel, source et objet de religion ? Il n’est pas catholique, ni musulman, ni juif, ni rien, d’accord – mais n’est-ce pas parce que, à toutes ces religions, il substitue la sienne? Et si tel est le cas, si la laïcité ne consiste qu’à substituer à la chaleur du Dieu Un la dureté du monstre froid, est-il si évident que l’humanité gagne au change? C’est une vraie question. C’est même un vrai risque. Et c’est, pour tout dire, l’écueil qui, depuis le tout début, guette les pensées laïques et les fait frôler le totalitarisme ou y sombrer. C’est l’histoire de Robespierre épouvanté par cette société décapitée, athée, que lui et les siens viennent d’inventer – et bricolant alors, à la diable, histoire de suturer la plaie, son culte de l’Être suprême. C’est le drame de Rousseau ouvrant son Contrat social sur le pari génial, follement audacieux, d’une volonté générale ne tenant son ressort que de la libre initiative des sujets – et puis se reprenant, se repentant de sa propre audace, doutant, et terminant, lui aussi, sur la triste hypothèse d’une religion civile nécessaire à la réussite du pacte. Ce sont, chez Ernst Kantorowicz, chez Pierre Legendre, chez d’autres, tous ces exemples de sociétés apparemment laïques mais où, en réalité, le religieux n’en finit pas de réinvestir l’ordre profane et de lui dicter sa loi… Sauf que c’est là que la laïcité, la vraie, a justement son mot à dire. C’est là qu’on attend d’elle qu’elle aille au bout de sa logique et de son pari. Robespierre ? Rousseau ? Le double corps du roi ? Le droit canon à l’œuvre dans nos lois prétendument civiles ? À tout cela, il y a un nom à opposer. Un seul. Celui du grand intellectuel des Lumières, de l’inventeur génial de la mathématique sociale – celui de l’auteur du projet de Constitution du 16 février 1793, repoussé par les Montagnards au motif qu’il ne faisait aucune part, précisément, à leur idée d’Être suprême. Ce nom c’est celui de Condorcet. Oui, Condorcet, ce martyr des Lumières qui – cf. Elisabeth Badinter, Catherine Kintzler – fut emprisonné, torturé, mourut au fond de sa geôle, parce qu’il prétendait inventer un lien social qui, pour la première fois, ne ressemblait en rien au lien religieux – la laïcité même.

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 Car lisons Condorcet. Lisons ce projet de Constitution que les historiens ont pris l’habitude de nommer « Constitution girondine » et dont il fut, avec Gensonné, Barbaroux, Petion, Vergniaud et quelques autres, le rédacteur principal. Que le lien ne soit plus un lien religieux, qu’il existe un lien social qui ne « relie » plus au sens du religere des religions, qu’il soit possible de penser un religere qui ne soit plus celui des Églises et qui échappe donc, pour de bon, au théologico-politique, c’était une idée neuve, entrevue par Spinoza, mais qui, ainsi mise en forme, coulée dans la lettre d’un projet de Constitution, impliquait plusieurs conséquences dont je ne saurais dire laquelle, pour les robespierristes d’hier et d’aujourd’hui, apparaît la plus périlleuse. Primo, c’est un lien léger (qui, contrairement au lien religieux, laisse tout un pan des âmes hors de ses nœuds – quelle liberté !). Secundo, c’est un lien discutable (c’est Benny Lévy qui, citant Jean-Pierre Vernant, rappelait comment la toute première laïcité arrive, chez les Grecs, quand la parole n’est plus ce dit tonitruant, tombé, comme la foudre, depuis l’Olympe, mais une parole offerte aux humains pour qu’ils la partagent, l’échangent et en fassent objet de commerce – mauvaise nouvelle pour les despotes ! évangile pour les libres sujets !). Tertio, c’est un lien incertain qui, si bien noué soit-il, peut être dénoué, ou à demi dénoué, ou dénoué puis renoué, et cela à tout instant, en tout point, à tout propos (sans doute rassemble-t-il en un Tout les pièces du jeu social ; mais c’est un Tout qui joue ; c’est un Tout qui n’est pas saturé ; c’est l’incroyable histoire, aux États-Unis encore, des Amish, ces Américains non américains, cette anti-Amérique en Amérique – ce cas, unique mais ô combien symbolique, d’une communauté a-communautaire, campant à part, séparée, et dont la séparation même est partie au contrat social).

