Entebbe, Entebbe, les mots pour dire Entebbe ; dire Entebbe et les ondes haletant, grésillant par delà les frontières des jours troubles, et les cœurs saisis dans les filets de l’angoisse, et l’incandescence élevée dans la nuit pour la libération ; Entebbe, Entebbe, dire Entebbe et le début, et le milieu et la fin.

Le début. Au début était Paris ; Paris comme route vers l’infini et l’insouciance; Paris comme raison de la traversée. Rires, sourires et pleurs entre deux au-revoir et à bientôt, on se reverra, on se reverra, à bientôt et que la paix veille sur tes pas et que la paix te fasse atteindre ta destination dans la joie. Au début, Tel-Aviv, des hommes, des femmes, des enfants, l’azur éclairé vers Paris, ceux-ci, pour retrouver la chair de leur chair ; ceux-là, les ailes déployées, le cœur léger pour étreindre, embrasser, embrasser le don de l’amitié du monde. Et flâner, flâner sur les Champs Elysées, toiser la Tour Eiffel, monter Montmartre et, telle la lune, marcher sur la Seine, la voix célébrant la ville-monde, le pas dansant la ville-lumière, la symphonie universelle. Tel-Aviv, Tel-Aviv-Paris, vol Air France 139. Dernier appel. Embarquement.

Et Athènes. Athènes d’abord ; Athènes comme un battement d’ailes ; Athènes, l’escale d’un instant qui finit par s’incruster et se fixer sur le flux du sort. Mais qu’est-ce donc le sort ? Qu’est-ce vraiment le sort ? Une chape d’obscurité qui vous tombe dru des cieux, vous fiche par terre et vous plombe le destin ? Ou alors un éclat de lumière surgit de nulle part qui vous sauve la mise ? Le sort, une trace toute tracée sur la toile de vos jours longtemps bien avant votre premier souffle ? Et de quelle raison, de quelle source, de quel arbre, de quelle improbable généalogie, de quelles insondables profondeurs le surgissement du sort ? Et qu’est-ce qui figure, façonne, donne visage et profil au sort ? Le hasard ? La vie serait-elle tout compte fait tirée, jetée au sort ? Qu’importe ! Qu’importe : quel que soit le vent et la tempête, que le sort vous trouve debout sur son cheminement.

Embarquement. Athènes et d’autres passagers. Bizarre, étrange : personne au détecteur de métaux. Personne. Embarquement de nouveaux passagers et redécollage.

Et Paris… Paris comme raison de la traversée… « Mesdames et Messieurs, c’est le commandant Michel Bacos qui vous parle. Je voudrais d’abord souhaiter la bienvenue à ceux de nos passagers montés à bord de cet airbus d’Air France. Nous atteindrons notre destination finale, l’aéroport Charles de Gaulle, à Paris, dans environ deux heures trente minutes. »

Nous atteindrons… Et Athènes à peine le temps de quelques poussières de nuages traversés sans turbulence et voilà le ciel plombé par la terreur : les bâtons de la mort et la déraison de la haine à la gâchette. Et cette voix à l’accent d’outre-Rhin, les éclats renversant l’horizon, et hurlant, hurlant : « Les mains sur la tête! Allez ! Debout ! Debout ! Tout le monde ! Tout le monde à l’arrière ! A l’arrière de l’appareil ! Taisez-vous ! Nous représentons Wadie Haddad ! Taisez-vous ! La loi maintenant, c’est nous ! Vous bougez et vous êtes morts. Taisez-vous ! Vous allez faire maintenant ce que nous vous ordonnerons de faire ! Assis ! Assis maintenant sur vos sièges. Oui, ceci est bien une grenade. Vous bougez et nous faisons exploser l’avion. Cet appareil est maintenant sous notre contrôle. Il répondra désormais du nom d’Haïfa.»

