Alexandra Profizi : Vous avez fait l’ouverture du festival Écrivains en bord de mer, avec une lecture de Crue, votre roman qui paraît le 18 août. Vous faites partie des « habitués » du festival. Combien de fois êtes-vous venu ici ?

Philippe Forest : Celle-ci est, je crois, la cinquième fois. Je suis venu une première fois en 1999, après la sortie de mes deux premiers romans (L’Enfant éternel, Gallimard, 1997, et Toute la nuit, Gallimard, 1999). Je suis revenu en 2004, au moment de la sortie de Sarinagara (Gallimard, 2004), puis en 2008, l’année où le Japon était l’invité. J’avais servi de médiateur. Je suis revenu l’année dernière pour présenter en avant-première ma biographie d’Aragon et parce qu’il y avait une journée spéciale sur Joyce. J’avais écrit un gros livre sur Joyce, aux éditions Cécile Defaut (Beaucoup de jours, 2011).

A. P. : Selon vous, qu’est-ce qui différencie ce festival des autres rencontres littéraires ? À part la plage…

P. F. : La plage oui ! Je suis allé me baigner mais l’eau était très froide… Sinon, comme j’enseigne à Nantes depuis 1995, je connais depuis très longtemps Bernard et Brigitte Martin. Puis, la programmation est assez exigeante pour un festival qui se tient dans une station balnéaire. Et le public est au rendez-vous. A chaque fois, c’est plein. Je fuis les festivals quand il s’agit juste de signer des livres. Là, il y a vraiment une rencontre intellectuelle.

A. P. : Quel est votre souvenir le plus marquant des éditions auxquelles vous avez participé ?

P. F. : Peut-être l’année dernière, pour tout ce qui a été consacré à Joyce. Joyce est venu passer des vacances à la Baule. Il a séjourné à l’hôtel Saint-Christophe, qui est traditionnellement le lieu où descendent les auteurs pour le festival. J’ai une grande admiration pour Joyce depuis longtemps. Ça m’a permis de parler de ce livre que j’ai écrit sur lui, Beaucoup de jours. Ça m’a plu parce que c’est une occasion de parler d’autres livres que ceux pour lesquels je suis souvent invité à d’autres festivals. Ce livre sur Joyce, c’est un des livres auxquels je tiens le plus. Il n’a pas eu le même retentissement que d’autres, mais il a beaucoup d’importance pour moi. Je l’ai présenté juste avant une lecture du monologue de Molly Bloom par la comédienne Sophie Merceron. Par ailleurs, il y a aussi eu des interventions d’universitaires. C’était un bon moment du festival.

A. P. : Comment est née l’idée de votre dernier roman, Crue ?

P. F. : C’est un livre qui s’inscrit dans la lignée des précédents. Il y a une dimension autobiographique, autofictionnelle – comme disent les critiques – , même si j’ai toujours été un peu réticent à la notion d’autofiction. À chaque fois, j’essaie de déplacer le propos autobiographique dans des directions différentes. Là aussi, ça commence comme un roman autobiographique, mais ça bascule du côté du conte philosophique, ou du roman fantastique. C’est l’histoire d’un homme qui s’installe dans un quartier en cours de rénovation qui ressemble au 13e arrondissement de Paris. Progressivement, il y a des choses dans son environnement qui suscitent son attention et il y a un basculement vers le fantastique. Mais on ne peut pas en dire vraiment la nature, sinon il n’y a plus de suspense ! Le titre est une indication… C’est un livre sur les fables, les croyances, qui évoque la montée des eaux d’un fleuve qui va submerger la ville où le narrateur s’est installé.

A. P. : Est-ce qu’avec le fantastique vous avez trouvé un moyen de dire l’ « impossible », qui est l’une de vos préoccupations en tant qu’écrivain ?

P. F. : Je pense que le roman doit répondre à l’appel du réel, au sens que Lacan, après Bataille, donne au réel, c’est-à-dire l’impossible. La littérature est là pour nous confronter à quelque chose qui est de l’ordre du vide, du vertige. Toute la littérature est en un sens fantastique, dans la mesure où elle nous confronte à l’indicible. Après, on joue plus ou moins ouvertement les codes de cette littérature-là. Je l’ai peu fait dans mes premiers romans, je le fais davantage dans mes deux derniers. Le chat de Schrödinger (Gallimard, 2013) n’était pas un roman de science-fiction mais il y avait un jeu avec le surnaturel : ce chat qui apparaissait dans le livre était approché à partir de la fameuse expérience de pensée de Schrödinger, comme un messager entre le monde des vivants et le monde des morts. Je ne suis pas un auteur de science-fiction, je joue avec les codes de la littérature fantastique, pour approcher l’expérience autobiographique qui relève de la confrontation avec l’indicible.