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J’en viens au dernier point. Le fait que le lien laïque ne soit plus un lien de facture religieuse a une autre conséquence encore.
Il n’a rien au-dessus de lui. Il n’y a plus de transcendance qui le surplombe et l’assure de lui-même. Il se monnaie en lois, mais qui ne sont plus, elles-mêmes, soumises à une Loi. Il croit au Juste, au Vrai, au Bien, mais sans que rien lui garantisse que c’est à eux, pas à leurs simulacres, qu’il a affaire. Il est le premier ordre qui, autrement dit, se scelle sans se poser la question de son fondement – c’est la première fois que l’on dit : « Cet ordre que je propose n’est pas, n’est plus, l’écho assourdi d’autre chose… » C’est le point le plus difficile. C’est celui qui fait reculer Rousseau et aussi, à l’autre bord, Voltaire. C’est celui qui plonge dans l’effroi les inventeurs grecs de l’idée de laïcité quand, comme Platon dans Le Politique, ils prennent acte de la détresse qui est le lot de cette humanité abandonnée des dieux, rendue à elle-même, damnée – et quand, en un sursaut ultime, un redressement de dernière minute, ils réintroduisent l’hypothèse du divin pasteur. Eh bien le laïque, c’est celui qui refuse le redressement de dernière minute. C’est celui qui s’en tient au délaissement et à l’absence du divin pasteur. C’est ce tenant d’un héroïsme de la raison qui accepte que le ciel soit vide, le sol mal assuré et que, dans cette défaite du Haut et du Bas, du Surplomb et du Fondement, la république ait son destin. Plus de ciel ? Plus de sol ? Vacillement, donc, des certitudes ? C’est la définition de la démocratie. C’est ce qui la distingue, irrévocablement, de ses contraires totalitaires. Manière de dire que la laïcité, c’est la démocratie. Manière de dire qu’elle n’est pas un élément, mais le cœur battant de la culture démocratique.

 

3 Commentaires

  1. L’espace public dont parle BHL dans son cinquième principe et qu’il nomme à défaut « l’espace plus que public » peut se nommer plus simplement la sphère publique. Et c’est cet espace où nous somme effectivement et uniquement citoyen laïque: l’école, les administrations, les mairies, les lieux d’élection etc…

  2. Quel merveilleux démêlé de l’embroglio Laïc!!!! Merci d’avoir fait référence à la modernité sociale du grand Baruch Spinoza. Brillant texte!!

  3. Un texte, que je ne connaissais pas, vraiment remarquable de justesse et de hauteur de vue.

    J’y reconnais la grandeur de la pensée juive en ce qu’elle n’est pas religieuse… mais j’y reconnais aussi une certaine ombre qui lui est, par contre, intrinsèque :

    « C’est —je vous cite— l’incroyable histoire, aux États-Unis encore, des Amish, ces Américains non américains, cette anti-Amérique en Amérique – ce cas, unique mais ô combien symbolique, d’une communauté a-communautaire, campant à part, séparée, et dont la séparation même est partie au contrat social ». « Dont la séparation même est partie au contrat social » : ce me semble bien plus qu’une partie, c’est la cause autant que son support même de ce contrat social émancipé. Point de communauté Amish —voire hippie, en son temps— sans l’État fédéral des USA, point de laïcité dans l’appui —d’où aussi la justesse de votre constat sur Saint-Paul— du dieu d’une religion —dieu d’ailleurs qui a très peu à voir avec la religion religieuse, si j’ose dire, mais avec le père, le nom du père. C’est Abraham contre YHVH qui est au coeur de la, non pas religion, mais éthique et transcendance juive… qu’elle-même ignore, d’où l’histoire agitée d’Occident.

    Toujours avec vous, nonobstant l’amertume que m’inspire, Mare Nostrum ad orientem, une certaine amnésie entêtée et aveugle.