Oui, comme sur une mauvaise pellicule, comme dans un mauvais songe, comme dans un cauchemar, des pirates de l’air : deux palestiniens du « Front Populaire de Libération de la Palestine », Ali Miari, voyageant avec un passeport bahreïni, et Fayez Jaber, voyageant avec un passeport koweitien, et deux Allemands du groupe « les Cellules révolutionnaires », Wilfried Boese, alias Garcia voyageant avec un passeport équatorien et Gabriele Tiedemann, alias Ortega, voyageant avec un passeport péruvien. Quatre terroristes : les mêmes ; les mêmes qui, quelques minutes encore, proposaient, le sourire large, des sucreries aux passagers. Tous montés à bord à Athènes.

Et Athènes qui appelle, appelle : « Air France 139, Air France 139 ; allo Air France 139… » et Air France 139 perdu dans l’inconnu, qui ne répond plus. Et Athènes qui appelle Tel-Aviv : « urgence, urgence, Air France, le vol Air France 139 ne répond plus ; appareil totalement disparu de nos écrans radars. »

Dimanche 27 juin 1976, note du général israélien, Efraim « Froyke » Poran, adressée au premier Ministre, Yitzhak Rabin : « Premier Ministre, le contact avec un vol Air France sur lequel il y a beaucoup d’Israéliens a été perdu. L’avion était en route d’Athènes à Paris. Froyke. » Alerte. Branle-bas de combat.

Détournement. Détournement du vol Tel-Aviv – Paris via Athènes. Détournement. L’enfermement ; l’avion comme enclos sans horizon ; l’avion comme corridor de la mort. Et les ordres hurlés : « Les passeports. Vos passeports ! Tous vos passeports ! » Confiscation des documents de voyage ; fouilles au corps ; humiliations. L’enfer céleste. En partance pour Paris et voilà là-haut, la vie face à la mort. De nouveau, de nouveau l’épreuve. Encore une fois l’épreuve. La vie et le sort donc comme interminable traversée de l’épreuve, de l’épouvante, génération après génération ?

Entebbe, Entebbe. Et sur les ondes-radio : « Le vol Air France 139, un Airbus A300, en provenance de Tel-Aviv en Israël et transportant 246 passagers et douze membres d’équipage qui venait de décoller d’Athènes en Grèce, pour rejoindre Paris en France, a été détourné peu après son décollage à 12h30 par quatre terroristes. A bord de l’appareil se trouverait de nombreux israéliens. Jusqu’ici aucune précision quant à la destination de l’appareil et aux exigences des pirates. »

Entebbe, Entebbe, les mots pour dire Entebbe ; dire le début, dire le milieu, dire la fin. Au début était Paris, Paris comme route vers l’infini et l’insouciance, et voilà Benghazi. Ni la lumière, ni la liberté de Paris, mais Benghazi ; Benghazi en cage ; Benghazi, la cage ; Benghazi, chez Mouammar Kadhafi, le coulissier du terrorisme international. Et Tel-Aviv loin, si loin. Mais pourquoi donc ? Pourquoi encore le malheur ? Pourquoi toujours le malheur comme destin pour le peuple d’Israël ?

Et ébullition, effervescence au sein des rédactions du monde entier : éditions spéciales, heure après heure flash infos : « Flash info, flash info : le vol Air France 139, détourné peu après son décollage d’Athènes a été dirigé vers Benghazi en Libye. Selon nos informations, l’appareil est resté au sol durant sept heures pour se réapprovisionner en carburant avant de redécoller à vingt-deux heures pour une destination inconnue. »

Le souffle du malheur. La vie sans nord flottant au gré du malheur. Le vide comme présent et l’avenir couvert et recouvert d’obscurité. L’énigme du sort. Mais tenir. Aider les gamins à tenir. Jouer, jouer les bras déployés, à l’hirondelle baignant dans la lumière des matins calmes… Et flotter porté par le pouls du chant du Livre : « Puisse être ta volonté, Éternel, de nous conduire dans la paix et de nous soutenir dans la paix et de nous faire atteindre notre destination dans la joie et la paix. Et sauve-nous de tout ennemi, de tout brigand embusqué, des voleurs et des bêtes sauvages, au cours du voyage, ainsi que de tous fléaux susceptibles de s’abattre sur le monde, et accorde la bénédiction à tous nos actes. Accorde-nous de généreux bienfaits et entends la voix de notre prière, car tu entends la prière de chacun. »