A. P. : Vous êtes à la fois romancier et théoricien. Êtes-vous plus à l’aise pour exprimer vos conceptions du réel dans des essais ou par le biais de la fiction ?

P. F. : Pour moi, la fiction est essentielle. La théorie accompagne la fiction jusqu’à un certain point. Il y a un point où la théorie bute sur cet impossible, que la fiction ne parvient pas complètement à dire non plus, mais elle s’en approche. Cela dit, mes textes théoriques ont aussi une tournure autofictionnelle. Ce ne sont pas des essais au sens classique du terme. Il n’y a donc pas toujours une grande différence entre mes essais et mes romans. C’est quelque part entre les deux, parfois plus proche de l’essai, parfois plus proche du roman.

A. P. : Vous avez choisi d’inviter Catherine Millot, qui est psychanalyste. Pourquoi ce choix ?

P. F. : Je m’intéresse beaucoup à la psychanalyse. Je connais Catherine Millot depuis très longtemps. Je l’ai rencontrée lors du vingtième anniversaire d’art press, en 1992. Depuis, j’ai lu tous ses livres. Ce n’est pas tellement en tant que spécialiste de la psychanalyse qu’elle m’intéresse. Je ne pense pas qu’elle se présente elle-même en tant que spécialiste de la psychanalyse. C’est véritablement une essayiste dont les essais sont très personnels. On est très loin de ce qui est parfois pénible dans les livres de psychanalystes, c’est-à-dire le caractère jargonnant, volontairement hermétique, un peu abscons… Pour moi, c’est un écrivain, et un écrivain dont je me sens proche justement en raison de nos thématiques communes. Il y a chez elle toute une réflexion sur le vide, sur l’expérience intérieure au sens de Bataille qui rejoint des choses qui m’ont toujours intéressé. Quand on m’a proposé d’inviter quelqu’un, j’ai tout de suite pensé à elle. On venait de lui remettre le prix André Gide. Je fais partie du jury de ce prix. Bien sûr, j’ai milité pour qu’elle l’obtienne, d’autant que la majorité du jury allait également dans ce sens. La vie avec Lacan (Gallimard, 2016) est un très beau livre. Le festival était donc une belle occasion de parler de ses livres.

A. P. : Puisque ce festival est aussi l’occasion de faire un bilan sur la production littéraire annuelle, quel est votre sentiment sur l’état du roman aujourd’hui ?

P. F. : On dit beaucoup de mal du roman, depuis toujours. Je pense qu’il y a des expériences intéressantes, des écrivains authentiques. Après, la rentrée littéraire crée toujours un climat d’hystérisation… Il y a beaucoup de très mauvais romans dont on va beaucoup parler, et beaucoup de bons romans dont on ne parlera pas… Chacun essaie de tirer son épingle du jeu… Ce que je ressens sur le long terme – ça fait presque vingt ans que mon premier roman est paru – c’est qu’il y a un phénomène d’uniformisation. On voit de plus en plus des modèles narratifs venus de ce que la littérature américaine produit de plus pauvre, de plus stéréotypé, en phase avec l’industrie du spectacle. C’est ce qui est en train de dominer. Je suis frappé, il y a des tas de romans qui semblent marqués par les séries télévisées. Les gens trouvent ces romans très réalistes parce qu’ils leur proposent de la réalité l’image qui est exactement conforme à ce qu’ils voient à la télévision. En contrepartie, ou en réaction, il y a aussi des singularités romanesques qui résistent et qui apparaissent, dans la littérature française et ailleurs.


Ecrivains-en-bord-de-mer« Écrivains en bord de mer »

Du 13 au 17 juillet 2016

Vingtième édition

Chapelle Sainte-Anne – La Baule

Un commentaire

  1. J’ai lu « Beaucoup de jours » et ai été si séduit par ce livre que je me suis précipité pour acheter au terme se sa lecture « Ulysse » de Joyce. Hélas, autant le style merveilleusement coulant et les propos si clairs de Philippe Forest m’avaient littéralement embarqué, autant j’ai eu du mal à entrer dans « Ulysse » !

    L’excellente idée qui consiste de demander à un auteur de commenter au cours d’une année un des livres qui l’ont le plus marqué nous permet, à nous lecteurs, d’approcher une œuvre avec le regard d’un autre. Ce peut être l’occasion d’une découverte, ou d’une redécouverte. J’aimerais qu’un jour je puisse ainsi relire avec d’autres yeux un des livres qui m’ont enchanté, comme par exemple « Le Siècle des Nuages ».