Et dans les journaux, les journaux écrits ; et sur les plateaux, les plateaux de télévision, la même info en colonnes, rouleaux et boucle : « Selon les dernières informations qui viennent de nous parvenir, le vol Air France 139 a atterri cette nuit à Entebbe, où les quatre preneurs d’otages ont été rejoints par trois autres pirates. Ils bénéficieraient du soutien des forces du président ougandais, Idi Amin Dada. Les preneurs d’otage demandent la libération de quarante palestiniens emprisonnés en Israël et de treize autres détenus au Kenya, en France, en Suisse et en Allemagne. »

Entebbe. Etait-ce donc écrit sur la balance du sort que cette terre lointaine emmurée à l’autre bout du monde, perdue sur les bords du lac Victoria, serait le lieu de la chute, le lieu de l’épreuve ? En partance pour Paris et voilà au bout de l’allée, Entebbe comme terminal ? Entebbe, chez Idi Amin Dada, l’homme aux mâchoires mâchant quotidiennement les hommes comme on mâche du manioc ; Amin, le monstre marchant, exhibant dans ses mains de gorille comme un trophée la tête coupée de ses ennemis ; Entebbe et cette pestilence d’Amin, suant, puant la mort ; Amin, l’antisémite chantant les louanges d’Hitler dans un télégramme solennel adressé à Yasser Arafat en septembre 1972 ; Amin, volontaire pour la guerre de Kippour, « contre Israël avec 3 millions d’Ougandais » ; Amin, Idi Amin Dada et cette voix d’épouvante, bruit fracassant de cruauté : « Shalom ! Shalom ! Bienvenue ! Nous vous attendions. Vous êtes mes hôtes. Mes hôtes bienvenus. Et surtout croyez en moi ; moi Excellence, Docteur Idi Amin Dada, Maréchal Président à vie de l’Ouganda, auréolé de la médaille Victoria Cross, décoré de la Military Cross ; moi, Idi Amin Dada, grand conquérant qui a toujours agi avec justesse et sagesse ; moi Amin Dada envoyé par le Dieu Tout puissant pour être votre sauveur. Ayez confiance, croyez en moi, je suis votre ami. Vous serez libéré. Vous serez libéré si votre gouvernement accepte de répondre dans les temps aux demandes de nos frères palestiniens. Sinon lorsque l’ultimatum touchera à sa fin… Bien évidement je serai heureux de servir d’intermédiaire afin que tout se passe bien. Et en signe de bonne volonté, j’ai d’ailleurs décidé de transférer, pour des raisons humanitaires, Madame Dora Block, malade, à l’hôpital de Kampala. Croyez en moi. Je vais vous sauver. Tout dépend de votre gouvernement. Si votre gouvernement libère les combattants de la liberté palestinienne. Sinon… Sinon… »

Jérusalem, Tel-Aviv ; le temps de la sidération passé, mobilisation, veillée d’armes. Que faire ? Le Premier Ministre Rabin affecté, ébranlé : « Des enfants vont être tués. Ils vont tuer des enfants et les jeter par la porte de l’avion. C’est terrible. Tragique. S’il y a une solution militaire viable, je suis prêt à aller jusqu’au bout ; mais s’il n’y a pas de solution raisonnable, il va falloir négocier. Même si c’est humiliant ; même si c’est frustrant. Si nous n’avons aucune autre option, nous serons obligés de négocier avec des terroristes. Si nous n’avons pas d’autre option. Avons-nous d’autre option ? » Négocier, marchander, céder aux injonctions de groupes aux mains dégoulinant de sang du peuple d’Israël ? Et les morts de Munich ? Et les morts de Maalot ? Et les morts de Kyriat Shmoneh ? Négocier ? Le droit à l’existence est-il négociable, monnayable, échangeable? Israël a toujours refusé de céder au chantage. Alors négocier et créer un précédent ? Et il suffira donc désormais aux terroristes de détourner un avion, de l’emmener à l’autre bout du monde pour mettre à genou Israël ?

Entebbe. Polémiques, interpellations, débat dans les journaux, et ces édito, et ces tribunes, et ces sous-tribunes qui assènent : « Un Etat n’a pas le droit d’abandonner ses citoyens à la mort. Israël n’a pas le droit de décréter que l’on ne doit pas se rendre aux terroristes, s’il n’a pas d’alternative pour tenter de sauver les victimes ».

Entebbe et Boese, une liste à la main ; Boese qui lit, qui épelle des noms. Des noms de Juifs. Et les noms des Juifs qui tombent, qui tombent. Sélection. Les Juifs d’un côté et les autres de l’autre côté. Les otages non juifs libérés et rapatriés sur un vol Air France. Les autres… Pour les autres… La fin sans doute. Sélection. Retour du versant sombre de l’histoire de l’humanité. Encore une fois la puanteur des ténèbres remontant des profondeurs de l’Histoire… Mais combien de fois encore le malheur ? Délit permanent d’être Juif ? Encore et encore cette haine verrouillée, cette haine infinie, éternelle, mortelle, mystérieuse ? La haine est tout ce mal maintenant au nom de l’antisionisme. Un passager allemand outré, révolté à Gabriele Tiedemann : « Je suis étonné qu’une allemande puisse agir de la sorte. » Gabriele Tiedemann : « Gardez vos conseils pour vous. Nous nous battons pour la révolution mondiale. Nous nous battons pour la liberté. » Le passager : « Mais la liberté de qui ? La liberté pour qui ? » Gabriele Tiedemann : « Pour tous les hommes de la terre. » Le passager : « Mais les Allemands n’ont-ils pas déjà fait assez de mal aux israélites ? » Gabriele Tiedemann : « Votre Allemagne n’est pas la mienne et nous ne luttons pas contre les Juifs ; nous combattons les sionistes. Maintenant retournez à votre place et fermez-là. » Interpellée par un otage israélien rescapé des camps nazis qui retrousse sa chemise et lui montre le numéro tatoué sur son avant-bras, Tiedemann le frappe avec le crosse de son revolver en hurlant : « Je ne suis pas une SS, je suis une antisioniste ! » Le nazisme voulait éliminer tous les Juifs, l’antisionisme aspire à l’effacement d’Israël et, dans son vœu, que ne demeure sur terre que le Juif sans les Juifs, que ne survive que le Juif sans judaïsme, sans judéité, sans bouclier, sans demeure. Vladimir Jankélévitch : « L’antisionisme est la trouvaille miraculeuse, l’aubaine providentielle qui réconcilie la gauche anti-impérialiste et la droite antisémite ; l’antisionisme donne la permission d’être démocratiquement antisémite. »

Entebbe. Veillée d’armes à Jérusalem et Tel-Aviv. Quoi faire ? Que faire ? Comment faire ? Parachuter un commando israélien sur Entebbe ? Prendre l’aéroport d’assaut via les plages du Lac Victoria ? Prendre d’assaut l’aéroport, neutraliser les terroristes et les soldats d’Amin le temps de libérer les otages et repartir ? Shimon Peres, Ministre de la Défense aux officiers de Tsahal : « Nous devons faire appel à nos imaginations et examiner toutes les idées aussi folles qu’elles puissent paraître à priori. » Motta Gur, le patron de Tsahal : « Si nous parlons de « Goldfinger », il s’agit de quelque chose d’autre. S’il s’agit de James Bond, cela sera sans moi. Il y a des risques qu’on prend et d’autres qu’on ne prend pas. Je n’enverrai pas une unité en Ouganda à moins d’être convaincu qu’on parle de quelque chose de sérieux. »

Et le sablier du temps qui s’écoule, s’écoule inexorablement. Le temps qui fuit. Bientôt la fin de l’ultimatum. Fin de l’ultimatum ce jeudi 1er juillet à 14h précises. Passé ce délai, les pirates ont déjà menacé : les otages seront exécutés. Le sablier. Les grains de sable. Chaque heure comme la dernière heure. Il faut gagner du temps. Renverser le sablier. Gagner du temps. Parler avec Amin. Shimon Peres à Baruch Bar-Lev, un officier israélien à la retraite, ayant bien connu Idi Amin Dada : « Reprends de suite contact avec Amin. Appelle-le, renoue le contact. » Tout. Tout est promis à Amin. Tout. Même le prix Nobel. Même une place au paradis après sa dernière heure. Il s’agit de gagner du temps. Il faut gagner du temps. Gagner du temps pour recueillir le maximum de renseignements sur Entebbe : quelles sont les conditions de détention et de surveillance des otages ? Quelles sont les habitudes des pirates ? Comment sont disposées, alignées les troupes ougandaises présentes à l’aéroport ? Comment fonctionne la tour de contrôle ? Où sont placées les Migs de l’armée ougandaise ? Les dernières photos de l’aéroport ? Ehud Barak s’en charge. Un avion loué au Kenya survole Entebbe, photographie le terminal ; les photos sont aussitôt envoyées en Israël.

Et le sablier du temps. Et le temps qui passe vite. Très vite. Course contre le temps. Et dans les agences, les dépêches des correspondants locaux dans la région, les dépêches de Nairobi, les dépêches de Kampala, les dépêches de Tel-Aviv et de Jérusalem : « Le gouvernement israélien vient d’annoncer ce 1er juillet qu’il est prêt à examiner et répondre positivement aux demandes des ravisseurs pour obtenir la libération des otages retenus à Entebbe. Il reste encore à Entebbe cent quatre otages : tous les Israéliens et les douze membres de l’équipage, qui ont tenu à rester avec eux… Selon l’ambassadeur de Somalie en Ouganda, M. Hashi Abdullah Farah, qui a vu les otages hier soir en compagnie du maréchal Idi Amin Dada, le bâtiment serait « déjà bourré de dynamite ». « J’ai vu les ravisseurs aller et venir, armes chargées, donnant des ordres, résolus visiblement à exécuter leurs menaces. Et je sentais qu’il n’y avait rien à faire ». Toujours selon Radio Kampala, l’ultimatum posé par les ravisseurs vient également d’être prolongé de 72 heures. »

Veillée d’armes à Jérusalem. Question du Premier ministre, Yitzhak Rabin à Motta Gur, chef d’Etat major de Tsahal : « S’il y a une solution militaire viable, je suis prêt à aller jusqu’au bout ; mais s’il n’y a pas de solution raisonnable, il faudra négocier. Une seule question : le sauvetage est-il possible ? » Motta Gur : « Il faut être prêt. »

Et les hommes de Yonatan Netanyahou, les hommes de la Sayeret Matkal, le commando d’élites, sont déjà le cœur dans le cœur d’Entebbe. Les cartes. On sort les cartes. On sort, on étudie les cartes à la loupe. Et où est Entebbe ? Où est Entebbe sur la carte du monde ? Et où est l’aéroport sur la carte ? Où est situé le bâtiment dans lequel ont été entassés les otages ? Qu’une réplique exacte de l’aéroport soit reconstruite. Ne rien négliger. Ne rien laisser au hasard. Chaque détail compte. Chaque détail est important. Mais comment arriver à Entebbe ? Comment voler, survoler l’Afrique, et atterrir à Entebbe sans se faire repérer ? Et comment atteindre le bâtiment avant que les terroristes et les soldats ougandais n’aient compris ce qui se passe ? La vitesse. La surprise. Et comment éviter au maximum les pertes chez les otages? Yitzhak Rabin à Motta Gur : « Et les risques ? Quelles sont les risques ? » Motta Gur : « Il suffira de deux ou trois camions sur les pistes d’Entebbe ; il suffira d’une patrouille de Mig ougandais ; il suffira d’une balle dans les réservoirs d’un « Hercules » et l’opération sera un dramatique fiasco. » Trop d’incertitudes mais une conviction partagée : la faiblesse ne saurait constituer la riposte ; la faiblesse n’est jamais la bonne réponse. Motta Gur aux membres du gouvernement : « Nous sommes prêts et nous avons un plan viable. Entre la mise en service des lumières et l’atterrissage de l’avion sur la piste : deux minutes. Deux minutes supplémentaires pour le débarquement des troupes. Cinq minutes pour rejoindre l’objectif. Cinq minutes supplémentaires pour accomplir la mission. Néanmoins, si par malheur, vingt secondes avant notre atterrissage, nous sommes repérés ; les otages seront tous morts avant que nous ayons pu entreprendre quoi que ce soit pour les sauver. Et au moindre couac, on ne pourra pas récupérer nos hommes et demain matin vous vous réveillerez en apprenant que nous avons perdu à Entebbe les meilleurs des meilleurs d’entre nous. »

Entebbe, Entebbe et le pouls du chant du Livre éternellement présent qui bat, qui bat ; puisqu’interdit de se vouer au jour, se vouer au Livre et retrouver, dans la fournaise d’Entebbe, retrouver, obstinés, l’espérance dans le souffle d’un cantique : « Que l’Eternel t’exauce au jour de ta détresse, qu’Il t’envoie son secours de son sanctuaire, du Temple, qu’Il soit ton appui de Sion. Nous célébrerons ton salut. Eux, ont ployé, sont tombés et nous, nous restons debout, avec fermeté. Que l’Eternel nous délivre. »

Entebbe, Entebbe, dire Entebbe. Tension dramatique. Mais malgré le jour écroulé, garder la force, la foi, la patience, tenir, se tenir debout, debout avec les mêmes vertèbres qui, à travers pogroms et siècles, ont fait tenir debout. Ne pas sombrer, ne pas abdiquer, garder vivante l’espérance. Continuer à dire des poèmes d’espérance. Tsahal viendra. Tsahal viendra tourner cette page. Tsahal viendra en colonnes de lumière. Nous ressusciterons. D’autres ont essayé de nous détruire ; nous avons survécu. Nous retournerons à la maison. Et nous vivrons tout ce que nous avions oublié de rêver.

Illusions ? Car ce qui est vrai… Ce qui est vrai c’est que Entebbe est à 7000 km de Tel-Aviv. Ce qui est vrai c’est que… à moins d’un miracle… Et les corbeaux d’Entebbe croissant, croissant comme dans un cauchemar l’enfer. Deux mille ans d’exil ; deux mille ans à mourir en exil, et la terre d’Israël retrouvée, mourir de nouveau en exil ? Le sort ? Le destin ? Etait-il écrit quelque part qu’il faudra mourir à Entebbe comme on meurt, perdu, sur une route sans chemins ? Entebbe ; est-ce là, là à Entebbe ; est-ce là, la fin ? Solitude et détresse.

Et veillée d’armes à Jérusalem ; prendre la décision qu’il faut. Faire ce que l’homme doit faire à l’homme. Nous sommes responsables les uns des autres. Dans la nuit du 3 juillet 1976, décollage. Destination Entebbe. Rabin : « Je soutiens cette opération. Je m’y résous sans enthousiasme. Au contraire je mesure les dangers, le risque de pertes en vies humaines. »

Entebbe, Entebbe, les mots pour dire Entebbe ; dire Entebbe et l’incandescence élevée dans la nuit pour la libération. Yonatan, le chef du commando : « Nous partons en mission loin de chez nous. Nous partons en mission à Entebbe parce que les hommes, les femmes, les enfants détenus là-bas sont des Israéliens et des Juifs. Nous allons là-bas pour les sauver parce que si nous ne le faisons pas, personne d’autre ne le fera ; personne d’autre ne le fera pour nous. Notre mission est à la fois noble et difficile. Sa réussite ou son échec dépendra de nous. Mais je suis convaincu que tout va bien se passer. Aucun doute : je suis profondément convaincu que nous ramènerons nos compatriotes chez nous. Bonne chance. »

Entebbe, Entebbe, renverser le sens du sort à Entebbe et faire rejaillir la sève de la vie et de la liberté. Décollage pour Entebbe. Décollage dans le plus grand secret de quatre avions de transport Hercules C-130 de l’armée de l’air israélienne suivis par un avion avec des équipements médicaux et un autre avion, hébergeant le poste de commandement de l’opération. Voler bas. Face aux vents, voler bas ; très bas, à la limite du possible. Ne pas se faire repérer par les radars. Ca serait alors l’échec assuré. Eviter les radars. Rase motte au dessus de la Mer Rouge, rase motte au-dessus du désert éthiopien. Et ce mal de l’air. Et ces vomissements à cause du mal de l’air. Mais au bout, et au bout de trois heures de vol, Entebbe en vue. Descente. Entebbe et ce temps exécrable mais il faut atterrir. Faim d’atterrir. Atterrir… Atterrir dans l’obscurité. Atterrir au clair de lune. Atterrir au bon endroit au bon moment et repartir mission accomplie.

Vingt-trois heures : les roues sur le corps d’Entebbe. Atterrissage les portes ouvertes. Il faut faire vite. Chaque seconde compte, chaque seconde est vitale. Sortie des entrailles d’un cargo d’une Mercedes noire et de deux Land Rover identiques à celles utilisées habituellement par Amin Dada et ses gardes du corps. Faux cortège d’Amin Dada. Direction : le terminal. Et la mystification qui fonctionne un moment ; le temps qu’il faut. Vite. Il faut faire vite ; il faut profiter de l’effet de surprise ; prendre le contrôle du hall principal abritant les otages. Coups de feu. Tirs nourris. Jaillissement du commando israélien dans le hall et les cris en hébreu : « À terre ! À terre ! À terre ! Couchez-vous ! C’est Tsahal ! Ne bougez pas ! » Tirs. Tirs des preneurs d’otages. Riposte immédiate du commando israélien. Les terroristes neutralisés, abattus. « Où sont les autres ? » Une porte désignée par les otages aussitôt défoncée à coups de grenades. Assaut et mise hors d’état de nuire des autres terroristes. Vite. Il faut faire vite. « Levez-vous maintenant. Levez-vous tous ! Levez-vous ! On va à la maison ! On rentre à la maison ! Tous vers l’avion !» Vite. Faire vite. Embarquer maintenant tous les otages et repartir. Tirs des soldats ougandais depuis la tour de contrôle. Riposte israélienne. Echanges de tirs. Et Yonatan touché, Yonatan Netanyahou, le chef du commando touché. « Evacuez d’abord les otages », ordonne Yonatan à ses camarades. Dernières paroles de Yoni. Jusqu’à la fin de son cheminement, le courage, le souci des autres. Naissance d’un héros.

Entebbe, Entebbe, les mots pour dire Entebbe ; dire Entebbe et l’incandescence élevée dans la nuit pour la libération ; Entebbe, dire Entebbe ; dire et le début, et le milieu, et la fin.

Veillée d’arme à Jérusalem et Tel-Aviv. A une heure vingt minutes dans la chambre des opérations du ministère de la Défense, célébration. Mission aux frontières de l’impossible accomplie. Les visages de prou, ridés par les griffes du sort, traverser les temps, les saisons, les épreuves toujours debout. Triomphe sur le sort. Rien n’est définitivement donné, fondé, clôturé à l’avance. Et Baruch Bar-Lev qui appelle Idi Amin Dada, comme pour battre la charge une dernière fois, comme pour signer avec ironie le coup d’éclat. Bar Lev à Amin : « Merci pour tout Excellence, Maréchal, Président à vie. » Amin : « Merci pour quoi ? Vous n’avez rien fait encore. Il faut accepter d’abord, tout de suite, les conditions palestiniennes. Sinon, fini pour vos otages. Sinon vous ne récupérerez jamais vos otages… » Fou rire général à Tel-Aviv. Amin hors du temps : les éclats et éclairs du tonnerre qui viennent de fendre Entebbe ne sont pas encore parvenus manifestement jusqu’à sa tour d’ivoire.

Entebbe. Et sur les ondes radios et les plateaux de télévision, dans les journaux parlés et les journaux écrits, effervescence, effervescence ; à la Une de tous les journaux du monde entier, en gras et gros caractères, la même nouvelle : « Coup de tonnerre sur Entebbe. Quatre avions ont fait un raid sur Entebbe avant de repartir vers une destination inconnue. Le raid aurait duré cinquante cinq minutes. »

Tel-Aviv. Tel-Aviv et la lumière sur l’aéroport. Libres. Libres et de retour. Retour à la maison. Les larmes. Les larmes du bonheur. L’euphorie. La foule. L’émotion. Le Shofar. Le son du Shofar ! La clameur ! Et le chant du Livre : « En ce jour-là, vous serez ramassés depuis le fleuve jusqu’au torrent d’Egypte, et vous serez ramassés un à un, enfants d’Israël. En ce jour-là, on sonnera de la grande trompette, et viendront ceux qui étaient exilés… » Le Shofar, la joie et la foule tourbillonnant par-dessus les tourments, par-dessus les mauvais jours de l’histoire : le suc éternel de la vie est ici.

Et dans les journaux, les journaux radiophoniques et journaux télévisés, la nouvelle toujours en titres, surtitres et sous-titres. « Suite au raid spectaculaire et historique de l’armée israélienne sur Entebbe, une session du Conseil de sécurité de l’ONU convoquée à la demande du gouvernement ougandais, afin d’obtenir une condamnation du raid israélien pour violation de souveraineté nationale, vient de se tenir à New York. L’intervention de l’ambassadeur israélien, Monsieur Chaim Herzog a été particulièrement remarquée. Nous vous proposons d’écouter un extrait de son discours : « Nous avons un message simple au Conseil : nous sommes fiers de ce que nous avons fait, parce que cela démontre au monde entier que pour un petit pays, Israël en la circonstance, avec lequel les membres du conseil de sécurité sont maintenant tous familiers, la dignité, la vie humaine et la liberté constituent les valeurs les plus élevées. Nous sommes fiers, non seulement parce que nous avons sauvé la vie d’une centaine de personnes innocentes – hommes, femmes et enfants – mais aussi parce que la signification de notre acte signifie la liberté humaine. » Enfin pour clôturer ce journal, nous venons d’apprendre que Dora Bloch, septuagénaire souffrant de problèmes respiratoires, séparée des autres otages et hospitalisée à Kampala a été tirée de son lit d’hôpital et exécutée sur ordre d’Idi Amin Dada. Entebbe, l’Histoire dira sans doute aux décennies et siècles à venir que ce raid fut audacieux, courageux, sans précédent. »

Entebbe, Entebbe, les mots pour dire Entebbe ; dire Entebbe et les ondes haletant, haletant, grésillant par delà les frontières des jours troubles, et les cœurs saisis dans les filets de l’angoisse, et l’incandescence élevée dans la nuit pour la libération. Et l’incandescence élevée dans la nuit pour la libération… La libération.